Poétique de la chute

Laurent Herrou, Arnaud Genon : L’Inconfort du Je, dialogue sur l’écriture de soi, Jacques Flament Editions, 2017.

Par Sylvie Loignon

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Le livre se propose comme un dialogue, une relation en miroir : Arnaud Genon, auteur d’une autofiction, est chercheur et les écritures du moi sont sa spécialité (outre les pâtes, précise-t-il). Laurent Herrou est écrivain ; la quête permanente qui définit son écriture en fait aussi un chercheur. Les deux ont en commun un même sujet d’étude : Laurent Herrou. Le dialogue se propose, non sans humour, comme un jeu, un ping-pong verbal, une évaluation des écarts et des ressemblances. L’ego se fait écho.

C’est donc à une réflexion à tous les sens du terme qu’ouvre ce dialogue. Si l’enjeu théorique est présent en filigrane – Arnaud Genon précisant les définitions du journal, du roman autobiographique, de l’autofiction – sa ligne de force est un examen des pratiques d’écriture de Laurent Herrou, pratiques qui se confondent avec des lignes de vie.

Car l’autofiction et plus largement l’écriture de soi sont porteurs d’une quête existentielle qui n’est pas sans risques. L’épigraphe de Leiris – la menace d’une corne de taureau pesant sur l’écriture – est ainsi significative. Ici, il est question dès le prologue non pas seulement de se contempler dans un miroir, mais bien plutôt de traverser celui-ci, de franchir un seuil impossible, d’enjamber des fenêtres. L’important n’est pas tant la chute que les fractures qu’elle révèle :

« Nous avons l’un et l’autre des fenêtres à enjamber et des chutes à accepter pour pouvoir avancer. Ce livre, ce dialogue que tu m’offres, en est une. Alors, j’enjambe. » (p. 15)

« L’enjambement » serait ainsi le geste premier de l’écriture de soi, quand la « césure » (p. 46) définit le moi de l’écrivain. Ce qui se donne à lire ici, c’est au-delà d’un dialogue, un art poétique.


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Ce livre bref se compose de quatre parties : un prologue, une partie consacrée au journal, une autre à l’autofiction, une dernière aux autres. L’absence d’épilogue résonne alors comme une volonté de n’en pas finir – en finit-on jamais avec soi-même ? -, et comme une ouverture à l’autre. De fait, le dialogue est pris entre deux énoncés qui rendent compte de cette place dévolue à l’autre : « le lecteur n’est jamais innocent » et « l’autre n’a pas son mot à dire ». C’est dire s’il faut une forme de courage pour entrer dans l’écriture de soi : pour la produire comme pour la lire.

Cette place de l’autre permet d’abord – et de toute évidence – de distinguer écritures de soi et « égo-littérature », pour reprendre l’expression de Philippe Forest. L’altérité n’est jamais absente de ces écritures du moi – de même qu’on écrit toujours avec les autres, y compris les autres écrivains. Ainsi, le journal fait partie en premier lieu des lectures qui ont accompagné Herrou, en particulier le journal d’Anaïs Nin. Or, l’échange épistolaire entre Herrou et Genon s’apparente lui-même à un journal, si tant est que l’on se souvienne de la définition que donne Guibert de l’écriture de la lettre : celle-ci « serait, en quelque sorte, une forme dialoguée du journal ». Si le journal est en effet « la forme la plus pure, la plus naïve (…) et décomplexée de l’expression du moi. » (p. 18), le dialogue tente alors d’en retrouver la spontanéité, l’immédiateté, le caractère brut, si ce n’est la « brutalité ».

Ainsi l’écriture du journal hante le travail de Herrou depuis Laura (2000) et en constitue l’une des parties. C’est encore le Journal qui devient pour Herrou le lieu d’une expérimentation sur le site de son éditeur Jacques Flament, en 2015 : la mise en ligne presque quotidienne du journal de quatre auteurs, dont Herrou. De fait, la brutalité est bien présente dans ce journal donné à voir. S’exposer c’est se faire violence, et faire violence à l’autre : « Le journal, c’est un coup de poing dans le ventre. C’est une gifle, c’est un miroir que l’on vous oblige à regarder » (p. 23). Cette brutalité est sans doute le prix à payer pour la liberté conférée par l’écriture diariste : « il était possible de tout y vivre, au plus près de ses désirs. Il était possible de tout confier, de tout dire, de tout accepter de soi, parfois même l’inacceptable » (p. 25-26). Le journal a trait à l’urgence à dire, urgence à désirer aussi bien. Herrou nous donne à voir la façon dont les mots viennent – au bord de la jouissance. Lieu des possibles, lieu des vies infinies, le journal serait en définitive « un lieu de l’écriture » (p. 33) davantage qu’un genre littéraire.

Quant à l’autofiction, s’ancrant dans le réel, elle dit « l’éclatement du sujet postmoderne » (p. 46) ; c’est, selon la formule de Genon, « une autobiographie consciente de son impossibilité » (p. 46), qui aurait pour visée le vrai (p. 51). Herrou évoque comment il a fait sien ce terme dont on a qualifié certains de ses textes.

On retrouve cette même violence que l’on trouvait déjà dans l’évocation du journal pour définir l’autofiction : c’est ainsi pour Herrou « un ring de boxe où un combat avait lieu entre ses différentes identités, qu’elles soient réelles ou fantasmées » (p. 49). L’auteur parle en outre des « fractures qui ont chez moi pour origine une construction fracturée de l’identité : je ne suis pas un. / A la fois le nombre. / Et le genre. / Je suis plusieurs, et je suis une. Aussi. L’autofiction me permet d’embrasser cette pluralité. » (p. 50)

L’autofiction, plus encore que le journal, serait à même de mettre au jour les fractures inguérissables – sans traitement possible autre que de se maltraiter par l’écriture. Car les mots n’ont pas de pouvoir – et certainement pas de vertus thérapeutiques – et l’autofiction se vit comme un suicide (p. 65). De la sorcellerie évocatoire dont parle Baudelaire, Herrou ne retient pour sa part qu’une magie noire, un pouvoir malfaisant. On comprend dès lors qu’il s’agisse dans l’écriture de soi non pas de réconforter le je mais de le « déconforter ».


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De ce dialogue se dessine une confrontation entre le corps et la machine : l’écrivain se dit « formaté » par la lecture des journaux des autres ; tel un disque dur, il élabore son texte mentalement avant de se faire « imprimante » de lui-même : « le plus gros du travail se fait dans ma tête, souvent le passage au clavier revient à une sortie papier d’un texte sauvegardé dans le disque dur d’un ordinateur » (p. 31). Mais l’écrivain est également du côté de l’organique, du corps, même lorsqu’il s’agit de le disséquer – on se souviendra à cet égard qu’il a fait des études de médecine. Ce double paradigme renvoie bien à l’idée d’un double versant de l’écriture de soi : d’une part intellectualité et corporalité, d’autre part fascination et répulsion (mise à distance et élan passionné).

Si Herrou écrit à partir des sentiments, comme il l’explique lui-même, l’écriture se fait funambule, chorégraphie avec et sur la mort. S’écrire, c’est mourir un peu – il est question à plusieurs reprises de cet acte suicidaire qu’est l’écriture de soi : « J’aime l’idée qu’il y ait une face sombre, perdue, suicidée (…) de Laurent Herrou » (p. 24). C’est sans doute ce soleil noir de l’écriture de soi que ce dialogue met ainsi en lumière.

Sylvie Loignon