Littérature du moi, autofiction et hétérographie dans la littérature française et en français du XXe et XXIe siècles, Jean-Michel Devésa (dir), Eidôlon n°113, Presses Universitaires de Bordeaux, 2015.

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Dans ce 113e cahier de la revue Eidôlon, les contributeurs se penchent sur la littérature du moi des XXe et XXIe siècles. « Dire exactement le réel et la réalité est une gageure » note Jean-Michel Devésa dans sa présentation. Cependant, il ajoute justement, avec Jacques Henric, que malgré l’écart entre le monde et la langue « l’écriture narrative du XXIe siècle n’a pas à être conçue comme un ‘mentir vrai’ : elle est en mesure de ‘dire-vrai’ ». Pour ce faire, conclut-il, l’écriture se doit de « (nous) rendre visibles les tangentes (ou les sutures) réunissant les pièces constitutives du réel et de la réalité ». Il s’agit alors d’étudier les modalités de cette écriture du moi, de ce « dire vrai ». Les douze articles réunis se répartissent en trois chapitres : « S’inventer dans l’écriture », « Physique de l’autofictif, introspection et performation de soi » et « (S)’écrire : une question d’idéologie, de modèle et de genre ». Ils sont suivis de deux entretiens, et d’un cahier de création.

S’inventer dans l’écriture

Pourquoi faire de soi une fiction, s’inventer, se faire autre dans l’espace littéraire ? A travers l’exemple de Héliogabale ou l’anarchiste couronné d’Antonin Artaud, Sandrine Chérat explique qu’il s’est agi pour l’auteur, alors malade, de reprendre possession de lui-même, de se « rejoindre momentanément » à travers une expérience scripturale qui prenait les contours d’une cure analytique. Le double que s’invente ici l’auteur (la définition de l’autofiction exploitée dans l’article est celle – très large – de Vincent Colonna) va lui permettre de « donner forme à sa hantise, l’activer et la réaliser hors de lui-même en la projetant sur ce ‘double intérieur’, dont la visée principale est de réduire la multiplicité pour la ramener vers l’unité ». L’autofiction revêt pour Artaud, comme pour beaucoup d’autres écrivains qui investiront le genre plus tard, un enjeu existentiel.

Loin de l’univers d’Artaud, Cerstin Bauer-Funke analyse « Les stratégies de fictionnalisation de soi dans 99 francs et Un roman français » de Frédéric Beigbeder. Pour ce faire, il montre comment, dans le premier des deux romans, est mise en place une stratégie de dissolution et de disparition du sujet par l’intermédiaire d’une « poétique de la transgression ». S’étant évaporé dans un univers de plus en plus fictionnel, le sujet va être amené à se réinventer, quelques années plus tard, dans Un roman français : il « se refait et se reconstruit pas à pas en restituant l’histoire de sa famille, dans le cadre plus vaste de l’Histoire de la France ». A travers son œuvre en général, et ces deux romans en particulier, Frédéric Beigbeder participe incontestablement « d’une manière personnelle à la discussion toujours vive sur ce terrain vaste et flou qui est celui de la définition de chacun de ces trois genres que sont l’autobiographie, le roman autobiographique et l’autofiction ».

Des auteurs moins connus comme Paul Nothomb et Maryline Desbiolles trouvent aussi une place dans cette première partie, sous les plumes respectives de Philippe Gaildraud et de Mercedes Montoro Araque.

Physique de l’autofictif, introspection et performation de soi

Quatre auteurs font l’objet des études réunies autour de ce deuxième axe. Rebecca Loescher s’intéresse à l’Autobiographie des objets de François Bon et montre en quoi il « subvertit ce que l’on pourrait attendre d’un texte autobiographique ». Timea Gyimesi analyse dans « ‘Etre poreux au monde’. Du dynamisme moléculaire de l’(auto)fictif à la Marie Darrieussecq » le « cas à part » (Gasparini) que constitue l’auteur de Rapport de police dans le champ générique de l’autofiction.

Dans « Autoportrait en vert de Marie Ndiaye : des identités en série », Virginie Darriet-Féréol montre en quoi l’auteure met en scène une identité kaléidoscopique, là où le lecteur s’imaginait être confronté à un texte « à dimension autobiographique » permettant d’approcher son intimité. C’est en multipliant les portraits de personnes qui lui sont proches (parents, enfants, mari, sœurs…), en les sériant plutôt « qu’en déroulant les événements vécus dans leur succession », que la narratrice parvient à créer une « image, multiple et changeante » d’elle-même. Elle crée ainsi un espace incertain entre le factuel et le fictionnel où s’origine un double de l’écrivaine « qui n’est pas un simple reflet dans un miroir ni un autoportrait photographique mais un personnage surnaturel à l’identité aux lectures multiples ».

Enfin, Ricard Ripoll explore dans « L’Ecriture-recherche de Chloé Delaume » une troisième voie autofictionnelle – après celle de Serge Doubrovsky qui privilégie le bio et celle de Vincent Colonna qui accentue le caractère fictionnel – qui serait celle tracée par l’auteure du Cri du sablier « où écriture et vie s’entremêlent et marquent l’espace d’une recherche expérimentale autour du Je ». S’appuyant sur la trilogie constituée des Mouflettes d’Atropos, du Cri du sablier et La Vanité des somnambules, le critique révèle en quoi « toute l’œuvre de Chloé Delaume est une recherche, quête et enquête, autour des rapports entre vie et écriture, entre biographie et expérimentation du langage ».

(S)’écrire : une question d’idéologie, de modèle et de genre

Dans la lignée de son récent essai consacré à l’écrivain suisse (1), Jean-Michel Devésa propose un article très riche, intitulé « Jacques Chessex, écrire sa légende ou faire sa vie ? » Chessex, comme l’avait déclaré Robbe-Grillet dans Le Miroir qui revient, aurait pu dire qu’il n’a jamais parlé que de lui : « s’il ne racontait pas le détail de sa vie dans ses livres, il était néanmoins tout entier dans ceux-ci, d’abord et pendant longtemps par le biais de la transposition, puis sur le mode de la confidence quand a déferlé la vogue de l’autofiction, dans sa forme courante » remarque à juste titre le critique. Son œuvre n’en reste pas moins une « fabrique à mensonges » où la vérité psychologique l’emporte sur le « récit rigoureux et honnête des faits ». Quoi qu’il en soit, les motifs qui hantent son œuvre, factuels ou fictionnels, n’en disent pas moins Chessex. La transformation de la réalité, ses mensonges, auront été pour lui, un des outils pour se donner à lire…

Deux contributions portent sur le travail d’Alain Mabanckou. La première, de Jean-Fernand Bédia, étudie la « Poétique du moi ethnique en temps de guerre » à travers l’approche de Les Petits-fils nègres de Vercingétorix. La seconde, de Justine Gonzalez, s’intéresse à un court passage de Demain j’aurai vingt ans, en interrogeant les notions de « Vérité, vraisemblance ou fictionnalisation » dans ce récit d’enfance de l’écrivain franco-congolais.

Cette troisième partie se clôt, comme une évidence, par l’étude de Sophie Jaussi consacrée au « moment inaugural de l’autofiction », à savoir à l’écriture de Fils de Serge Doubrovsky. La critique revient sur le contexte d’apparition du néologisme et de la chose autofictionnelle ainsi que sur la posture qui était celle du Doubrovsky théoricien : proche des structuralistes tout en restant attaché au « lien entre ‘écriture et existence’ ». Il en résulte que dans la naissance du genre et son ambiguïté se « disputent inspiration artistique, flair de théoricien et habileté commerciale ». Le fait que Doubrovsky soit devenu par la suite le théoricien de son propre travail, ayant plus qu’œuvré à la reconnaissance du néologisme, tend à accréditer la thèse ici défendue.

Enrichi par les entretiens de Marc Pautrel puis de Jacques Henric et Philippe Forest avec Jean-Michel Devésa, ce numéro de la revue Eidôlon se veut un apport juste et de qualité sur l’écriture autofictionnelle entendue dans ses différentes acceptions. Les contributions venues de différents pays et se penchant sur des auteurs venant d’univers totalement différents eux aussi, montrent à quel point le concept doubrovskien est devenu un outil des plus pertinents dans l’approche des textes contemporains.

Arnaud Genon

Note :

(1) Jean-Michel Devésa, Jacques Chessex ou comment s’inventer au miroir de Dieu, Presses Universitaires de Bordeaux, collection Imaginaires et écritures, 2015.