Les mystères des chambres noires

Par Alexandre Dufrenoy

« Ce pourrait être comme un oubli, mais pas de ceux qui efface les êtres. De ceux, plutôt, qui les restituent, dans le mystère de leur existence. » (1)

« Les images ont le bon goût de se taire. Et si on sait les faire parler, en les agençant, elles savent être messagères, ironiques ou bouleversantes, d’un au-delà des mots. Reste à les accueillir. Ou à les provoquer, les créer. La photographie va ainsi prendre le relais et mener à une autre intelligence de la vie. »(2)

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« Comment établir un dialogue avec ce qui n’était que des surfaces photosensibles ? » (3). C’est à cette question que songe, en 2003, au cœur du cinquième livre de Nathalie Rheims, une narratrice quelque peu déboussolée qui, alors qu’elle vient de prendre possession d’une maison qu’un mystérieux inconnu lui a léguée par testament, découvre, tapissant les murs de chacune des pièces, agencée en une sordide scénographie muséale, toute une collection de portraits. Hommes, femmes, enfants, célébrités ou anonymes, y sont représentés, sereins, les yeux clos. Sur la pellicule ils posent, ils reposent ; à jamais ils se reposent, paradoxalement immortalisés, fixés, figés pour toujours, dans l’éclatante noirceur et l’éternelle fulgurance du dernier souffle.

Les formules oxymoriques de la phrase précédente ne sont pas choisies par hasard. Parce qu’elles expriment, peut-être mieux que nulle autre, l’ambivalence constitutive du tout « geste photographique » (p. 57, 87), même lorsque celui-ci est raconté a posteriori avec le recul de l’analyse objective : faire (per)durer l’éphémère, rendre compte d’un flux temporel tout en cherchant à l’interrompre. Cette dualité, me semble-t-il, est cruciale pour qui veut percer la mécanique souterraine des Indices de l’oubli, le dernier récit d’Arnaud Genon, remarquablement préfacé par Marta Caraion et illustré par les belles photos d'Hugues Castan, que les Éditions de la Reine Blanche ont fait paraître en août 2019. En effet, bien que ce mince ouvrage ne soit pas exclusivement tourné vers l’imagerie mortuaire (la problématique du deuil n’en sera pas pour autant écartée ; l’auteur l’abordera avec pudeur par le truchement de la figure maternelle qui innerve l’ensemble du texte), force est de constater que, dans ce « roman archéologique sans mot » (p. 18), l’inlassable travail de « fouille photographique » (p. 8) – qui a tout d’une exhumation – reste au service d’une réflexion (tant lumineuse qu’intellectuelle), voire d’une « épreuve métaphysique » (p. 102).

Que les lecteurs se rassurent ! Ils ne trouveront dans ce livre ni commentaires techniques professionnels ni dissertations philosophiques poussées. Non, Les indices de l’oubli n’a rien d’un essai. Il ne s’agit pas (ou pas uniquement) d’interroger la photographie en tant que discipline artistique. On a plutôt affaire à une (en)quête des sensations. Ce qui prime dans ces pages, en réalité, c’est, bien plus que la chronologie d’un passé que le sépia tenterait froidement de re(con)stituer, l’impression esthético-mnésique que les clichés sélectionnés au gré des découvertes – saines oasis « abandonnée(s) au milieu d’un désert d’images » (p. 25) – laissent, de façon plus ou moins durable, sur la rétine du narrateur-observateur. Ce dernier, en une paradoxale « variation proustienne » (p. 65) qui s’efforce de « rester en-deçà de la tentation fictionnelle » (p. 9), se penche sur l’oubli, les fluctuations de la mémoire et du temps. Il ouvre, pour lui-même et avec nous, sa chemise bleue. C’est un porte-documents cartonné tenu par des élastiques, on le sait. Mais quand bien même il aurait été question du vêtement, l’effet eût été identique.

Car ce qu’Arnaud Genon construit dans cette petite centaine de pages, ce n’est ni plus ni moins que son très guibertien « mausolée des instants de vie » (p. 55) : en cherchant à se retrouver lui-même à travers les autres, dans l’ailleurs de ses aïeux, il esquisse (autant qu’il révèle) une sorte d’autoportrait oblique, une autobiographie de la lumière dans laquelle, par petites touches discrètes, avec pudeur et délicatesse, il se met métaphoriquement et progressivement à nu.

Ce n’est pas son anatomie qu’il dévoile, mais plutôt les chemins de son intimité, les petites routes, les sentiers buissonniers de sa vie, avec leurs tours et leurs détours, Les souvenirs de l’ombre resurgissent, recomposés verbalement dans le présent éclairé de l’énonciation littéraire, avec, comme maîtres-mots, partage et universalité.

Alexandre Dufrenoy

Arnaud Genon, Les indices de l'oubli, Éditions de la reine blanche, 2019

Notes

(1). Nathalie Rheims, L’un pour l’autre (1999), Paris, Gallimard, « Folio », 2001, p. 81.

(2). Claude Burgelin, « Portrait de Lydia Flem », Les Moments littéraires, n° 33, 1er semestre 2015, p. 20.

(3). Nathalie Rheims, Lumière invisible à mes yeux, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 32.