Entretien avec Francesca Caiazzo – Le corps féminin chez Nelly Arcan

Par Justine Madiot

Source : https://maze.fr/litterature/12/2017/entretien-francesca-caiazzo-corps-feminin-chez-nelly-arcan-dossier/

Elle a publié son premier roman en 2001, elle se suicide en 2009 après cinq publications, elle a connu un succès fulgurant en France. Ovni littéraire au style unique, elle reste pourtant méconnue, à la fois du milieu universitaire et du grand public. Nous avons rencontré Francesca Caiazzo, une étudiante-chercheuse dont le mémoire porte sur la construction de la féminité dans l’œuvre de Nelly Arcan.

Isabelle Fortier, alias Nelly Arcan, est née dans les années 1970 au Québec. Issue d’une famille catholique, elle vit une adolescence torturée, notamment par l’anorexie, et elle quitte le domicile familial à 19 ans pour suivre des études littéraires à Montréal. C’est une élève brillante et passionnée, qui découvre une grande métropole contrastant avec sa petite ville d’enfance :

« J’ai vécu une débauche de valeurs. Sodome et Gomorrhe ! Si je ne crois pas en Dieu, je suis restée profondément morale, moralisatrice même, drôle de moralité, parce que je perçois la décadence, mais j’en fais aussi partie… » – Extrait d’une biographie de Nelly Arcan

Pour payer ses études, Nelly Arcan devient escorte et se prostitue. Son premier roman, Putain, une autofiction crue et torrentielle, est un texte initialement destiné à son psychanalyste, qu’elle enverra à une maison d’édition française. En deux semaines, il est accepté par les Éditions du Seuil. Ce long soliloque choc et scandaleux, selon la réception de l’époque, retrace le malaise quotidien d’une jeune prostituée de luxe à Montréal. Cette réussite critique et commerciale fera de Nelly Arcan un personnage public et médiatique sur lequel beaucoup de fantasmes et de stéréotypes seront projetés. En femme et auteure complexe, mystérieuse, Nelly Arcan ne se laisse pas résumer : on lui reconnaît une ingénuité et une humanité profonde, mais aussi « une lucidité tranchante et une écriture chirurgicale » (extrait de sa biographie).

Entre marchandisation du corps, rivalité féminine, impossibilité de se connaître et course après le temps et la jeunesse, les romans de Nelly Arcan nous parlent d’un monde dans lequel les femmes sont soumises au regard des hommes, des autres, et à des lois implacables. Francesca Caiazzo est une masterante en “Études sur le genre” à Paris 8, elle a choisi de travailler sur les genres dans l’œuvre de Nelly Arcan, et nous en ouvre les portes.

Comment as-tu rencontré Nelly Arcan ?

En cours de littérature moderne, je n’ai jamais rien étudié sur la littérature québécoise, du coup, pour ma culture générale, j’ai décidé de m’intéresser à des auteur·e·s francophones. Je suis tombée par hasard sur Nelly Arcan. J’ai d’abord lu Putain, son premier roman. Ce premier contact n’a pas été facile. Le roman n’a ni début ni fin, c’est un flux constant de pensées. C’est une structure en cercle, avec les mêmes thèmes qui reviennent sans cesse, comme une litanie. À la première lecture, je ne comprenais pas où elle voulait en venir, le lecteur n’a rien à quoi s’accrocher. Mais il n’y a pas de livre insaisissable, je l’ai relu, et je me suis rendue compte de la richesse philosophique de l’écriture. Un nouveau monde s’ouvrait à moi. Il n’y a pas de récit à proprement parler, mais cela permet de se concentrer sur les pensées de la narratrice, le lecteur est dans la tête du personnage.

Tu as donc décidé d’en faire ton objet de recherche. Quel est l’enjeu de ton travail sur son œuvre ?

J’avais envie de travailler les genres en littérature francophone. Au début, je voulais me concentrer sur l’œuvre de Virginie Despentes, mais après avoir lu Arcan, je l’ai intégrée à mes recherches. Ce sont deux écrivaines qui m’ont particulièrement marquée, bien plus que d’autres auteures réputées pour écrire sur le corps. Chez Arcan, il y a tout un système très réfléchi, dans tous ses romans. De manière générale, son écriture est influencée par la psychanalyse, surtout lacanienne. Elle se concentre sur le corps en tant que femme hétérosexuelle. Ce qui est frappant, c’est qu’elle met en scène des personnages complètement soumis à une sorte de loi générale, sur le désir, le plaisir, la beauté. Mais c’est une mise en scène voulue : on sent la critique dans ce procédé. Nelly Arcan correspond totalement aux stéréotypes qu’elle décrit : elle a recours à la chirurgie esthétique, elle se prostitue. Je trouve très intéressant de voir un personnage aussi éloigné des normes littéraires et aussi proche des lois qu’elle dénonce. Elle conscientise la domination, la position des femmes dans ses romans. Mais malgré la prise de conscience, les choses sont et restent comme ça.

Quelles sont les particularités de l’écriture de Nelly Arcan, au regard du style de Virginie Despentes notamment ?

C’est une écriture très différente de celle que j’avais déjà lue, très différente de celle de Virginie Despentes aussi. Le récit semble absent dans la plupart de ses romans, car ce sont les idées qu’elle veut mettre en avant. C’est en cela que son écriture est philosophique. Arcan arrive à dénoncer le monde et les stéréotypes sans pour autant les rejeter, il y a une distance critique dans son approche. La construction de ses romans est tragique, et l’écriture circulaire participe de ce tragique, comme s’il n’y avait pas d’issue.

D’une certaine manière, ses romans sont pédagogiques, elle convoque des concepts qu’elle exemplifie, mais il n’y a pas de solution, de voie de sortie, les personnages féminins essayent d’évoluer mais l’issue n’est pas prévue. C’est très pessimiste, c’est aussi pour cela que la première lecture est vraiment dérangeante, car on se dit : “pourquoi tu me dis tout ça, qu’est-ce que tu veux me dire ?”. En fait, son écriture permet au lecteur·rice de réfléchir, pour trouver elle·lui-même des échappatoires. Ses personnages sont coincés dans des rôles mais ne sont pas naïfs, ils agissent en connaissance de cause. Toutes les femmes de ses romans sont imprégnées par les stéréotypes, elles sont piégées par ce monde infernal, même si certaines sont plus actives que d’autres face à cela. C’est une vision du sujet féminin qui me dépite, je ne la partage pas à 100%, mais je pense que Nelly Arcan elle-même ne la partage pas. Elle est proche de la réalité, mais elle parle surtout de sa réalité : elle pousse jusqu’au bout les stéréotypes, en les décortiquant et en les analysant. Despentes et Arcan, ce sont deux constructions, dans le mieux et dans le pire, mais avec la même finalité : elles provoquent des réactions.

Quelles sont les tendances majeures de l’œuvre de Nelly Arcan en rapport avec le corps féminin qui t’intéressent particulièrement ?

Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est le fait qu’à travers le corps, comme artefact, comme nouvelle création esthétique, Arcan montre que le sexe biologique est relatif et que la notion de femme est abstraite, arbitraire et éphémère.

« Ce n’est pas moi qu’on prend ni même ma fente, mais l’idée qu’on se fait de l’attitude d’un sexe de femme » – Extrait de Putain, de Nelly Arcan, Seuil, 2001

Pour être des femmes, ses personnages doivent toujours en faire plus : elle présente la féminité comme quelque chose de technologique et d’artificiel. Le corps tel qu’il est s’oppose au « vrai » corps de femme artificiel, celui qui existe par le maquillage, par la chirurgie, par toutes ces choses qui font que les corps féminins sont regardés.

Elle arrive à montrer que la notion de femme ne peut pas être une essence, ni un statut fixe, c’est un devenir incessant. Il y a toujours quelque chose de plus à atteindre, les femmes de ses romans veulent être toujours plus belles, retenir leur jeunesse, ce seul moment où une femme peut avoir un sens : elle met en exergue l’aspect marchand de la féminité. Ce n’est pas un discours essentialiste : elle montre l’aspect artificiel de toutes ces constructions. Tout cela, Arcan le résume dans une expression qu’elle cite dans son roman À ciel ouvert : Burqa de chair. Cette expression désigne vraiment une condition occidentale, celle d’un acharnement esthétique et plastique. Arcan montre que l’injonction sociale de se couvrir ou de se découvrir revient au même : la féminité est construite comme une sorte de voile qui recouvre et cache, dans les deux cas, les corps.

Quels rôles jouent le sexe, la sexualité dans ce système de représentation de la féminité ?

Chez Arcan, la femme n’est que son sexe, c’est ainsi qu’elle est perçue par les autres, c’est le sexe qui définit les femmes face au neutre masculin. Puisqu’elles ne sont que ça, une fois qu’elles ne l’ont plus, plus de beauté, qu’elles ne sont plus désirées, elles ne sont plus rien, elles n’ont plus de sens. Nelly Arcan pousse à l’extrême les stéréotypes. À mon avis, cela pointe du doigt une logique qui est bien à l’œuvre. Nelly Arcan n’établit pas la comparaison, mais cela me fait penser aux femmes âgées qui suscitent tant de critiques et de manque d’intérêt en comparaison aux hommes âgés. Ce qui est clair, c’est que l’auteure pousse volontairement les choses très loin. Elle revisite l’interprétation freudienne de la vierge et de la putain : elle crée un axe allant de la schtroumpfette, qui ne vit que pour susciter le désir masculin, à la larve, sa mère, passive et passée, qui a vécu, n’ayant plus de désir et n’en suscitant plus, et qui est donc vidée de son sens.

Les femmes sont condamnées à se définir selon cet axe du désir et à répondre à l’exigence d’être ce qui est attendu par les hommes, au risque de n’être plus rien. Les personnages de doubles dans les romans permettent de mettre à jour cette logique. Dans tous les romans d’Arcan, il y a un double féminin, qui permet de traiter la question de la rivalité entre les femmes. Ces doubles sont souvent ce que les protagonistes principales ne représentent pas. Dans À ciel ouvert, Julie est perçue comme une femme active sur l’axe du désir, surtout par Rose, qui se sent vieille et passive. Charles, le compagnon de Rose, va se rapprocher de Julie, mais Rose aussi : elle a du désir pour elle, un désir peut-être plus authentique qu’envers les hommes, elle veut lui ressembler parce qu’elle sent que Julie a quelque chose qu’elle-même n’a pas. Quand Charles quitte Rose pour Julie, tout s’inverse : Rose devient la femme désirable et Julie dépérit. C’est dans la conquête que tout se passe, ce n’est pas dans le contact avec les hommes que les choses se réalisent. Au contraire, à leur contact quelque chose se brise, du point de vue de l’érotisme et de l’identité : c’est dans la tentative de plaire que tout peut exister.

Quelle est, justement, la place du regard masculin vis-à-vis des corps féminins que l’auteure décrit ?

Arcan décrit des personnages qui sont dans l’incapacité de se percevoir. C’est leur obsession. Ils existent toujours en fonction de l’autre. La beauté est toujours relative à celle de la femme d’à côté, elle est toujours contextualisée.

Elle parle donc beaucoup de la confrontation et de rapports de rivalité : ses personnages ont besoin de se confronter pour exister. Le seul plaisir est celui de l’autre, celui de se sentir observée. Ce système dans son ensemble dépend du regard masculin, les femmes dépendent entièrement de ce regard. C’est pour cela qu’il leur est impossible de se saisir : l’auteure décrit le regard de la masse, le regard d’autrui comme une multitude dans laquelle chaque regard est différent. Ses personnages ne sont donc jamais perçus d’une seule manière, et n’arrivent pas à se définir. Elle montre alors avec évidence que la beauté et la féminité sont toujours en mouvement. Il y a un rapport au masculin dans tout ce qu’elle dit, car il n’y a pas de féminité en tant que telle, ce n’est pas une essence isolée, c’est quelque chose qui existe dans le regard de l’autre.

D’ailleurs, Arcan fait dire au personnage de Cynthia, dans Putain, à quel point elle a toujours su être la plus petite et la plus bandante, à quel point elle a toujours été une jolie fille, comme si elle n’avait que la beauté et son corps dans sa vie, dans le regard de l’autre. Il devient logique pour elle de s’en servir, que son corps devienne son outil. Finalement, elle s’est toujours sentie dans une positon de passivité et de domination (dans sa famille, dans le monde du travail, dans la société) dans laquelle on lui dit quoi faire de son corps : les fondements de la prostitution étaient déjà à l’œuvre dans sa vie, avant qu’elle se prostitue.

Pour finir, que penses-tu de la réception de ces romans par la sphère médiatique de l’époque ?

On ne lit pas souvent une femme qui fait de la chirurgie esthétique, qui se prostitue, qui écrit et qui est intelligente. Les média et les critiques ont souvent reproché à Nelly Arcan de dénoncer des choses dont elle dépendait elle-même. Tout le monde se demandait pourquoi elle les dénonçait si elle en était si proche. Une apparition télévisuelle en particulier de Nelly Arcan témoigne des a priori que les gens pouvaient avoir sur elle : elle n’a pas l’opportunité de développer ses idées, elle est sans cesse ramenée à son corps et à son histoire personnelle. Elle n’arrivait pas à le comprendre. Dans La Honte, elle revient sur une expérience télévisuelle en se demandant pourquoi ça s’était mal passé. Elle en parle avec ses proches, ses ami·e·s, à la recherche de conseils. On lui reprochera finalement la robe qu’elle portait, une robe pourtant classique, mais qui, sur elle, est vulgaire : c’est de son corps dont tout dépend. Nelly Arcan s’éloigne de l’autofiction dans son troisième roman seulement ; elle s’est rendue compte de la dangerosité de ce genre et a préféré se protéger.

Nelly Arcan assume ses paradoxes. Elle ne condamne pas la prostitution dans ses romans, mais d’après ses propres mots, elle condamne le fait de ne pas y réfléchir, le fait que les hommes ne pensent pas à ce que cela représente de payer une femme qui ne les désire pas pour coucher avec eux. Son œuvre, nourrie par ses expériences, est en quelque sorte réflexive. Les situations particulières qu’elle vit lui permettent de révéler une certaine réalité sociale, la tyrannie corporelle et sexuelle par laquelle les femmes occidentales sont piégées, des mécanismes poussés à l’extrême dans le milieu qu’elle a connu, mais tout de même présents dans la société dans son ensemble.

publié par Isabelle Grell et Arnaud Genon