Juliette Goursat, Mises en "je" : Autobiographie et film documentaire, Presses Universitaires de Provence, Arts, Série Hors Champ, 2016

Par Arnaud Genon

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Alors que l’autobiographie littéraire a fait l’objet de nombreuses recherches, et ce depuis le début des années 70 sous l’impulsion notamment des travaux de Philippe Lejeune, celles portant sur le cinéma autobiographique sont restées, jusqu’à ce jour, « lacunaires ». C’est cet oubli relatif que la présente étude souhaite pallier, en se concentrant précisément sur « les films dans lesquels le sujet se pose en objet, le sujet de l’énonciation en sujet de l’énoncé ». Le corpus est ainsi constitué d’une trentaine de films américains, sud-américains et européens dans lesquels se rencontrent les notions de documentaire et d’autobiographie. A côté d’œuvres connues du public français comme Mourir à trente ans de Romain Goupil, La Pudeur ou l’Impudeur d’Hervé Guibert ou encore Les Plages d’Agnès d’Agnès Varda, se trouvent des œuvres plus confidentielles telles que El edificio de los chilenos de Macarena Aguiló ou les films du réalisateur américain Ross McElwee. L’approche de Juliette Goursat se veut foncièrement interdisciplinaire (sémiologie, théorie du cinéma et littéraire, philosophie, sociologie) afin de mettre en lumière les différents enjeux de ces films ainsi que leur capacité et leur volonté de dépasser les règles et les frontières traditionnelles.

Un peu d’histoire. L’autobiographie filmée est une pratique majoritairement occidentale qui trouve ses origines dès l’invention du cinéma, dans le film familial. Plus tard, dans les années 1950, en réaction aux fictions cinématographiques hollywoodiennes, un cinéma « underground » va se développer aux Etats-Unis, cinéma rendu d’autant plus aisé par les progrès techniques. Des réalisateurs comme Stan Brakhage, Mary Menken ou Jonas Mekas font ainsi figure de pionniers en matière de cinéma autobiographique. C’est dans les années 1960 que le documentaire autobiographique fait véritablement son apparition. Là encore, l’évolution et la démocratisation du matériel (le Super-8), les travaux d’Ed Pincus (professeur et auteur de Diaries, 1981) et de l’école de Cambridge (Massachusetts) ainsi que le contexte politique des années 1970 contribuent grandement à l’émergence de cette pratique. Comme le remarque Jim Lane, « le documentaire devint autobiographique lorsque les américains qui furent impliqués dans les mouvements de contre-culture se sont tournés vers les discours autobiographiques comme une forme de politique ». Ce chapitre se termine sur les difficultés qu’ont rencontrées certains théoriciens (Bruss, Château, Lecarme et Bellour, notamment) à transposer la notion littéraire d’autobiographie dans le champ du cinéma. A ce sujet, Juliette Goursat note très justement que « C’est sans doute parce que l’autobiographie littéraire est d’abord perçue comme un récit rétrospectif et une entreprise solitaire réalisée par un individu en retrait du monde, que certains théoriciens sont passés à côté de deux des contributions fondamentales du cinéma en matière d’autobiographie : la possibilité de se filmer (…) au présent, dans un rapport direct avec l’existence, et de construire un récit où l’autobiographe s’expose en interaction avec autrui ».

L’autobiographie filmée pose ouvertement le problème de l’énonciation. C’est la raison pour laquelle la critique met en regard l’approche de Christian Metz, qui avance l’idée du caractère impersonnel de toute énonciation filmique, et celle de Roger Odin qui, dans sa théorie sémio-pragmatique, reconnaît qu’un film « puisse être lu comme le résultat d’une performance personnelle ». Elle interroge par la suite les modalités de cette construction du « je » énonciateur : voix off à la première personne, exposition du corps, plans dans lesquels le réalisateur se film filmant… L’étude de l’énonciation ne résout cependant pas la question du vrai et du faux, beaucoup plus subtile, dans la mesure où se déploient « toute une gamme de lectures, en fonction du degré de feintise et des régimes de vérité possibles ». C’est à travers l’analyse des films de Varda, de Perlov ou de Cavalier que la critique démontre que les films autobiographiques n’invitent pas « à mettre en œuvre une lecture uniforme et nécessitent un ajustement du spectateur » car la conception de la vérité y est plus « incertaine ».

Ce sont ensuite les formes narratives de l’autobiographie qui sont interrogées. Quel lien existe-t-il entre identité personnelle et mise en récit de soi, entre documentaires autobiographiques et films de fiction ? Sont ici convoqués les travaux de Bourdieu, les concepts de « mêmeté » et d’ « ipséité » de Ricœur propices à comprendre «ce qui est en jeu dans la construction identitaire de certains cinéastes». La critique distingue ici les films centrés sur le présent de l’énonciation filmique de ceux qui se caractérisent par une écriture « panoramique ». Par ailleurs, elle ne remet pas en cause la nature documentaire des films autobiographiques qui empruntent les voix de la fiction. La recherche d’une efficacité dramatique ne saurait écarter leur mode de lecture « documentarisant ».

Enfin, la critique souligne à juste titre que les documentaires autobiographiques ne se résument pas à la mise en jeu d’un simple « je ». L’histoire personnelle rejoint souvent l’Histoire collective. Ainsi, des réalisatrices comme Amélie R. Rothschild ou Mariana Otero abordent des thèmes et des questions féministes qui articulent l’intime et le politique. Ces films soulignent par ailleurs des questions d’éthique qui font l’objet du dernier chapitre de l’étude où sont notamment analysés La Pudeur ou l’Impudeur d’Hervé Guibert et Vacances prolongées de Johan van der Keuken.

Juliette Goursat nous propose ici un travail des plus riches sur les films où s’entrecroisent autobiographie et documentaire. Son parcours à travers les œuvres phares du genre, la rigueur de ses analyses, son approche transdisciplinaire font de son essai un ouvrage appelé à devenir une référence sur la question.

Arnaud Genon