« L’autofiction est la fictionnalisation du vécu par la manière de l’écrire .(1) »
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Serge Doubrovsky, né en mai 1928 à Paris, incarne depuis 1977 le terme qu’il a créé et dont la critique aujourd’hui use et abuse : l’autofiction. A la sortie de Fils (2), attiré par le titre étrange (fils d’une mère, fils d’Ariane ?), le futur lecteur découvrait en quatrième de couverture la formule suivante : « Autobiographie ? Non. Fiction, d'événements et de faits strictement réels. Si l'on veut, autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure d'un langage en liberté .»(3) Si ce terme était apparu sous la plume de Serge Doubrovsky seulement au milieu des années 70, qu’en était-il de son écriture avant qu’il l’ait liée autant à l’autobiographie qu’à la fiction, avant qu’il « fictivise » (pour reprendre son propre terme) la réalité de sa vie à travers un emploi des mots consonantique ? Dans le contexte qui est le nôtre, il n’est pas inintéressant de rappeler qu’à de multiples reprises Serge Doubrovsky affirme n’écrire ses romans qu’à la machine. Dactylographier directement ses pensées sur une feuille blanche qui ressemble à une feuille du livre à venir lui permet d’agir sur la langue de manière plus visuelle, plus mécanique, mais plus sentie aussi, plus entendue, les mots s’accrochant les uns aux autres selon leur son, selon leur sens, les blancs prenant dès le début leur place définitive dans le texte. Pour Serge Doubrovsky, l’écriture ne peut, per se, s’éloigner des associations d’idées, d’images, de sons, donc de la vie telle que seul un JE peut l’entendre. Non qu’il ait besoin de s’entendre lire son texte à voix haute comme en éprouvait le besoin Flaubert, mais taper ses mots sur une page vierge lui rend possible de visualiser son écriture, tout comme un compositeur traduit en notes et clés, en blancs et double points ses images de la vie. Jamais on ne trouvera dans les archives de Serge Doubrovsky un cahier d’élève ou des feuillets de classeur troués, supports si souvent prisés par ses collègues écrivains. La dactylographie directe de son texte est pour lui une manière de se délier de soi, d’éviter que sa propre écriture manuscrite ne le fasse revenir en arrière, que ce soit par un tracé illisible sur lequel il devrait s’attarder lors de sa relecture le lendemain ou par des ratures trop dérangeantes qui fausseraient la mise en page de ses pensées. Son écriture, pour rendre compte de la rapidité du temps qui passe, se doit d’éviter coûte que coûte la forme intimiste, sérieuse et appliquée des journaux intimes simplets. Cet acte, répété tous les jours de 10 heures à 14 heures, frôle chez Serge Doubrovsky l’écriture automatique et lui évite la noyade en lui-même.

Onze ans avant la parution de Fils, il s’était lancé dans la rédaction d’un premier roman dont le titre initial était L’EVASION (4) et que nous vous présentons ici. Il s’agit précisement de l’avant-texte de ce qui deviendra plus tard La Dispersion (5). En 1966, le futur auteur était un jeune critique reconnu, son Corneille et Pourquoi la nouvelle critique (6) avaient paru dans des maisons d’édition prestigieuses , il enseignait à Brandeis University. Mais Le Jour S (7) , un recueil de nouvelles américaines, était resté (jusqu’aujourd’hui) confidentiel. Approchant la quarantaine et venant de vivre une histoire passionnelle avec une Tchèque, il ressentait le besoin d’écrire. D’écrire un roman, L’EVASION.

Avec ce dossier génétique , nous sommes face à un phénomène rédactionnel rarissime chez Doubrovsky, car la première version de ce qui allait devenir La Dispersion compte une cinquantaine de feuillets écrite au feutre, à la main et ce sont les uniques manuscrits que nous possédons de cet auteur. Ces folios lancent le chercheur sur une piste intéressante qu’on ne pourra que frôler ici mais qui mériterait d’être plus longuement développée : en quoi l’écriture manuscrite rive-t-elle l’auteur à une écriture plus personnelle, plus intimiste ? Pourquoi Serge Doubrovsky a-t-il eu, au contraire, ensuite, besoin de se débarrasser du lien direct entre sa main qui tient le feutre et le papier pour inventer son style autofictionnel ?

Ce dossier se présente comme suit : sur une chemise beige format A4, tracé au feutre noir, on lit, écrit en grandes lettres prenant un tiers de la place libre, L’EVASION. Au verso de la chemise, en haut à gauche, l’auteur a écrit : « Commencé 09-11-66 ». En-dessous : « Interrompu et repris 27-1-69 ». Ces dates très précises attestent que Serge Doubrovsky avait tracé les mots inauguraux de son roman suite au premier départ de son amoureuse qu’il ne croyait plus jamais revoir. Les feuillets manuscrits qui ouvrent ce roman vrai rendent compte d’une colère vive ressentie contre la femme qui quittait Serge (l’auteur et le narrateur) pour aller se marier quelques jours plus tard dans son pays, cette colère devant être déversée sur du papier pour que l’homme en devienne maître. L’écriture est encore peu sûre, tâtonnante, les corrections interlinéaires sont multiples et rendent parfois illisible le texte initial, barré, repris et rebiffé. On peut, çà et là, reconnaître les futurs thèmes clés de l’œuvre de Serge Doubrovsky tels la corporalité, le délabrement de la vie, des lieux liés à des souvenirs obsessionnels, le vide, l’amour physique. Si l’auteur ancre déjà son histoire dans un moment précis de sa vie – le départ d’une femme aimée -, choix engendrant de multitudes associations très diverses qui se faufilent dans le texte en train d’advenir, le style doubrovskien qui, aujourd’hui, est reconnaissable entre maints autres styles, n’est pas encore formé. Les fameux blancs qui déchirent la page n’ont pas pris possession du texte, les associations, les attirances entre les sonorités ne sont pas aussi marquées que dans les œuvres ultérieures, même si l’on peut indubitablement déceler dans cette jeune écriture les débuts de ce qui deviendra la voix doubrovskienne.

Une particularité supplémentaire de l’avant-texte manuscrit de La Dispersion concerne le choix du support (8). Serge Doubrovsky inscrit son histoire non sur des pages blanches, impersonnelles, mais sur des feuilles « privées » - bloc note classique de couleur jaune lignés de bleu utilisé par tous les universitaires et étudiants américains pour prendre des notes et que l’on trouve dans toutes les librairies universitaires , d’un format un peu plus étroit que du A4 (9). Ce bloc sera dès le second mouvement rédactionnel échangé contre le papier à machine à écrire vierge et, simultanément, le contenu du roman passera d’une écriture personnelle dont le destinataire était la femme perdue à une écriture dédiée à d’autres, aux futurs lecteurs. Une comparaison entre le manuscrit, L’EVASION, et le livre publié est possible car il existe à l’IMEC une étape intermédiaire : le tapuscrit de La Dispersion, version dactylographiée de l’état prééditorial du roman. Cette version plus tardive diffère en des points cruciaux de la version écrite à la main : la topographie de la page n’est plus linéaire mais elle est déjà quasiment identique à celle du livre publié. Serge Doubrovsky a remplacé la syntaxe classique du premier jet contre celle, trouée, déchirée, arrachée, qui fera son style. Le thème du début, le départ en train de son amour, est gardé, mais il perd de son importance pour laisser place à l’écriture d’une autre perte, celle de la liberté sous l’Occupation allemande.

Amorcé en 1966, le texte ne comptera durant plusieurs années qu’une cinquantaine de feuilles, sur lesquelles Serge Doubrovsky inscrira d’abord au feutre noir puis au feutre bleu (ses outils de travail pour l’université) la rencontre de la femme étrangère qui lui révèlera la particularité de sa vie, sa malédiction : son être double. Mais en passant de l’écriture manuscrite à la dactylographie, le roman perdra en violence sentimentale pour gagner en tissage interthématique ou dont « l’évasion », les évasions restent les plaques tournantes. Finalement, les premiers feuillets manuscrits dont nous vous présentons ici un florilège serviront surtout à oser le saut vers la grande Histoire que font toutes les petites histoires.

Pour lire les feuillets publiés et leur transcrption, veuillez voir le numéro de La Revue Littéraire, n° 36.

NOTES

(1) Michel Contat, Portraits et rencontres, « Serge Doubrovsky : Quand je n’écris pas, je ne suis pas un écrivain », Genève, Editions Zoé, 2005, p. 232 sq.
(2) Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977, rééd. Folio, 2001.
(3) Le texte intégral se lit comme suit : « À peine sorti de chez lui, voici S. D. déversé en plein Grand Central Parkway, l'autoroute qui mène à New York : au fil des souvenirs qui assaillent son réveil, des routes qui sillonnent sa vie, se dit un exil américain, douloureux et énigmatique. Ces fils, où tenter de les dénouer, sinon chez son analyste, au cours d'une longue séance, où ils s'obstinent à s'enrouler autour du personnage du fils. Particulièrement, dans le rêve du monstre marin, surgi du texte de Racine dans l'esprit du critique endormi. L'interprétation du rêve se reversera dans l'explication du texte racinien, dont la nouvelle lecture permettra de relire en retour la vie du narrateur, qu'on aura suivi entre-temps, après la visite au psy, à travers le tintamarre solitaire de New York, les silences calfeutrés de l'université, jusqu'à la salle de classe où s'accomplit sa jouissance : le dénouement. Autobiographie ? Non. Fiction, d'événements et de faits strictement réels. Si l'on veut, autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure d'un langage en liberté. »
(4) Dossier génétique conservé à l’IMEC depuis 2006.
(5) Serge Doubrovsky, La Dispersion, Paris, Mercure de France, 1974.
(6) Serge Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris, Editions Gallimard, 1963. Pourquoi la nouvelle critique, critique et objectivité, Paris, Mercure de France, 1966.
(7) Serge Doubrovsky, Le Jour S, nouvelles, Paris, Mercure de France, 1963 (épuisé).
(8) Un dossier génétique, dans le langage des critiques généticiens, est la totalité des manuscrits, dactylographies, bref des avant-textes d’un texte.
(9) Merci à Patrick Saveau, ancien étudiant de Serge Doubrovsky, pour cette information.