Le Petit Mot de Laurent Herrou, Bruxelles, éléments de langage, 2018, 77 pages

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“Le visage oublié” : la hantise du Petit Mot de Laurent Herrou

Par Sylvie Loignon

Si Le Petit Mot de Laurent Herrou s’ouvre comme un journal de bord – chaque section correspondant à une des huit années passées à la Fnac, comme vendeur en librairie –, plus encore, il s’apparente de prime abord à un exercice de style – écrire un livre dont chaque phrase contient ce petit mot, Fnac – dont la dimension ludique est nettement perceptible. Ce Petit Mot joue en effet avec et sur les mots. Cependant, on dira plutôt qu’il relève d’une écriture à contraintes : non pas seulement parce qu’il s’agit d’appliquer une règle d’écriture librement choisie, mais aussi parce que, derrière la légèreté apparente, le petit mot pèse lourdement sur l’écriture et sur l’écrivain.

Mot-talisman tout autant que mot vide de sens, le « petit mot » a une double facette. Répété, il donne à voir un univers oppressant et répétitif – une forme de microcosme sans Dieu, sans foi ni loi. Répété, il donne à entendre une « petite musique », il rythme la phrase comme il rythme l’emploi du temps – il est de l’ordre du tempo.

Si la Fnac est d’abord un lieu, il est ici aussi bien lieu de passage, de rencontre que de travail. Il conjugue torture (conformément à l’étymologie du « travail »), plaisirs et – paradoxalement – écriture. Le « petit mot » est aussi bien ce qui empêche l’écrivain d’écrire (« Je travaille à la Fnac, je n’écris pas, je répète les mots », p. 10), que le lieu où s’origine, ici, l’écriture (à tous les sens du terme, puisqu’il s’agit aussi d’« écrire depuis la Fnac », p. 60).

Ainsi ce lieu singulier est aussi un topos: il résonne alors comme un lieu commun – entendons par là non pas seulement ce qui relève de la banalité et du cliché, mais ce qui permet la communauté. Nous participons tous de ce petit mot ; il résonne autant dans les phrases de Laurent Herrou qu’en nous. Il convoque un souvenir. Il tisse un lien. Il crée un air de famille. Mais plus encore, il esquisse par touches successives un autoportrait de l’écrivain, nourri de ses rencontres, de ses lectures, de ses humeurs. Le « petit mot » dévisage, ou permet d’envisager autrement, l’écrivain : « Je lui ai parlé de mes boucles dans le miroir des toilettes de la Fnac, du visage auquel je ressemble de plus en plus, le visage oublié » (p. 18).

Avec humour, Le Petit Mot dépeint aussi des « tranches de vie », des scènes aux allures de sketch (« J’essaie de ne pas dire “Fnac librairie bonjour” en décrochant mon téléphone », p. 26). Le livre évoque la Fnac en société secrète, avec ses rituels propres (les « Coups de cœur », les « Rencontres », les « Attention ! Talent »…), avec sa rhétorique convaincante – il faut bien « adhérer » à la Fnac ! -, sa propension – effrayante somme toute – à gommer la frontière entre vie privée et vie publique. Les employés de la Fnac tout comme ses adhérents prolifèrent, autant qu’est répété le « petit mot ».

Le « petit mot » nous offre encore les coulisses de la création et son économie. Il met en tension deux activités – vendre / écrire des livres – et trois postures : vendre / écrire des livres / se vendre – si tant est que l’auteur « joue tous les rôles » (p. 9). Car le récit se place sous le signe d’un itinéraire singulier, celui de Christine Angot, qui fut elle-même vendeuse, agitatrice tout en étant écrivain.

Ce lieu paradoxal qu’est la Fnac sous la plume de Laurent Herrou est à la fois celui de l’attente (« Je voudrais que ça s’arrête, les attentes à la Fnac », p. 46) et celui de l’inattendu (« Un enfant qui traversait la Fnac m’a dit, émerveillé : on va chercher Mireille l’abeille ? », p. 34), un moyen de reconnaissance et un moyen de vivre, ce que souligne la juxtaposition des deux phrases suivantes : « Il n’y a rien de moi à la Fnac – si, un livre, Laura, au rayon littérature. Le titre provisoire, enregistré sur les ordinateurs de la Fnac, est Vivre. » (p. 14) La rémunération pécuniaire que la Fnac apporte permet certes de vivre – mais seule importe la rémunération symbolique à laquelle elle oppose des réticences. Dès lors, ce « petit mot » a un pouvoir de vie et de mort (« Je ne vis pas à la Fnac », p. 21 ; « Il en va de ma survie à la Fnac », p. 47 ; « Une fille de l’accueil, la plus belle voix de l’accueil dans les haut-parleurs de la Fnac, est morte », p. 57).

Plus encore, derrière ce jeu sur le (petit) mot, l’écrivain souligne l’enjeu de toute littérature véritable : l’écart entre les mots et les choses, le rapport asymptotique et déceptif du langage avec le réel. Mais il faut ici inverser la perspective. C’est le réel qui est déceptif – déception que pallie l’écriture, renvoyant le réel à de « petits mots » : « Il faudrait peut-être un livre sur la Fnac, et l’équipe de la librairie, il faudrait peut-être balayer tout ça d’un trait de stylo. » (p. 28) Le Petit Mot dit en peu de mots la liquidation de la Fnac – et partant, du réel – et l’avènement de la littérature.

Sylvie Loignon

Mise en ligne Arnaud Genon