Mausolée pour Irène

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En 1987, Philippe Mezescaze publiait L’impureté d’Irène (1), roman autobiographique relatant un été à La Rochelle que le petit Émile, confié à une nourrice, passa avec sa mère qu’il ne voyait que très rarement. Un été durant lequel il devint le spectateur de la naissance puis de l’épuisement d’une passion entre Irène et Ladis, un marin polonais de passage, fou d’amour, rêvant de les emmener avec lui parcourir les océans.

Voici que trente ans plus tard, le réalisateur Nicolas Giraud décide d’adapter au cinéma ce roman. Il avait déjà failli être porté à l’écran après sa première parution. Isabelle Huppert aurait interprété Irène. Mais les aléas du septième art en décidèrent autrement. Nicolas invite alors son auteur à assister à la première semaine de tournage sur les lieux mêmes où se déroulèrent les événements, ces lieux qu’il « pensait ne plus revoir, où il se refusait, pour des motifs laissés indéchiffrés, à revenir ».

Car cette histoire n’est pas anodine pour Philippe Mezescaze, cette histoire n’est pas qu’un livre. Cette histoire, c’est la sienne. Écrite après la mort de sa mère. Le voilà alors replongé dans son passé par l’intermédiaire d’acteurs qui vont incarner l’enfant qu’il fut, sa mère et sa grand-mère. Son histoire, la voilà qui se rejoue sous ses yeux, racontée par le prisme de l’œil d’un réalisateur qui en fait sa propre interprétation, qui y projette ses propres fantasmes, ses souvenirs personnels peut-être, aussi. Spectateur du film de sa vie se jouant sous ses yeux, il replonge dans les souvenirs de son enfance désenchantée, déchirée où le fantôme d’Irène, sa mère énigmatique, dont il ne sait rien ou presque, trône en reine déchue : « je ne rendrai pas à ma mère sa lumière, je ne sais rien d’elle, elle m’a laissé errant, sans reflet, avec son fantôme qui ravage encore certaines de mes nuits».

Le narrateur nous entraîne dans ses allers-retours entre les moments du tournage et les souvenirs qu’ils font émerger. « Mon enfance n’est pas une chronologie – déclare-t-il –, c’est un jeu de cartes battu, un désordre maniaque couché dans ma mémoire, je restitue ses figurations ». De manière très douce, comme au rythme des marées (nous sommes à La Rochelle et sur l’île de Ré), il nous embarque sur l’océan troublé de ses jeunes années où sa mère, fragile, à la dérive, se perd dans les méandres de l’alcool. Elle se laisse aller, déçue par les hommes qui l’abandonnent, par la vie où se succèdent les désillusions, hantée, sûrement, par ses propres fantômes. C’est chez sa grand-mère, à La Rochelle, qu’il trouve refuge, même si elle n’est en fait que la mère du mari d’Irène qui, en l’épousant, le reconnut comme son enfant et lui donna son patronyme. De son véritable père, Philippe ne sait rien, sinon qu’il était bijoutier juif dans une boutique de la rue Blanche à Paris. Il aura beau partir à sa recherche, à la recherche d’une « judéité inédite » découverte « dans la brutalité de ses quatorze ans », il ne trouvera qu’une énigme supplémentaire à jamais irrésolue. De la rencontre avec ses véritables grands-parents, il ne retirera que mépris et humiliation. Parmi les autres fantômes refaisant surface à l’intérieur du récit, on mentionnera Hervé Guibert que Philippe Mezescaze avait rencontré et aimé à La Rochelle et qui surgit dans les souvenirs du narrateur à l’occasion d’une avant-première du film, relatée dans les dernières pages du livre (2).

Je ne sais rien d’elle est un magnifique et troublant roman en miroir. Le miroir d’une enfance ressuscitée, qui renaît par l’intermédiaire d’acteurs (le petit Noah, notamment, qui interprète Émile et sous le charme duquel tombe le narrateur) incarnant les spectres d’un passé aux contours flous. « Je lance des ponts, le passé s’abouche à la sentimentalité du film, un paysage s’esquisse, tel un puissant et beau remords de peintre ». Dans ce va-et-vient, se (re)construisent l’histoire d’un enfant devenu écrivain et de sa mère qu’il sauve par les mots. Elle ne lui a laissé qu’une photo, un portrait d’elle en noir et blanc, totalement muet. Mais lui, il est là, il lui ressemble. Il le sait maintenant : « je suis le fils de ma mère et d’elle seule, je me confonds avec elle ». C’est probablement des secrets de cette femme que sont nés tous les livres de l’auteur. Ils viennent de là, de cet endroit brouillardeux, des pages blanches de son passé qu’elle lui a léguées. Ces mots, qui la racontent, qui la font advenir dans le texte comme une image que l’on révèle, sont d’autant plus précieux, d’autant plus beaux et poignants. La marque d’un écrivain sensible et attachant. La marque d’un grand écrivain, qui aura su métamorphoser les silences d’une mère en un monument littéraire à sa mémoire.

Arnaud Genon

(1) Le livre, adapté au cinéma, a été réédité sous le titre du film Du soleil dans mes yeux, Arléa, 2018.

(2) Sur l’histoire entre Hervé Guibert et Philippe Mezescaze, lire Deux garçons, Mercure de France, 2014. Recension sur La Cause littéraire : http://www.lacauselitteraire.fr/deux-garcons-philippe-mezescaze