Un Roman de la Rose gay : sur Les Corps fermés de Mathieu Simonet

Editions Emoticourt, 2012

http://www.emoticourt.fr/produit/6/9782823900071/Les%20corps%20fermes

Par Philippe Lumbroso

Un texte peut être court et très profond : preuve nous en est donnée une fois encore par ce roman. Mathieu, le narrateur, nous conte sa première relation amoureuse avec un garçon de son âge, Thibaut, durant ses années de lycée. Centré sur leur avancée vers l’intime, ce récit initiatique présente trois autres personnages importants. Perrine, une camarade de classe avec qui ils vont former, du moins au début, une cellule. Les parents du narrateur : sa mère, qui occupe bien l’espace et son père, qui hante le récit comme une ombre… Les deux garçons vont-ils « y arriver », malgré les obstacles et leurs propres résistances ? Question beaucoup moins anodine qu’il n’y paraît, puisqu’il ne s’agit ni plus ni moins que de pouvoir aimer, avec le cœur et le corps, pour la première fois mais aussi pour toute la vie.

Cette étude se structure en deux temps. Le premier apporte des petits coups de projecteurs sur l’humour, sur les rapports du narrateur à ses parents, sur le rôle de l’écriture dans l’histoire des deux garçons, sur la présence du religieux ou encore sur le thème du rêve dans le roman. Le second envisage un parallèle possible entre Les Corps fermés et le Roman de la Rose, long poème allégorique du Moyen Age ayant pour sujet la quête amoureuse de l’Amant qui œuvre pour cueillir la « Rose ».

Quelques coups de projecteur…

Le roman commence de façon burlesque mais triste, presque grinçante : la description des « castes » au lycée, la danse toute diplomatique de Mathieu avec une fille lors d´une « boum » devenant objet de risée générale. C’est drôle, vivant et nous plonge directement dans nos propres souvenirs d’école ou de lycée, nous lecteurs : que celui qui n’a pas connu cela lève le doigt ! Cette autodérision, seule porte de sortie à la cruauté ambiante, a cependant un petit goût acide. La description de son chemin de croix avec cette fille, choisie au petit bonheur par son père dans un parc, et son héroïque baiser sur la bouche relèvent du tragi-comique : « je ne pouvais plus lui échapper. Il fallait que j’attaque sa bouche. J’ai fermé les yeux, ouvert les lèvres. J’ai tourné ma langue sans réfléchir. » Comment ne pas penser à un portrait de l’auteur en Buster Keaton, clown triste et merveilleux ? Autodérision, ou plutôt cruauté retournée vers lui-même. Mais la cruauté est contagieuse et le narrateur y succombe sans s’en rendre compte, pour un court moment, avec le « Boudin » : sa brève relation avec cette fille haute en couleur, « queue de cheval dressée sur la tête », mais pas très « fut ’fut », - « elle m’écrivait des mots codés hyper simples que je faisais mine ne pas pouvoir déchiffrer »-, est aussi humoristique et nous renvoie à nos propres souvenirs… Mais on trouve toujours dans cet humour un brin d´acidité, car ces blessures-là peuvent mettre du temps à cicatriser. La cruauté nous tiendra la main durant tout le roman.

Les parents de l’auteur sont au cœur de son travail (Les Carnets Blancs, La Maternité). De son père, dont la première apparition pour le moins « à côté de la plaque » consiste à choisir une fille pour son fils dans un parc, on apprend « qu’il est allé dans un asile ». Bien sûr ce père, et sa parole, manquent cruellement au narrateur, hanté par l’inquiétude d’avoir hérité de cette folie. La mère est autrement présente ! Pas si simple d’ailleurs, cette mère. Certes elle est jalouse, possessive, violente, elle surgit, y compris dans ses rêves, vociférant comme une harpie pour empêcher son fils de jouir, d’être libre et lui allonger des claques au besoin. Il a 16 ans, et sa mère est une Folcoche. Mais d’abord, quand elle se raisonne, elle lui loue une chambre, consciemment elle veut absolument le bien de son enfant et à son propos elle a bien un sixième sens, sans doute comme toutes les mères. Et puis aussi il y a cette scène où, invitée à une soirée, elle fait véritablement un scandale à ses hôtes car son beauf d’amant n´est pas le bienvenu : certes elle fait honte à son fils mais elle au moins, elle défend son désir, c’est bien une adulte.

Ce qui est très étonnant et aussi très réaliste, c’est à quel point l’écriture, les écrits, les lettres, aident les deux garçons à avancer dans leur amour, presque concrètement, quand la parole et/ou le corps bloquent : l’écriture est là pour eux, comme les voyantes pour d’autres, sauf que là ça marche. La première lettre est joliment qualifiée de « lourde, longue », « excessivement longue », mais après tout le pouvoir de l’écrivain n’est-il pas en effet de cet ordre, phallique ? « Cette lettre n’était pas une question qui attend une réponse » (vraiment ?). Thibaut, qui depuis le début ne répond jamais vraiment aux questions, promet néanmoins de répondre à cette lettre-ci. On imagine aisément qu’il puisse se défausser une fois de plus, après tout un dieu ne s’adresse à ses créatures que plutôt rarement. Mais Thibaut, et en cela il est bien un homme, répond. Bien sûr sa réponse est lapidaire, décevante, sans doute craint-il l’envahissement : il élague. Mais du moins naît entre eux une correspondance. A ce moment du récit apparaît cette extraordinaire image du tunnel, qui reviendra avec force un peu plus tard : « Cette correspondance était un tunnel entre nous. Un tunnel par lequel nous nous disions des choses douces, dures, un tunnel dans lequel nous avions des disputes particulières, des explications ». Correspondance, tunnel, nous sommes bien dans les transports en commun.

Alors que le corps du narrateur s’est bloqué sous les caresses de Thibaut, « comme un tronc d’arbre », ce dernier va « déflorer » son journal intime, contre son gré. Vraiment contre son gré ? Ce journal, n’a-t-il pas été écrit pour cela, pour être lu, un jour, par la personne aimée ? Bien sûr impossible de ne pas penser ici aux « Carnets Blancs », le premier roman de l’auteur, à tous ses carnets confiés,- livrés en pâture ?-, aux créateurs pour qu’ils les transforment à leur fantaisie. Le christianisme parcourt tout le roman. D’abord plutôt joyeusement, puisque c’est au pèlerinage de Chartres que Mathieu, petit gars du catéchisme, rencontre Thibaud, entre une cohue de colonie de vacances et un rock’n’roll endiablé sur Jésus-Christ entonné par « une dame patronnesse super drôle ». Mais on est vite mis au parfum et l’encensoir reprend ses droits. Mathieu apparaît bien comme littéralement torturé par sa culpabilité liée au « péché ». Elle le pourchasse jusque dans ses actes et pensées les plus intimes. La masturbation d’abord : « Je savais que le plaisir était sale, que le plaisir devait être craint. Je savais qu’il fallait souffrir, aider les autres, ne pas se plaindre, ne pas s’aimer, ne pas se toucher. Mais le Diable était plus fort que moi ». Le Diable ! Vision d’enfant terrifié : nous sommes bien encore au Moyen-Age, dans un tableau de Jérôme Bosch. Il y a aussi la violence qu’il s’inflige pour devenir hétérosexuel : il se force à draguer une fille, avec au programme baiser sur la bouche, palpation en règle des seins, et la suite : « Tout cela il le fallait car Dieu l’avait voulu : être hétérosexuel faisait partie du devoir des chrétiens. » Tant de détresse ne peut susciter que la révolte du lecteur.

La grande pureté morale du narrateur apparaît assez vite : il a un constant souci des autres et horreur de faire du mal par jeu. Lorsqu’il se trouve en face de cette gentille fille un peu sotte surnommée le « Boudin » par Perrine et Thibaud, il se rend compte que son peu de sincérité fait souffrir cette gentille fille et il est « retourné ». Bien sûr il aurait été plus simple et plus courageux d’oser avouer à Thibaud son attirance pour lui au lieu de se « servir » d’elle pour l’épater ou lui donner des gages : qu’il sait aimer, désirer, s’investir, embrasser… mais c’était bien sûr pour lui impossible à ce moment-là. Et là, devant elle, il éprouve un subit besoin de « réparer » (sa faute ?), son dégoût tombe et il l’embrasse. Est-ce la détresse qu’il perçoit en elle qui la rend désirable ? Le désir du narrateur est-il exactement désir de réparer l’autre ? Pas ici, c’est une fille. Il l’embrasse mais ne nous dit pas la désirer : c’est une sorte de « baiser de paix ». Mathieu explicite très tôt son désir pour les hommes : « pour moi, il y avait un mystère masculin comme pour d’autres il existe un mystère féminin. Le mystère masculin, c’était une tour aux murs froids à l’intérieur desquels j’imaginais des coffres. C’étaient des coffres fermés que personne n’avait jamais pensé ouvrir. Des coffres à l’intérieur desquels se seraient trouvés des émotions en miniature, des contradictions non lues, des rêves jamais pensés. Plus Thibaut soutenait que sa vie était banale, qu’il n’avait aucun secret, qu’il ne pleurait jamais, plus j’étais attiré par lui ; plus je rêvais de le comprendre, d’acquérir sa confiance, de rentrer dans sa tour, de monter les marches pour trouver le coffre. L'ouvrir. Et là, pour la première fois au monde, le faire pleurer. » Ecriture somptueuse, très symbolique, aux accents ésotériques ou alchimiques. Faut-il rappeler ici l’expression du mystique rhénan Maître Eckhart (1260-1328) « Le petit château fort de l’âme », désignant ce lieu en soi, très pur, où l’âme « plonge en Dieu » ? Ce sont ces garçons qui se croient dépourvus d’âme et d’intériorité que le narrateur désire intensément bouleverser en remontant du tréfonds d’eux-mêmes ce coffre « virginal » pour leur chuchoter : voilà ce que tu recèles en toi, une parcelle de Dieu, ni plus ni moins.

C’est bien sa foi, attisée par le désir, qui le porte dans cette quête de l’Autre. D’abord sa certitude qu’il est, lui plus que quiconque, le créateur de sa propre vie. Foi à dure épreuve en face de l’énigme Thibaut et l’opacité de son désir. L’attitude de ce garçon, exigeant du narrateur qu’il s’abandonne à lui corps et âme, « pieds et poings liés » comme à un maître, qu’il se dénude l’âme, allant jusqu’à lire son journal intime, et ne lui adressant en retour que de sadiques fins de non-recevoir, - il n’est pas gay, il ne ressent rien à son contact, il n’a pas de fantasmes -, est juste perverse. Cette non-parole en partie démentie par une attitude quelquefois tendre, est un véritable poison, instillant une peur de l’abandon et une insécurité permanentes. Où le narrateur trouve-t-il donc cette persévérance et ce courage inouïs pour ne pas tout abandonner en chemin ? Juste dans sa foi. Le roman est électrisé par cette foi qui ne peut être que celle de l’auteur lui-même. Pas tant foi en Thibaut lui-même, dont finalement on ne sait toujours quasiment rien en fermant le roman, si ce n’est qu’il n’a pas abusé de sa position dominante, mais foi en « quelque chose » de plus indéfinissable.

La foi, sorte de confiance naïve dans la bienveillance de Dieu ? Oui mais surtout capacité à s’émerveiller, respect de la puissance de la Nature, de ses secrets et de sa magie, sens du mystère profond de la vie. L’épanouissement, la métamorphose du corps adolescent de Perrine, la fièvre qui s’empare d’elle quand elle est amoureuse, sa transfiguration, éblouissent le narrateur. Ou la stupéfaction à sa première vision de Thibaut, vision hypnotique, sorte d’épiphanie, lui imposant silence. Quand il le retrouve dans sa classe,- simple hasard ?-, et que celui-ci lui dit le reconnaître du pèlerinage de Chartres, il rougit d’émotion. Enfin sa perception magique de la mécanique sexuelle, à priori si puérile, n’est-elle pas aussi un respect sacré, teinté d’effroi, devant les mystères du corps humain et de la Nature ?

Parmi les grands mystères de la vie et de l’esprit humain, il y a les rêves. Le rêve apparaît très tôt dans le roman. Après sa première rencontre avec Thibaut, à Chartres, le narrateur range mentalement son image dans « le cimetière des graines », sorte de fichier mémoire des beaux garçons mis sur sa route, et qu’il ouvre au coucher quand il veut que l’un d’entre eux vienne habiter sa nuit. « J’avais fait mon deuil du désir et le seul espoir que j’entretenais c’était celui de pouvoir coucher avec un garçon au cours d’un rêve ». Y-a-t-il un choix à faire entre la vie rêvée et la réalité, laquelle faut-il préférer ? Fernando Pessoa inclinerait tout de suite pour la première, mais il est légitime d’affirmer au contraire que la vie est plus amusante quand on cherche à y réaliser ses rêves. Shakespeare, s’exprimant à travers le magicien Prospero de La Tempête, est lui plutôt conciliant : les deux sont coupées dans le même tissu. « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil ». Et si ce roman, dont la fin ressemble tellement à un réveil, était un rêve ? Récit certes, mais d’une histoire vécue, ou d’une histoire rêvée, espérée, imaginée …? Glose inutile : c’est de la littérature, ce n’est pas la vrai vie, ni non plus de l’Histoire, c’est « juste » une (auto)fiction.

Enfin, nous en arrivons à ce rêve incroyable du narrateur. « J’étais dans un tunnel. Il y avait un homme nu qui était allongé. Cet homme allait mourir et il me suppliait de le sucer, pour être sauvé. J’avais posé mon manteau, m’étais agenouillé. » A cet instant, la voix de la mère de Mathieu, rompant violemment le silence, l’appelle pour ranger sa chambre, ordre sans appel. Il se dépêche « comme un fou ». Mais à son retour, « l’homme n’était plus là. » Quelques « associations ». D’abord le « tunnel », image déjà employée quand les deux garçons correspondaient. Ce n’est pas « La Caverne » de Platon, mais c’est bien un lieu mythologique, sombre et sacré, lieu privilégié de l’échange, du passage : comment ne pas évoquer ce fameux « tunnel qui mène à la lumière » décrit par les gens qui ont vécu des « expériences de mort imminente », et magnifiquement représenté par Jérôme Bosch dans son tableau la Montée vers l’Empyrée ?

Le « manteau » fait bien sûr penser au manteau de pèlerin ou de saint. Saint-Mathieu, Saint-François d’Assise, ou alors est-ce la « cape » de Saint-Martin de Tours, mot ayant donné naissance à la « chapelle », au « chapelet »… ? La mère le rappelle littéralement à l’ordre (de sa chambre, monastique ?). Enfin cet homme mourant, - son propre père ?-, où s’est-il donc évaporé, a-t-il été emporté par le Diable dans la Nef des Fous, gît il maintenant en Enfer, au Paradis… ? Il est absent, c’est tout. Le narrateur, parce qu’il n’a pas su désobéir à sa mère, n’a pas eu le temps de sauver cet homme, et porte sans doute son absence comme une béance dans le cœur. Ce rêve magnifique qui est le point de jonction du religieux et du sexuel chez l’auteur/ narrateur, est une Scène Primitive. D’une grande limpidité, il garde néanmoins son mystère : il est universel.

Les Corps fermés, un Roman de la Rose gay ?(1)

Le Roman de la Rose, long poème allégorique de plus de 22000 vers dont la rédaction par Guillaume de Lorris a commencé vers 1230 et a été poursuivie par Jean de Meun quarante ans plus tard, retrace sous la forme d’un songe l’histoire d’une initiation amoureuse et ses différentes étapes. Alors que le premier livre est un hymne délicat à l’amour courtois, et s’achève sur l’Amant se lamentant devant les hauts murs du château de Jalousie où est enfermée la rose, le deuxième, d’une toute autre tonalité, conte l’attaque du château et la cueillette de la rose, et offre un répertoire des stratégies de la séduction. Ce roman est considéré comme le plus grand recueil sur l’art d’aimer au Moyen Age, et porte en exergue, « Ci est le Roman de la Rose/Où l'art d'Amour est toute enclose ». Il a connu une large diffusion puisque près de 300 manuscrits ont vu le jour, dont les trois quarts sont illustrés. Le Duc de Berry avait dans sa bibliothèque cinq exemplaires richement enluminés de cette œuvre.

L’Amant endormi dans le Verger de Déduit fait le songe de sa quête, de son lit naît un buisson de roses. Il rencontre d’abord des vertus anti-courtoises : Haine, Félonie, Convoitise, Avarice, Envie, Tristesse, Pauvreté, Papelardie (hypocrisie religieuse). Puis frappant à la porte du Verger de Déduit (plaisir), l’Amant est accueilli par Oiseuse. Celle-ci lui ouvre un monde paradisiaque où une troupe de jeunes gens et de jeunes filles dansent, - l’Amant aussi est invité à entrer dans la carole -, autour du dieu d’Amour, identifié à un jeune prince, puis cherchent l’ombre pour conter fleurette : « Il n’y a pas de plus grand paradis que d’avoir une amie à son gré ». Dans la fontaine où mourut Narcisse, l’Amant aperçoit le buisson de roses, objet de sa passion, puis, au côté de l’auteur, s’abîme dans la contemplation de ce « miroir périlleux » où les hommes sont pris au piège d’une passion dévorante et mortifère. Touché à l’œil par la flèche Beauté du dieu d’Amour, l’Amant, en pâmoison, s’en fait alors l’homme-lige, le vassal du dieu d’Amour, et échange avec lui le baiser (osculum). Puis il place ses mains jointes dans celles de son seigneur (immixtio manuum). Celui-ci, entendant se réserver l’usage exclusif de son nouvel homme, ferme à clef le cœur de l’Amant et lui enseigne ses commandements. Encouragé par Bel-Accueil à s’approcher de la rose, l’Amant franchit la haie, mais la fleur est bien défendue : Chasteté est gardée par Danger et Malebouche. Quand l’Amant s’enhardit à demander à Bel-Accueil un baiser de la rose, Danger, avec sa massue, bondit de sa cachette, mettant Bel-Accueil en fuite. L’Amant éploré rencontre alors une dame d’une très grande beauté, Raison, qui lui assure que c’est folie d’aimer : « Un homme qui aime, ne peut rien faire de bon dans ce monde ». L’Amant marque son désaccord. Franchise et Chasteté intercèdent auprès de Danger. Une dernière tentative de l’Amant, encouragé par Bel-Accueil et poussé par Vénus qui tient un brandon enflammé, échoue de peu. A cause de la médisance de Malebouche, Bel-Accueil est enfermé dans un château construit par Jalousie, au pied duquel l’Amant se lamente. (Fin du premier livre).

Après un discours de Raison sur les différentes formes d’amour, suit une longue évocation de Fortune, aveugle, distribuant aux uns et aux autres des breuvages représentant maux ou bonheur.

L’Amant, cherchant le chemin le plus rapide pour rejoindre Bel-accueil, découvre, près d’une fontaine, une noble dame : Richesse, qui garde le chemin de Trop Donner et qui le met en garde : « Ne devient pas riche qui veut. Le chemin de Richesse est fait de plaisirs dangereux : il mène à Pauvreté et à Faim ». Le dieu d’Amour entend aider l’Amant à délivrer Bel-Accueil de sa prison. Il convoque les barons de son armée, parmi lesquels se sont glissés Faux-Semblant, vêtu en moine et Abstinence Contrainte. Ces derniers attaquent le château par derrière. Malebouche, pris de remords d’avoir annoncé à Jalousie que l’Amant avait embrassé la rose, se confesse à Faux-Semblant, qui en profite pour lui couper la langue. Obstacle essentiel à la conquête du château, Malebouche est éliminé. Le combat qui oppose alors les troupes du dieu d’Amour aux portiers du château de Jalousie, se présente comme autant de combats singuliers, (Franchise contre Danger), mais échoue. On envoie chercher Vénus. Suit un face à face de Nature avec le prêtre Genius. Elle se confesse, elle dont la faute essentielle est d’avoir créé l’homme, il l’absout. Après la lecture de Genius, tous lancent l’assaut final. Avec son brandon enflammé, Vénus vise une petite meurtrière de la tour. Ici est conté le mythe de Pygmalion : tombé amoureux de sa propre sculpture, une statue d’ivoire, il fut exaucé par Vénus qui, à condition qu’il renonce à la chasteté, donna vie à son œuvre. Le château de jalousie s’enflamme. L’Amant, en pèlerin, se dirige alors vers la meurtrière, but de sa quête. Il s’agenouille devant les piliers qui cachent le sanctuaire, soulève le rideau, fait pénétrer son bâton. S’approchant ainsi du rosier, il cueille la rose. Il rend à plusieurs reprises grâce au dieu d’Amour et à Vénus. Puis il s’éveille.

Correspondances entre Les Corps Fermés et Le Roman de la Rose

Les Corps Fermés est un roman de l’adolescence, ce moyen-âge affectif, trouble et parfois très long, qui précède la renaissance : l’accession à l’âge - et la sexualité - adultes. Dans le Roman de la Rose, c’est explicite, le récit est le songe de l’Amant, et Les Corps Fermés a quelque chose d’un rêve éveillé. Rappelons que les personnages du Roman de la Rose sont des allégories, clairement nommées comme telle -mais aussi représentées dans les enluminures- alors que ceux des Corps fermés sont des « vraies » personnes, et pourtant…

En ce qui concerne le premier livre, nous pouvons mettre en parallèle les vertus anti-courtoises du début (Haine, Félonie, Vilenie) avec tout ce monde de fausseté. Fausses valeurs : castes au lycée, bourgeoisie arrogante, hypocrisie religieuse (Papelardie), hétérosexualité normative et intolérante ; fausses attitudes : mensonge à soi-même, soumission aux normes et au regard des autres, en particulier tentatives tragi-comiques de singer l’hétérosexualité… Le personnage de Oiseuse, femme coquette, bavarde, mais qui ouvre à l’Amant un monde paradisiaque (Déduit, Liesse, Beauté, Richesse, Franchise), l’invitant dans la danse (la carole) avec le dieu d’Amour, et qui a étrangement, comme le « Boudin », les tresses relevées, n’est-ce pas Perrine ? N’est-ce pas elle qui invite le groupe à regarder en soi, à dire les choses avec franchise (Franchise !), ouvrant à l’intime et au partage ?

La fontaine de Narcisse, ce « miroir périlleux » où l’Amant découvre l’objet de sa passion, le buisson de roses, n’est-ce pas le symbole de la rencontre épiphanique et spéculaire Mathieu-Thibaut ? La flèche Beauté du dieu d’Amour touche bien l’Amant à l’œil. L’osculum est évoqué par son baiser au « Boudin ». Quant à la vassalisation de l’Amant par le dieu d’Amour, n’est-elle pas tout à fait semblable à celle progressive du narrateur par Thibaut ? L’immixtio manuum n’est-il pas se livrer « pieds et poings liés » à son seigneur ? Enfin la fermeture du cœur à clef : assez rapidement Perrine a été mise sur la touche, et la relation des deux garçons est devenue exclusive. Le dieu d’Amour enseigne ses commandements à l’Amant – tandis que Thibaut n’enseigne rien, il veut juste l’absolu abandon de Mathieu, tout au plus lui donne-t-il quelques coups de pouce ici et là, comme de le prendre sur son scooter, lui faisant goûter une liberté capiteuse. Néanmoins il est posé que conquérir la rose va être un apprentissage initiatique.

Le personnage de Danger, symbolisant toutes les résistances à la cueillette de la rose, muni d’une massue, violent, ne trouve-t-il pas une figure fidèle en la mère du narrateur ou en tout cas son côté mauvais, la grande interdictrice, par exemple de la fellation de l’homme dans le rêve, la Sphinge, celle qui barre systématiquement l’accès à la jouissance ? Ses bons côtés peuvent être représentés par les vertus protectrices de la rose plus conciliante, Franchise et Pitié, qui négocient auprès de Danger le retour de l’Amant près de Bel-Accueil. L’Amant se détourne de Raison : l’obstination et les risques psychologiques pris par le narrateur dans son désir impérieux d’aller au bout de son amour ne sont-ils pas aussi déraisonnables ? Enfin Honte (masturbation, homosexualité) et Peur (de l’abandon) nous accompagnent tout le long du récit des Corps Fermés. Mais l’Amant échoue au pied du château de Jalousie, du moins dans ce premier livre de Lorris.

Dans le deuxième livre, le récit poursuit son cours plutôt logiquement, mettons juste en relief les analogies. La rencontre de Fortune rappelle que dans ce jeu, ce loto de l’amour, il est aussi des perdants, qui n’en connaît ? Richesse rappelle que si l’on veut trouver un chemin trop rapide, on risque d’emprunter le chemin de Trop Donner, trop (se) donner, et on encourt le risque du dénuement, critique pour le narrateur des Corps fermés. Quand l’assaut du château est lancé, le premier combat face à face oppose Danger à Franchise et se solde par l’échec de ce dernier : dire les choses directement se heurte au mur des résistances de Thibaut et le narrateur ne peut même parler à sa mère, sous peine de claques. On voit apparaître ici un thème fondamental : il est nécessaire de bien dire, de passer maître en la matière. Et si Malebouche, pour nous jusque ici l’allégorie de la médisance, était en fait bien plus, au sens littéral de son nom, celle du « mal-dire » ? Tout l’enjeu de la quête étant justement de trouver « les mots justes », de se frayer un chemin à travers le dire ? Il faut donc couper la langue de Malebouche et c’est Faux-Semblant qui s’en charge : commencer à avoir la maîtrise de la langue, c’est perdre en spontanéité, peut-être rentrer dans le jeu de l’ambiguïté et du faux-semblant, mais c’est une première étape nécessaire.

Vient l’épisode où le prêtre Genius confesse Nature, et on sent là pointer un désespoir métaphysique : l’homme est-il une erreur ? Et si la nature est mal faite, si c’est « la mort de la rose », faut-il se mettre à la philosophie comme le conseille cet élève au narrateur ?

La réponse vient presque naturellement avec le mythe de Pygmalion. Il est nécessaire de sculpter, d’habiller, de parer et d’embellir une figure, une création, en priant pour que Vénus donne vie, corps et âme à cette création : n’est-ce pas tout l’enjeu de l’écriture ? Notons qu’il lui faut pour cela renoncer à sa chasteté : créer une œuvre vivante, c’est (comme) faire l’amour. Lettres, journal intime, roman : la réponse proposée est non la philosophie, mais bien la littérature.

La scène où Vénus lance sa flèche enflammée « dans une meurtrière que Nature a placée entre deux piliers » du château de Jalousie - métaphore sexuelle évidente - renvoie bien sûr à toutes ces scènes d’excitation sexuelle des deux garçons - et elles sont de plus en plus ardentes ces scènes-, jusqu’à l’embrasement final (des deux garçons et du château de Jalousie), vécu dans un état second.

La scène finale du Roman de la Rose - l’Amant se dirige vers la meurtrière, soulève le rideau et fait pénétrer son bâton entre les deux piliers - trouve une correspondance extraordinaire dans Les Corps fermés. Thibaud avertit le narrateur qu’on a caché dans son sac une (sale) « bête ». Muni d’un bâton, le narrateur s’approche du sac, qui semble bouger. « Le bâton a pénétré l’orifice du sac (…) D’un coup bref, j’ai frappé contre la fermeture éclair ; les parois de tissus se sont écartées. A l’intérieur du sac, il y avait une enveloppe colorée avec des feutres. J’ai reconnu l’écriture de Thibaud. Thibaud m’avait écrit une lettre. Il me disait : Je t’aime. » Alors que nous sommes métaphoriquement à l’instant même de la pénétration sexuelle - le mot tissus, mis ici au pluriel évoque presque les muqueuses - la cueillette de la rose est un dire, une parole, un simple et pur « je t’aime ». Cet aller-retour constant, dans le Roman de la Rose comme dans Les Corps fermés, entre les mots et les corps, est simplement bouleversant. Que ces deux romans se répondent ainsi à sept siècles de distance peut paraître troublant, presque fantastique. C’est en tout cas le signe qu’ils touchent tous les deux à quelque chose d’essentiel : une structure cachée, un archétype, une psyché humaine qui résisterait au passage du temps, un mythe éternel.

Ce beau roman, Les Corps fermés, écrit dans une langue simple et profonde, fait de Mathieu Simonet un grand écrivain. Ce roman initiatique raconte le chemin difficile et douloureux d’un adolescent pour rentrer dans le réel, apprendre à écouter son corps, vivre selon un principe et un temps intérieurs, se centrer, se sexualiser, s’autonomiser. Ce roman nous dit aussi que ce chemin, on ne peut le faire seul, on ne peut le faire non plus sans confiance, sans amour, sans risque, sans foi. A cet égard selon nous un livre religieux - religare, relier- puisque reconnaissant l’importance du lien à l’autre dans son propre épanouissement. Religieux aussi car plein d’espoir en la vie, sachant qu’elle est remplie de mystères. C’est en outre un livre mystique, de par l’empreinte psychologique, presque corporelle, qu’a laissé sur le narrateur/auteur son rapport au divin et sa sensibilité au péché. C’est enfin un livre sur la santé mentale car c’est la réappropriation de son corps et de son esprit par ce jeune homme, sa victoire sur des peurs très archaïques, rendant enfin possible l’ouverture aux autres, et l’amour. Ce texte sera peut-être un jour la Bhagavad-Gita des jeunes homos, et de tous ceux qui veulent « tenter l’expérience » : aimer…

(1)Note : Pour cette section on consultera avantageusement le n°42 de la revue « l’Art de l’enluminure », septembre-octobre-novembre 2012, pages 2 à 61, consacré aux deux livres du Roman de la Rose, celui de Guillaume de Lorris et celui de Jean de Meun, avec de nombreuses illustrations, et dont je me suis très largement inspiré pour ne pas dire plus…

Philippe Lumbroso

Mise en ligne Arnaud Genon