Initialement paru dans Les Temps modernes, n° 611-612, déc. 2000-janv.-fév. 2001, p. 167-178.

Laissé pour conte, le dernier volume paru des « autofictions » de Serge Doubrovsky (en 1999), donne une occasion privilégiée d'observer ce qu'est devenue, vingt-deux ans après Fils, l'autofiction comme invention d'écriture. Ce texte se présente comme le moment d'une crise narrative qui est aussi un moment de vérité poétique : que fait Doubrovsky quand, pour la première fois depuis La Dispersion (1969), son existence ne lui fournit plus de matière narrative nouvelle, incarnée en une femme nouvelle, à fixer dans le précipité des mots ? Le modèle d'écriture mis au point avec Un amour de soi ne semble plus opérant, qui faisait avancer au rythme d'une chronique régulière, quinquennale, le récit de la vie de l'auteur-narrateur : « quand ma vie forme d'elle-même une phase révolue, lorsqu'une page se tourne, je l'écris, comme un roman »(1) , rappelle le narrateur de Laissé pour conte, évoquant avec nostalgie la manière qui a fait ses belles années autofictives.

Que fait Doubrovsky, alors ? Pour le texte de 1999, il doit trouver autre chose. La réponse qu'il donne mêle, comme à l'accoutumée, écriture et existence : avec quelque complaisance, et comme se souvenant de Chateaubriand, il dit vouloir écrire le tombeau de soi, maintenant qu'est épuisé le rôle de Barbe-Bleue où il a eu plaisir à laisser la réputation l'enfermer (« une femme par livre à tuer, à présent c'est moi qu'il faut que je tue, c'est ainsi, je dois m'exécuter »(2) ). Au lecteur que nous sommes, la question de la vie et de la mort de l'auteur échappe comme un enjeu moral ; mais nous avons assez à penser à propos de l'enjeu poétique de Laissé pour conte. Ce que fait Doubrovsky avec ce septième livre autofictionnel (3) ? Il consolide une œuvre. C'est un travail mené dans deux directions. D'une part, Laissé pour conte crée, après coup, l'unité d'un corpus, trouvée par delà la dispersion. Cette unité est textuelle et non plus biographique : la poétique coutumière aux ouvrages précédents (on appellera ce dispositif le « système S. D. », en se permettant de détourner une citation du texte dont nous parlons (4) ) est déconstruite pour être réorchestrée en un assemblage plus solide, qui se veut définitif. D'autre part, et de manière complémentaire, Laissé pour conte s'emploie à construire un lecteur doubrovskien –un lecteur féru du « système S. D. »–, partenaire à séduire et à domestiquer parce que son accord est nécessaire pour valider l'ambition d'ouvrages qui luttent contre le disparate et l'éparpillement pour se constituer en œuvre.

Les pages qui suivent entendent explorer les principaux aspects de ce fonctionnement de Laissé pour conte comme écho dynamique et structurant pour l'ensemble de l'œuvre de Serge Doubrovsky.

La situation d'énonciation de Laissé pour conte est présentée, dans le cadre du « système S. D. », comme violemment problématique. L'ouvrage, en effet, vient après L'Après-vivre : « l'Après-vivre, maintenant quoi, l'après-livre, quelle vie, vieillir, que raconter (5) » . Formulé avec un accent aussi dramatique, le constat exprime une crise : où en est Doubrovsky dans sa vie ? Dans son écriture ? Déclinée sous sa forme savante, la question devient : où en est l'autofiction ? L'auteur-narrateur de Laissé pour conte, en effet, se réapproprie la notion critique qui, depuis Fils, fait office de moteur-premier dans le « système S. D. » : il consacre de nombreuses pages à remotiver le pacte autofictionnel, comme pour fouetter l'énergie de la narration au moment où elle piétine. Ce métatexte abondant (6) ramène la problématique autofictionnelle à ce qu'elle est : une problématique doubrovskienne.

Ces pages thématisent fortement la crise narrative comme la condition d'où le livre s'énonce. Elles disent la difficulté de l'homme (« faire QUOI ») et celle de l'écrivain (« relater QUOI, raconter QUOI ») : la poétique de Doubrovsky n'invite évidemment pas à distinguer les deux. La recherche de soi, d'un avenir de soi (que faire, c'est-à-dire qu'écrire ?) se confond avec la recherche d'une écriture (que faire encore, c'est-à-dire écrire comment ?). Pour contenter cette pulsion d'écriture –d'écriture de soi–, le journal intime pourrait sembler la solution idoine, l'exutoire approprié. Or c'est précisément la forme qui est récusée, avec force : « je n'ai jamais tenu de journal intime, contraire à ma nature (7)» ; « je n'ai jamais tenu de journal intime, ce n'est pas mon genre (8)». L'autofiction naît de ce refus, comme une poétique contrariée du journal intime. Celui-ci est, en effet, la forme de l'acceptation du temps, insupportable au narrateur doubrovskien : la temporalité calendaire ne correspond pas à son expérience du temps. On a dit ailleurs que, formellement, l'autofiction était née d'un jeu contractuel sur la notion de « pacte »(9), mais plus fondamentalement elle apparaît comme une expression de soi conforme au sentiment du temps de l'auteur : déchronologisée, discontinue, faite de sauts, de retours et de vides. La « fiction » naît dans le jeu de la coïncidence instable entre soi et le temps.

Malgré l'hostilité au journal, les précédents livres de Doubrovsky n'étaient pas loin de mimer cette pratique, en élargissant les entrées au rythme de quatre ou cinq ans, afin d'y faire entrer de longs spasmes d'existence. Telle est l'issue qui n'est plus permise après L'Après-vivre : dans le présent vécu désormais, il n'y a plus le leurre des événements, de la fluidité qu'ils donnent au temps ; la commodité narrative des raccords à la chronologie n'est donc plus permise, il faut inventer autre chose. Pour coller toujours à son sujet, qui est Serge Doubrovsky, l'autofiction doit se réinventer. Elle le fait avec Laissé pour conte, qui renouvelle une forme en vue de ressasser un fond.

Ce dernier ouvrage apparaît donc comme un nouvel avatar de l'autofiction, qui en est à sa troisième métamorphose : la démarche ouverte avec La Dispersion semblait avoir trouvé, avec Fils, la stabilité d'une forme, assumée par un nom. Puis, avec Un amour de soi, Le Livre brisé et L'Après-vivre, le modèle autofictionnel a prospéré, au prix de concessions faites au temps chronologique, en s'attachant les séductions de la péripétie sentimentale : la soumission de la narration au temps, alors, rognait beaucoup sur la « fiction » promise par l'étiquette. Ce second modèle de l'autofiction s'est épuisé en trois livres –et trois femmes. Pour continuer à être, cette forme doit se faire autre. De quelle solution formelle dispose un auteur qui hait le temps (« Je HAIS le temps »(10)) ? Celle mise au point pour Fils n'a pu servir qu'une fois : la séance de psychanalyse qui tient rangée autour de soi la dispersion (11). Avec Laissé pour conte, il s'agit à nouveau de trouver une structure de référence pour opérer une large convocation du passé, rassemblé dans ses éléments disparates. La correspondance épistolaire répond à ce besoin : de larges parties de l'ouvrage s'organisent autour de l'exhumation d'une boîte de vieilles lettres, échangées autrefois avec le père ou la mère ; ou de l'énumération des cartes de vœux envoyées pour une nouvelle année (1997). Ce sont là deux modalités du rapport à la lettre, en ce qu'elles convoquent différemment l'espace : d'une part la concentration (dans la clôture de la boîte) ; d'autre part l'éclatement (sur divers continents). Comme structure, la correspondance permet ainsi de maintenir la tension entre unité et dispersion, qui fait l'enjeu formel de l'écriture de Doubrovsky. Mais elle ne soumet pas toute l'organisation de Laissé pour conte, car celle-ci emprunte aussi au journal intime, mais en minant complètement le rapport au temps qui fixe cette forme. Laissé pour conte fait se succéder des séquences d'écriture qui peuvent avoir l'air d'« entrées » de journal ; mais, indéfiniment étirées, elles sont datées par leur contenu narratif –ainsi que par leur énonciation fictive (12), le narrateur maintenant sa voix dans un éternel présent.

Cette forme permet de mettre en valeur la permanence d'un fond, ou plutôt le principe majeur qui organise la présentation de ce fond : le ressassement. Serge Doubrovsky narrateur déclare n'avoir pas droit à des « redites », mais à des « obsessions »(13). Quarante ans après Charles Mauron, on préférera décrire le phénomène en l'enlevant au territoire de la psychologie : parler de ressassement, c'est actualiser la catégorie critique, s'en tenir à l'aspect verbal de la chose tout en évacuant la connotation mesquine qui plombe le terme de redite. Non seulement un écrivain a droit au ressassement –qu'on tiendra pour la forme sublimée, littérarisée, de la redite–, mais en outre il peut en faire le nerf d'une poétique. Chez Serge Doubrovsky, il ne semble y avoir d'événement qu'itératif.

Le phénomène n'a pas attendu Laissé pour conte pour se manifester, que ce soit dans l'espace d'un livre, ou jetant des ponts d'un livre à l'autre. Avant d'ouvrir ce dernier ouvrage, le lecteur connaît déjà de nombreux lieux de la mémoire doubrovskienne, qui sont autant de motifs récurrents sous la plume de l'écrivain. Ils proviennent de la guerre (par exemple le passage furtif, un matin de novembre 1943, du policier qui vient avertir la famille Doubrovsky, dans sa maison du Vésinet, qu'il a charge de venir l'arrêter une heure plus tard) ; de la vie sentimentale (les étés fiévreux avec Eliska, l'amante tchèque) ; de la vie professionnelle (le travail sur le théâtre classique français, les échanges avec les étudiants) ; de la vie sociale et familiale (le va-et-vient constant entre Paris et New-York, les relations différenciées avec ses deux filles ou encore le plaisir de la conduite automobile sur les routes américaines). De tels éléments (isolés ici par la mémoire aléatoire d'un lecteur qui n'a pas le souci de produire une liste) sont repris inlassablement au point de fonder une identité ; ou du moins, si l'on reste dans l'espace des textes, de définir les rôles d'une mythologie personnelle : le fils, l'adolescent étiqueté par l'étoile jaune, le professeur, l'érotomane, l'hypocondre...

Laissé pour conte s'emploie très largement à opérer cette ressaisie du même : au point de fournir la matière à une sorte de typologie de la reprise. On en observe, en effet, de différentes sortes : les reprises se répartissent d'une part, selon leur champ d'exercice (opérant au sein du livre ou faisant entendre des échos plus lointains) ; d'autre part, selon leur aspect (elles peuvent concerner un simple motif descriptif, ou bien une phrase, ou bien encore une séquence entière). Esquisser cette typologie, la dire possible, c'est rendre hommage à un travail d'écriture de la mémoire qui cherche à formuler son unité sans brimer sa diversité.

Un exemple de motif ténu, répété discrètement comme un écho nostalgique qui se développe au sein du livre, est celui des aubergines grillées mijotées dans la cocotte Doufeu : la notation devient un emblème de la cuisine et de l'affection maternelles (14). Mais il y a aussi des détails descriptifs repris avec plus d'insistance, parce qu'ils sont des points d'attache nécessaires à la mémoire : la « grosse lippe » du coupeur roumain, aperçue par le narrateur enfant, est tout ce qui reste de cet homme, employé du père alors que les lois françaises rendent de plus en plus insupportable la situation des juifs étrangers, puis déporté et tué avec sa famille. Le nom du coupeur romain est oublié, seul reste le détail descriptif ; ses enfants disparus, de même, n'existent plus que par les maigres éléments que le jeune Doubrovsky a pu apercevoir et entendre : la belle chevelure brune de la fille de vingt ans, les bons résultats en mathématiques du fils de douze ans. Réitérée déjà dans La Dispersion, en 1969, la mention de la « grosse lippe » qui revient trente ans plus tard (15) dit l'emprise obsédante d'un deuil (16).

Les éléments repris peuvent s'élargir à des citations volontiers explicitées des ouvrages précédents (17), ou encore à des événements marquants, comme celui de la remise du premier prix de philosophie du Concours général des lycées et collèges, en 1945, reçu des mains du Général de Gaulle par un lauréat dont le bonheur est empêché, au même moment, par une terrible douleur à l'aine (18). Enfin, reprise pour large encore, le personnel féminin légué par les ouvrages précédents se trouve convoqué en entier, avec insertion de ce qui semble des chapitres oubliés ou sacrifiés naguère : une nouvelle scène de dispute avec Rachel, négligée dans Un amour de soi (19); une nouvelle scène, inconnue au lecteur du Livre brisé, où se dit le décalage avec Ilse –mais sur un mode cocasse cette fois (20). Et surtout, de nouvelles scènes avec Eliska, les plus développées et les plus inattendues (21): Laissé pour conte exploite la donnée tchèque jusqu'à en épuiser les potentialités romanesques, celles du picaresque (l'errance nocturne sur les routes de Bohême) et celles du sentimental (le motif des retrouvailles « vingt-cinq ans après », souligné par les dates : « octobre 1968, août 1994 »(22)). Signalons cependant, que la visite à Eliska à Prague, à l'automne 1968, se distingue comme une nouveauté narrative dans le corpus doubrovskien : ce personnage, depuis La Dispersion, n'existait que dans les étés de France et d'Italie. Repérer l'abondance des reprises dans Laissé pour conte conduit ainsi à signaler quelques inédits dans ce livre : le séjour normand de l'été 1945 ; l'année irlandaise, avec la femme qui l'incarne, Josie ; les premières années du mariage avec « Claudia » (l'épouse légale restant jusque là plus en retrait dans le personnel féminin des ouvrages de l'auteur) ; la carrière universitaire américaine, déroulée dans sa chronologie progressive. Ce sont là des séquences narratives qui restaient disponibles et sont désormais comblées (23).

Dynamisé par un geste compulsif de reprises et de variations, Laissé pour conte se constitue ainsi comme un point d'aboutissement : bilan d'une existence et somme des ouvrages précédents. Le livre assume et impose le choix poétique du ressassement et donne même matière à penser une étiologie de celui-ci. Il faut faire ici un sort particulier à la manière dont Laissé pour conte revient sur un objet que Doubrovsky n'avait plus traité aussi frontalement depuis La Dispersion : la guerre, la vie quotidienne des juifs dans Paris occupé. La dernière séquence de l'ouvrage, référée à « mai 1944 », opère davantage qu'un rappel, elle énonce une épreuve fondamentale : la réclusion clandestine de plus de sept mois, en compagnie du père, de la mère et de la sœur, dans le petit pavillon où vivent déjà quatre personnes. Ce n'est pas simplement la situation conclusive de ces trente pages qui invite à leur accorder une importance éminente, c'est surtout ce qui y est rapporté : une expérience essentielle, aussi bien du temps que du discours. C'est là, dans les après-midi interminables et confinés, que se développent la haine et l'obsession du temps. Et c'est là aussi, dans une pénurie qui est aussi celle des discours (manque de livres), que semble se découvrir le principe de l'itération : l'alimentation, raréfiée, est mastiquée sans relâche, fût-elle médiocre. Il en va ainsi des seuls discours qui entrent aisément du monde extérieur : ce sont des morceaux de prose collaboche (logorrhée d'Harold Paquis et de Philippe Henriot, compte rendu de la visite du « maréchal Putain » (24) à Paris, le 26 avril 1944) et il faut vivre avec, ils sont les rares discours qui font lien avec le monde externe. À longueur de journée vide, il a fallu les entendre et les déglutir : depuis lors, Doubrovsky ne cesse de les vomir. La compulsion du ressassement semble née de cette matrice : pénurie de discours et excès de temps.

Le travail indéfini de la reprise innervait les précédents ouvrages de Doubrovsky et établissait la continuité entre eux : Laissé pour conte explicite et systématise la démarche. L'auteur-narrateur y opère un retour sur sa vie entière (et non plus sur telle ou telle période) et une reprise en bloc de ses livres antérieurs (cités et convoqués de diverses manières) : il revisite les lieux de sa mémoire et de son écriture, y trace des perspectives nouvelles. Ce faisant, Laissé pour conte joue le va-tout de l'entreprise doubrovskienne et éprouve sa validité. Ce texte désigne en effet la série des ouvrages précédents comme un ensemble, un corpus cohérent : il l'actualise comme un « espace autobiographique » homogène (pour reprendre l'expression employée par Philippe Lejeune pour caractériser l'économie interne du corpus gidien (25)). Doubrovsky ne laisse pas au temps, étale et mortifère, le soin d'unifier l'ensemble de ses écrits sous le signe de la chronologie ; c'est la fiction, cette turbulence qui toujours violente l'emprise du temps –par exemple en ressassant–, qui doit rester maîtresse. La dynamique de Laissé pour conte se comprend ainsi : autant que dans le rapport à la mémoire personnelle de l'auteur, dans le rapport établi avec la mémoire déjà mise en texte auparavant. L'enjeu est de constituer une œuvre, au sens classique d'objet homogène et plein, tenu par une organisation interne. Convoquer les livres anciens et remettre leurs héroïnes en scène, cela semble menacer l'équilibre de ce qui a été fait : mais c'est pour mieux affermir l'édifice. Reste, pour parfaire cette entreprise, à s'associer le concours du partenaire nécessaire : le lecteur.

Jetant des ponts vers les livres antérieurs, l'auteur joue avec la mémoire de son lecteur, ou plutôt lui constitue une mémoire. L'enjeu est de s'assurer le suffrage de celui qui seul peut confirmer l'actualisation comme œuvre de l'ensemble de ses écrits. Un diagnostic superficiel pourrait désigner le ressassement comme le symptôme d'une littérature solipsiste : alors qu'en fait, ce ressassement est aussi celui du lecteur, doit devenir le sien. Celui qui lit Doubrovsky, très vite, est gagné par un sentiment de familiarité, reconnaît les motifs, les thèmes et les péripéties, se repère dans les lieux d'une mémoire qui lui est donnée en partage. S'il revient à Doubrovsky, ouvre un autre livre, c'est qu'il a pris goût au compagnonnage avec l'auteur dans ce qu'il confirme être un espace unifié. L'auteur l'a bel et bien invité à entrer dans une œuvre.

C'est ainsi que la littérature de Doubrovsky est tout entière adressée, autre raison pour l'éloigner de la forme du journal intime. Le projet littéraire est vécu comme une rencontre (26) dont l'enjeu est déterminant pour le sort de l'écriture. Aussi les choses ne peuvent-elles être laissées au hasard : le texte doubrovskien construit son lecteur. Laissé pour conte, particulièrement, veille sur lui, établissant des programmes différents pour satisfaire deux types de lecteur : le lecteur occasionnel, celui qui entre pour la première fois, avec ce livre, dans le corpus doubrovskien ; le lecteur constant, celui qui entre dans le dernier volume comme en un territoire sien qu'il aurait délaissé depuis quelque temps.

L'auteur est aux petits soins pour son lecteur occasionnel, va à sa rencontre avec des paroles hospitalières chargées d'accomplir l'initiation du néophyte au « système S. D. ». Cet apprentissage est mené sur deux plans, théorique et pratique. Pour la théorie, l'auteur-narrateur distille quelques exposés, didactiques sans trop en avoir l'air, sur ce qu'est l'autofiction. Les principes généraux et les enjeux de cette pratique d'écriture, bien que connus depuis Fils et Un amour de soi, sont reformulés dans les passages dont nous avons dit précédemment qu'ils avaient valeur de « pacte » générique (27). L'aspect pratique de l'initiation, quant à lui, est assuré par des rappels diégétiques qui montrent au lecteur comment, avant Laissé pour conte, le projet autofictionnel avait été tenu : reprise sommaire du récit des livres précédents avec rappel de leur ordre de succession, retour sur la personnalité de leurs différentes héroïnes, le tout agrémenté de citations des ouvrages concernés (28). Certainement apprêtés dans le souci de complaire au lecteur occasionnel, de tels passages restent cependant lisibles pour le lecteur constant : pour lui, ils méritent d'être parcourus à nouveau comme des lieux attendus du ressassement dont il était décidé à jouir en ouvrant le livre. Il s'attend en effet à retrouver les figures féminines des précédents livres et, si possible, à les voir mises en scène encore ; il s'attend à voir l'auteur-narrateur opérer une représentation de lui-même écrivant, dans le tourment de l'invention d'une écriture et d'une relation au lecteur ; il s'attend enfin à voir cet auteur-narrateur déployer les rêts qui retiendront captifs quelques lecteurs occasionnels, et où lui-même est resté pris, lors d'une précédente aventure de lecture. Occasionnels ou constants, tous les lecteurs sont bientôt happés dans un système d'allusions et de renvois qui semble fait pour les conduire à explorer sans relâche les moindres recoins du corpus proposé par l'auteur.

La stratégie vise, bien sûr, à retenir les lecteurs occasionnels pour construire avec eux une constance. Le but est de rejoindre un idéal-type du lecteur doubrovskien, partenaire dynamique pour répondre au contrat proposé par Doubrovsky, lui-même idéal-type de l'auteur d'autofictions, qui trouve dans son dernier ouvrage son vrai nom d'écrivain : « LAISSÉ POUR CONTE »(29). L'idéal de lecteur recherché et peu à peu construit est celui d'un lecteur cumulatif dont l'auteur arrive à faire un dédoublement de soi en lui faisant partager sa mémoire : non pas simplement parce qu'il lui aurait raconté une histoire –celle de sa vie–, mais parce que peu à peu, il lui a appris à se mouvoir dans cette histoire aussi librement que si elle était la sienne propre.

Le « système S. D. » vit ainsi, à la veille du « poteau-frontière l'an 2000 »(30), des heures de haute stratégie : dans le moment de panne où il semble le plus menacé, il réagit par la conquête orgueilleuse de lecteurs (31), affermissant les contours de son territoire dans le champ littéraire. Après avoir fondé, à l'époque de Fils, un genre potentiel dont la fortune a fait le jouet des discours, Serge Doubrovsky fait plus avec Laissé pour conte : il fonde une œuvre. À qui aurait voulu limiter sa réussite à celle d'un poéticien habile, pour ne pas dire roublard, il oppose, avec non moins d'habileté, son statut d'écrivain. Il laisse non pas seulement un mot et des débats théoriques, mais une œuvre.

NOTES

(1) S. Doubrovsky, Laissé pour conte, Paris, Grasset, 1999, p. 14.
(2) Ibid., p. 47.
(3) On peut rappeler ici ce qu'indiquent les quatrièmes de couverture. Il y a eu, avant Laissé pour conte : La Dispersion (1969) ; Fils (1977) ; Un amour de soi (1982) ; La Vie l'instant (1984) ; Le Livre brisé (1989) ; L'Après-vivre (1994). L'appellation « autofiction » a été promue par Doubrovsky à partir de Fils.
(4) S. Doubrovsky, Laissé pour conte, op. cit., p. 52.
(5) Ibid., p. 27.
(6) Ibid., voir particulièrement les pages : 14 ; 27-29 ; 39-47 ; 234-242 ; 396-397.
(7) Ibid., p. 14.
(8) Ibid., p. 28.
(9) Je me permets de renvoyer aux analyses que j'ai faites à ce sujet dans mon ouvrage sur L'Autobiographie (Paris, Ellipses, 1996, pp. 28-30). (10) S. Doubrovsky, Laissé pour conte, op. cit., p. 234.
(11) Sans compter que Laissé pour conte règle ses comptes avec la figure d'Akeret, l'analyste de Fils, humilié dans sa prétention à avoir été, au profit de Serge Doubrovsky, un moteur d'écriture : illusion que le lecteur de Fils pouvait partager avec le psychanalyste new-yorkais.
(12) Ce dispositif n'est pas sans rappeler celui mis au point par Claude Mauriac pour Le Temps immobile, perturbation explicite de la forme du journal intime.
(13) S. Doubrovsky, Laissé pour conte, op. cit., p. 45 : « dicton bien connu, un écrivain écrit toujours les mêmes livres, mais autrement, là le hic, il a droit à des obsessions, pas à des redites ».
(14) Ibid., p. 76, p. 79, p. 148, p. 414.
(15) Ibid., p. 62, p. 102, p. 141.
(16) L'atrocité du sort réservé aux juifs étrangers par la France légale de Vichy est dite encore, avec une ironie amère, par la notation ressassée d'un autre « détail » : alors que le gouvernement de Vichy a annulé rétroactivement les naturalisations accordées depuis 1927, c'est la signature de Pierre Laval qui se trouve apposée, depuis 1926, au bas du décret naturalisant Francais Israël Doubrovsky, le père de Serge (ibid., p. 32, p. 62, p. 410).
(17) Citations ou renvois qui concernent en particulier La Dispersion (pp. 340-341), Un amour de soi (p. 263, p. 396), Le Livre brisé (p. 52, p. 263, p. 280) et L'Après-vivre (p. 263).
(18) Ibid., p. 330.
(19) Ibid., pp. 343-363.
(20) Ibid., pp. 293-307.
(21) Ibid., pp. 187-202 ; pp. 213-230.
(22) Ibid., p. 202 et p. 230. On notera, pour confirmer le diagnostic d'une tentation du romanesque, que la séquence praguoise (pp. 192-201) adopte le récit au passé, fait unique dans l'ouvrage et rarissime chez l'auteur. Celle qui jadis était « effilochée de page en page » dans La Dispersion et dans Fils (ibid., p. 190) bénéficie ici du traitement séduisant d'un romanesque continu.
(23) On notera cependant l'étonnante et persistante absence des deux années passées par le jeune Doubrovsky en sanatorium, comme « tubard » : il y est fait allusion à quelques reprises (p. 76, p. 149), mais jamais l'écriture ne s'engage vraiment dans leur représentation.
(24) Ibid., p. 413.
(25) Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Éd. du Seuil, « Poétique », 1975, pp. 165-196.
(26) Conformément au modèle humaniste promu par le critique Doubrovsky, qui décrit ainsi le geste littéraire (l'« apparition d'un Autrui ») dans Pourquoi la nouvelle critique, Paris, Mercure de France, 1966, p. 91. Dans Laissé pour conte, il est question d'établir une « communication spéciale », où l'« on communique pour communier » (p. 47).
(27) Voir en particulier, pour leur netteté didactique : la page 45 (« lorsqu'on lit un récit de vie, on ne lit jamais une vie, mais un texte »), les pages 238-242 et 396 (où le cas théorique de l'autofiction est spécifié par comparaison avec des exemples canoniques de l'histoire littéraire : Stendhal, Flaubert, Balzac).
(28) Ibid., p. 29, pp. 46-47, p. 263, pp. 294-296.
(29) Ibid., p. 234.
(30) Ibid., p. 29.
(31) Pour s'en remettre à un critère d'appréciation externe, on estimera que cette stratégie a payé avec l'attribution à Laissé pour conte du « Prix France-Loisirs de l'Écrit intime 1999 », qui aura automatiquement servi de nouveaux lecteurs à son auteur.

(Publié par Isabelle Grell)