Les intermittences du sujet. Ecritures de soi et discontinu, Sylvie Jouanny et Elisabeth Le Corre, Jeanyves Guérin et Philippe Weigel (dir), Presses Universitaires de Rennes, 2016.

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Le sujet dans tous ses états

Par Arnaud Genon

Le présent volume constitue les actes d’un colloque qui s’est tenu entre le 21 mars et le 6 avril 2013, à Paris et à Mulhouse, et couronne une réflexion interdisciplinaire autour de la question « des écritures de soi et de la discontinuité du sujet ». Il y a bien longtemps que la vision essentialiste du moi pascalien a été remise en cause. Proust, déjà, évoquait les « intermittences » du cœur et de la mémoire avant que des écrivains ou dramaturges plus contemporains, de Ionesco à Ernaux, ne se représentent « dans une dialectique de l’unité et de la discontinuité ». Les écritures de soi – littéraires ou artistiques – sont, selon Sylvie Jouanny et Elisabeth Le Corre qui signent la préface du recueil, « particulièrement révélatrices de ces divisions et recompositions du sujet ». L’autofiction, par exemple, est devenu un espace générique dans lequel le sujet se fragmente, se décompose, se donne à lire de manière plurielle et multiple. Mais d’autres genres ou d’autres arts viennent illustrer cette affirmation, comme le montre la richesse des contributions qui abordent tour à tour la littérature, la philosophie, le théâtre ou encore la photographie et le cinéma.

Les trente-deux études présentées sont regroupées en trois parties. La première « Le discontinu de soi : constitution d’un sujet et mise en scène de l’écriture », commence par la réflexion théorique et mise au point historique menée par Guillaume Artous-Bouvet. S’appuyant notamment sur les concepts de « subjectivation » introduit par Michel Foucault dans le second tome de son Histoire de la sexualité et d’« identité narrative » développé par Paul Ricœur dans le troisième volume de Temps et récit, il analyse les incipits de La Recherche et de La Saison en enfer et conclut que c’est « en dernière instance, à l’interprétation (…) qu’une subjectivation littéraire voue le destin du sujet ». Dans cette même optique, Daniele Lorenzini s’intéresse aux « Expériences de l’écriture chez Michel Foucault » alors que Bastien Engelbach s’interroge sur la « Permanence d’un sujet ? L’identité narrative de Paul Ricœur et sa résonance avec les écrits de Paul Celan et d’Imre Kertész ».

Daniel Ausoni se penche sur ce qu’il nomme les textes autobiographiques « translingues », c’est-à-dire écrits en français langue seconde. Emil Cioran, Hector Bianciotti, Vassilis Alexakis ou encore Nancy Huston sont entre autres ici évoqués. L’écriture en français peut constituer « une révélation à soi », « un jeu de soi à soi », « un opérateur de découverte de soi »… Ainsi, les écrivains non natifs usent des potentialités d’une langue qui n’est pas la leur afin de « chercher de nouvelles formes pour se dire ».

Françoise Simonet-Tenant propose une étude très riche sur le journal de deuil et son évolution à travers l’histoire : « L’invention de soi après une crise : le journal de deuil ». Un changement s’est opéré à partir du XVIIIe siècle : le romantisme a « hyperbolisé » l’évocation de la mort avant que le XXe siècle ne l’interdise, sinon ne la rende taboue, dans sa manifestation sociale et collective tout au moins. C’est souvent d’ailleurs par l’intermédiaire de la publication de journaux de deuil que la mort est ramenée « dans la sphère du social et du collectif ». Le travail de la critique qui s’appuie sur des journaux des XIXe et XXe siècles ainsi que sur des blogs plus récents révèle que l’écriture diaristique du deuil se fait relique en ce sens qu’elle « atteste de la disparition tout en préservant une survivance symbolique ». Elle permet par ailleurs de se reconstruire, de « se recomposer autrement », de panser la « béance » que la mort a ouverte « entre un passé, sinon heureux du moins indolore, et un présent statique où se fige la souffrance ».

Nous retiendrons encore, dans cette première partie, l’analyse de Catherine Ponchon « L’écriture d’un je(u) discontinu dans les œuvres de Jorge Semprun, Serge Doubrovsky et Georges Perec » qui postule justement que ces auteurs ont « brouillé l’exigence de vérité inhérente au genre autobiographique et à l’écriture de témoignage ». Le « je » qu’ils mettent en scène « raconte une interminable lutte avec l’ange de l’Ecriture ». (Signalons la présence d’une autre analyse portant sur Jorge Semprun, dans le deuxième chapitre du recueil, celle de Marie-Christine Pavis intitulée « Le pacte autobiographique, détournements et contournements chez Jorge Semprun et Pierre Michon). Enfin, dans « Relier, repriser, répliquer : une lecture de Vies pøtentielles de Camille de Toledo », Claude Burgelin rend compte d’une « émotion de lecture », celle du roman de Toledo, « texte hors du commun », où le sujet explore une intermittence « structurale » nous faisant ressentir ses pertes, ses cassures, ses fractures.

Le deuxième temps de l’ouvrage, « Le discontinu du genre : le moi et ses doubles » examine les processus d’altérisation à l’œuvre dans les écritures de soi. « Le geste autobiographique est marqué par le dédoublement, les contradictions, voire les fractures d’un ‘moi’ conscient de la difficulté de son entreprise et qui cherche à se dire à travers le masque de la fiction ». Proust trouve évidemment ici sa place, notamment dans l’étude de Stéphane Chaudier « La fourchette et la cuiller : pourquoi les ‘intermittences’ proustiennes sont-elles du ‘cœur’ ? » dans laquelle le critique avance que la réponse se trouve peut-être dans le rapport que l’auteur de la Recherche entretient à la religion et à son héritage judéo-chrétien…

Jean-Michel Wittmann s’intéresse à « la question de la mobilité du moi » dans l’œuvre d’André Gide. Dès 1920, l’auteur des Faux-monnayeurs interroge l’unité du moi sur laquelle repose, d’un point de vue psychologique, la littérature romanesque française, dans l’optique de son projet « de dire enfin toute la vérité sur lui ». L’autobiographie de Gide, Si le grain ne meurt, portera d’ailleurs en elle les stigmates des déchirements et de la dualité de l’auteur, « partagé entre l’amour idéal professé pour Madeleine et son homosexualité vécue dans l’ombre, de façon clandestine ».

La regrettée Catherine Viollet offre une étude très intéressante sur Violette Leduc à qui elle avait consacré de nombreux travaux. Dans « Strates temporelles, strates éditoriales, strates matérielles dans l’écriture de Violette Leduc », elle révèle que l’œuvre et surtout l’écriture de l’auteure de La Bâtarde « témoignent des innombrables décalages non seulement entre la vie et l’écrit, mais aussi entre la rédaction et la publication de ses œuvres », créant ainsi un effet de distanciation face au vécu.

La troisième partie « Le discontinu des arts : représentations identitaires et réflexivités esthétiques » élargit le champ d’analyse aux pratiques théâtrales, scéniques, picturales, photographiques, cinématographiques ou encore plastiques puisque « les arts se font aussi bien l’écho des discontinuités génériques que des discontinuités de soi ».

Agnès Cambier dans « Seul en scène ? Le sujet et ses doubles dans le solo théâtral » dément l’affirmation d’Anne Ubersfeld selon laquelle « Le discours théâtral est un discours sans sujet ». S’intéressant à une forme théâtrale peu étudiée dans le cadre de travaux sur l’autofiguration et l’autofiction théâtrales, le seul en scène, elle révèle, notamment, comment le sujet apparaît tour à tour présent et absent, comment il se dédouble par « les jeux de l’énonciation », comment il se dit et se cache.

Véronique Montémont, dans son article « Abécédaires de soi », interroge les textes qui depuis le Roland Barthes par Roland BarthesL’indicateur du réseau de Françoise Eaubonne, Etat des lieux d’Eliane Viennot, Album de Marie-Hélène Lafon…– proposent une « pratique de l’autobiographie alphabétique ». Examinant leur caractère alphabétique et autobiographique, elle conclut son analyse en précisant que « le système alphabétique permet d’escamoter » certaines étapes obligées de l'autobiographie traditionnelle « en toute discrétion ». De manière plus générale, cette pratique participe d’une esthétique chère à la fin du XXe siècle, celle de la fragmentation, des « formes brèves, de miniaturisation, de segmentation ».

En ce qui concerne le cinéma, on notera les études de Juliette Goursat et de Nathalie Mauffrey respectivement consacrées à Tarnation de Jonathan Caouette et à l’autoportrait chez Agnès Varda.

Il n’est pas aisé de rendre compte de la richesse et de la variété d’un tel travail. Les points de vue adoptés, les auteurs abordés ou encore les différents arts envisagés sont la preuve de la pertinence de la thématique sur laquelle les différents critiques étaient amenés à réfléchir et que l’on pourrait résumer par la présentation d’Espèce d’espaces de Georges Perec (Galilée, 2000), comme le fait Claude Burgelin dans sa conclusion : « L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça se coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça cogne. »

S’il s’agissait, comme l’indiquait la quatrième de couverture, de répondre dans ce volume à « une problématique audacieuse, urgente, complexe autant que mouvante », on ne peut que constater que le pari est tenu. Le résultat ne pourra qu’éclairer tous ceux qui s’intéressent, de près ou de loin, aux expressions du « je » dans toutes ses manifestations.

Arnaud Genon

Mise en ligne le 21.08.2016