Marion Dessaules, Une enfance aux éclats, Paris, MJW Fédition, 2020, 131 pages.

Par Sylvie Loignon

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« Il a raison, Stendhal : interminablement, l’enfance » affirme Marguerite Duras lorsqu’on l’interroge au sujet de L’Amant. Il y a un peu de MD dans ce livre de Marion Dessaules, Une enfance aux éclats. La forme fragmentaire rappelle d’ailleurs le livre de 1984, ou encore l’évocation de la guerre, de la violence familiale, en particulier celle du frère aîné. Marion Dessaules connaît les modèles qui ont pu infléchir son écriture – notamment Annie Ernaux dont on trouve le même intérêt pour l’inscription sociologique d’un sujet dans une époque donnée – mais Une enfance aux éclats n’est pas un simple exercice de style ni une variation sur le récit d’enfance et Marion Dessaules écrit plus facilement au cutter qu’au couteau. Surtout l’auteure dynamite ces modèles par la forme fragmentée de son texte et en ouvrant le récit d’enfance à l’autre. Ainsi font écho ou contrepoint à cette enfance celles des autres – celles de Marie-Hélène, Alice, Odette, Kerstin, et tant d’autres à travers elles -, car l’écriture de soi donne à lire « d’autres vies que la (s)ienne » selon la formule-titre bien connue de Carrère. Le miroir brisé que tend Une enfance aux éclats reflète aussi bien l’autre en soi.

La forme fragmentaire dit en effet la rupture et la distance de soi à soi – elle fait entendre la dissonance sur laquelle se fonde l’écriture. Ainsi, l’évocation de l’enfance apparaît ici comme un remède à la douleur, une façon de calmer la toux pour laisser la voix se faire parole, comme un cachet de solutricine, doux et acidulé : « C’est un bonbon à deux faces, délicieux. D’un côté, c’est jaune et acide, merveilleusement acidulé, c’est le côté “tricine” de la pastille, avec les petits i qui picotent au fond de la gorge. Pour le côté “solu”, c’est blanc et sucré, un peu fade et médicamenteux, comme un alibi pour sucer à nouveau l’autre face si enchanteresse. » (p. 24)

Se succèdent ainsi des scènes de l’enfance, drôles et douloureuses. La violence et la folie ne sont jamais loin ; elles font couler larmes et sang ou font rire aux éclats. Ainsi, Marion Dessaules saisit toute la cruauté de l’enfance et les contes/comptes qu’elle livre en témoignent. Que sont Les Trois Petits Cochons par exemple en regard de l’épisode où l’enfant est enfermée par son père dans la soue à cochons pour avoir trop pleuré, ou en regard de l’histoire de sa mère, dont les camarades l’attachent, disposent de la paille à ses pieds et veulent la faire rôtir comme un cochon ? Il y a comme un goût de gâchis qui imprègne cette enfance. Comme si les moments de bonheur, fragiles, étaient eux-mêmes exposés aux désastres à venir : « Je pressens que le gâchis est le vrai sens de la vie et que seules les déceptions sont à la hauteur de ce qu’on avait pu imaginer. » (p. 17) ou encore : « Le goût du gâchis, je l’ai eu si longtemps dans la bouche que j’avais inventé, pour le tourner en dérision et m’en protéger, la formule “gâchis Parmentier”. Mais ça n’aide pas la digestion. » (p. 20)

Un récit de peurs, de chutes et de ténèbres où la fêlure donne à voir la lumière, dans le sillage de Michaux. Ainsi, il y a un air de fête dans cette enfance aux éclats, avec ses blagues idiotes, ses jeux inventés – « la mémé électrique », « Kiki la galette » notamment –, ses fous rires et ses chansons, comme une « île aux enfants » interminablement recommencée : « Est-ce que c’est ça l’enfance : le lieu où l’on revient, l’espace mental qu’on a toujours habité et dont on ne peut pas longtemps être loin ? » (p. 120). « Interminablement, l’enfance », disait Stendhal et Duras à sa suite – comme une bulle soufflée avec des mots aussi fragiles qu’elle : « Je construis une petite bulle où j’ai toujours dix ans et Pauline sept, où ma mère rit pour l’éternité, une bulle où je vois le soleil même s’il pleut de l’autre côté de la fenêtre » (p. 121).

On ne sort pas indemne de ces éclats d’enfance, de cette enfance brisée qu’on ne quitte jamais tout à fait, qu’on ne peut enfermer à double tour et dont on n’a pas toujours la clé. On ne sort pas indemne d’Une enfance aux éclats de Marion Dessaules, mais on la fait sienne, comme un livre « aimé immédiatement comme la voix d’un autre monde qu(’on) entend parler en (s)oi, les mots qu(’on) cherche sans les trouver, le rythme et les paysages, le manque et les rêves. » (p. 93)

Sylvie Loignon

Mise en ligne par Arnaud Genon, le 03.07.2020