Par Sylvie Loignon

Initialement paru dans la revue Variations, « Le Monument », n° 11, Peter Lang, 2003, pp. 131-142.

"L’instantané est ce qui n’a pas encore eu le temps de mourir." (Robert Pinget)

L’écriture diariste semble, de prime abord, peu encline à se faire monument: elle relève en effet de notations brèves, d’instants notés au fil des jours sans qu’il soit toujours nécessaire de supposer qu’ils résistent à l’épreuve du temps, ou qu’ils aient une quelconque valeur pour un lecteur - a priori absent du journal intime. Or, l’écriture diariste est prépondérante dans l’œuvre d’Hervé Guibert, se trouvant à la croisée de la fiction et de l’autobiographie, du mensonge et de la vérité, édifiant une œuvre où viennent se refléter les principaux enjeux de son écriture. Ainsi, dans Le Protocole compassionnel, l’auteur écrit: "C’est quand ce que j’écris prend la forme d’un journal que j’ai la plus grande impression de fiction". De fait, un grand nombre de textes guibertiens trouve son origine dans le journal intime que l’écrivain a tenu jusqu’à sa mort, certains passages de ce journal étant transposés dans les textes fictifs, ou autofictifs. Il en est ainsi notamment du récit Mes Parents, dont certains épisodes sont une première fois évoqués dans le journal intime. C’est le cas par exemple pour la relation de la naissance d’Hervé Guibert par sa mère, ou l’épisode de l’annonce de l’ablation du sein de celle-ci. De même, le Journal entre en résonance avec les autres œuvres de l’auteur, car il est le laboratoire où s’observe la création romanesque, le lieu d’un commentaire métatextuel. On retrouve ici les enjeux d’un journal tel que le pratiquait Gide. Ainsi, le récit pornographique Les Chiens est amené dans le Journal par une série de notations sur quelques caractéristiques "canines" que Guibert observe chez son amant T. Il est question notamment de sa "chiennerie", ce qu’accentue l’évocation, dans le journal intime, des relations sexuelles entre les deux hommes, évocation qui nourrit également le récit à venir.

Inversement, le Journal tend parfois à l’écriture romanesque, de manière autonome, sans qu’il y ait une reprise de ce passage dans un récit. C’est l’utilisation de décrochages abrupts des pronoms personnels, ou des modes verbaux, qui fait basculer la notation propre au journal intime vers l’esquisse d’un texte romanesque. Ainsi, le rapport à la mère ne semble supportable qu’à travers sa mise en fiction, au cœur même du journal intime:

La conversation entre la mère et le fils aurait pu se continuer ainsi: "j’étais nu et misérable, posé sur cette table, mais dis-moi, avais-je déjà ce torse-là ? Ne seraient-ce pas tes contractions, tes tentatives d’expulsion, tes jeûnes prolongés, tes ivresses, qui ainsi m’ont cassé, déformé, enfoncé ?"...(1)

Ce passage, qui suit le récit par la mère de son accouchement, tend vers une fictionnalisation aussi bien par l’emploi du conditionnel, que par la neutralité des articles utilisés, mettant à distance ce dont il est impossible de se séparer: la mère. Or, ce qui paraît plus troublant, c’est lorsque les textes eux-mêmes, désignés par le paratexte comme fictifs, intègrent des fragments du journal intime lui-même. Dans Mes Parents, au récit de la rencontre entre le père et la mère par Suzanne succèdent les souvenirs d’enfance du narrateur, avant que ne viennent s’inscrire dans le texte même des fragments du Journal montés et complétés, ouvrant délibérément l’autobiographie au fictif - comme le montre Marie Darrieussecq dans l’article qu’elle consacre à ce livre (2). Le Journal peut être lu comme une œuvre monumentale d’abord parce qu’il se fait creuset de l’œuvre elle-même, parce qu’il en signale les différentes étapes, les difficultés, les interrogations. Il témoigne d’un travail d’écriture, conserve des esquisses de récit, et préserve le surgissement d’histoires à développer, à reconstruire. C’est donc d’abord parce qu’il reflète et donne une cohésion aux textes guibertiens que Le Mausolée des amants se fait monument. Cette dimension métatextuelle ne trouve de fait sa véritable ampleur que dans l’ambivalence temporelle caractéristique de l’écriture du Journal. Or, l’œuvre monumentale se définirait peut-être par son écartèlement temporel. Comme le souligne Hervé Guibert lui-même, le Journal se construit au présent, dans l’écriture de l’instantané. Il rejoint ici l’idéal d’une esthétique photographique chère à l’auteur. C’est une "écriture courante", au sens où l’entend Marguerite Duras, non pas tant parce qu’elle laisse affleurer les traces vives d’une oralité, mais parce qu’elle court après le temps, sur la crête des mots et de leur surgissement. Il s’agit de rapporter des éclats de vie, dans une disposition fragmentaire qui rend compte des fêlures du sujet. L’écriture diariste renvoie à un éclatement du sujet, bien plus qu’à une retranscription unifiante. Le Journal ne cesse de répéter l’échec auquel il se confronte: rendre compte de soi n’est possible que dans un "après coup" qui signifierait la mort du sujet. Celui-ci ne peut se saisir - c’est déjà ce que notait Montaigne - qu’au moment de la mort: L’idée d’une page parfaite du journal (celle-ci ne l’est pas bien sûr) qui finirait par tout dire, et qui renverrait, comme un miroir, à la place du visage, l’évidence de la mort.(3)

Or, les notes qui constituent le Journal insiste sur la banalité, le peu d’intérêt qu’elles représentent, comme s’il s’agissait de pousser à l’extrême leur caractère trivial. Ainsi au tout début du journal intime, Guibert écrit: "Ma fièvre (en poussées) et mes chiasses provoquées par l’approche du vernissage n’ont aucun intérêt"(4). Il s’agirait peut-être de suggérer que l’intérêt se porte ailleurs que dans ce qui est dit, qu’il y a une autre interprétation à donner à chaque notation, même la plus anodine, que chacune d’elle est creusée par un manque à dire. Le vernis des notes renvoie peut-être bien à une couche plus archaïque: il y a certes une insistance du texte guibertien sur le déchet et l’excrément, signalant la pertubation de l’ordre et des institutions que revendique l’auteur (il s’amuse lui-même à décrypter cette insistance dans une perspective psychanalytique - que ce soit dans ce journal ou dans les récits). Mais, au-delà de cette insistance, on voit par là comment il s’agit de faire surgir de la trame du texte la matière, de faire apparaître le corps même à la surface du texte, avant de pouvoir l’exposer au public.

Mais dans le même temps que le Journal s’écrit dans le présent de l’émotion, du sentiment, dans le surgissement incessant du corps et de ses sécrétions, il s’érige contre l’oubli. C’est d’ailleurs la constatation à laquelle aboutit l’auteur lui-même, relevant l’évolution du Journal d’une écriture de l’instantané vers une écriture de la "retouche", jouant de couches successives: "Les notes dans ce journal ont désormais un singulier retard: ce ne sont plus des instantanés, mais des pense-bêtes contre l’oubli ?"(5). Comme si, finalement, l’approche de la mort faisait intervenir non plus une urgence, mais un délai, comme si le sujet s’absentait de son énonciation avant même que de mourir. Or, le modèle de la photographie, décrite comme "un événement de lumière, sans sujet", forge le désir d’un récit "qui ne serait qu’un événement d’écriture", dont le sujet devient sans importance. De même, l’écriture diariste, par le recours à la fragmentation, par l’effacement d’une chronologie stricte, s’infléchit vers une atemporalité propre à l’aphorisme. On sait que Guibert écrivait d’abord dans des carnets, qu’il tapait ensuite pour en faire son Journal. La genèse de celui-ci montre l’émergence de la subjectivité dans le même temps que celle-ci s’efface au profit d’une impersonnalité propre à la forme brève - aphorisme ou pensée. Ainsi, les carnets n’adviennent comme œuvre qu’au moment où le sujet ne tente plus de se dire, paradoxalement puisqu’ils "reflètent l’histoire d’une pensée"(6), selon le mot de Béatrice Didier. Il faut, semble-t-il, en passer par ce qui n’est pas soi, pour se retrouver. Il faut décaler temporellement l’écriture diariste pour non seulement la décentrer d’un sujet qui se cherche sans cesse, mais aussi pour la rendre lisible à l’autre, l’amant destinataire privilégié du texte, ou le simple lecteur.

Or, ce Journal emprunte sans cesse à la métaphore architecturale la description de sa venue à l’écriture, qui est de fait l’évocation d’une disparition à venir. C’est donc à une écriture ambivalente que l’on a affaire: elle ne rend compte de la vie (jusque dans ses sordidissima) qu’à l’horizon de la mort. La raison en est d’abord que le Journal d’Hervé Guibert se définit comme "fait de syncopes d’écriture, d’un fantasme de mort". Ce fantasme devient bientôt le fantasme d’une écriture morte, qui se publierait à l’envers, "comme une œuvre posthume". Cette inversion temporelle montre bien comment Guibert fait de l’écriture diariste un regard porté sur le passé et projeté d’outre-tombe. Publier l’œuvre à l’envers, c’est sortir les textes antérieurs, voire simplement les notations antérieures, de l’oubli, de la désincarnation: en un mot, faire surgir les fantômes au lieu même de leur disparition. Bien plus le Journal rassemble l’évocation éparse de la mort. Trois faisceaux de mort s’entrecroisent au fil du texte et montrent la déliaison qui gagne le sujet dans sa relation aux autres. La mort des amis chers (notamment Michel Foucault) dessine en creux l’autoportrait de l’auteur en agonisant ; la mort menaçante de la mère (rongée par son cancer du sein) ou des tantes montre des relations familiales en déliquescence ; celle enfin des amants eux-mêmes, touchés par le sida, place l’œuvre sous une double visée. Signe des temps, le Journal participe du témoignage sur les ravages de la maladie (bien plus d’ailleurs que Cytomégalovirus, journal d’hospitalisation), sur les souffrances éprouvées pour soi-même et pour les autres. Mais il s’inscrit également dans un hors temps, le temps mythique - mystique ? - des grandes amours, rejoignant ici les figures amoureuses qui hantent la littérature. L’œuvre monumentale donne prise au temps, s’y confronte, tout en s’érigeant contre lui.

Ainsi, l’œuvre se fait monument car elle confronte le corps de l’écrivain ou de l’objet aimé au temps. Elle est le lieu où s’écrivent les corps et leur disparition. Bien plus, le livre se substitue ici au corps : il se fait lieu de désir et lieu de mort. L’écriture devient alors confrontation au fantasme paternel puisque, pour le père, le livre est à lui-même un corps: "mon père avait l’idée que les livres, passés de main en main, pouvaient transmettre des maladies"(8). Cette confrontation au fantasme paternel ne fait qu’accentuer le rapport charnel à l’écriture. Une telle confrontation renforce la constitution du père en figure fantasmatique, dans la mesure où le père lui-même est une figure possible de l’amant. Il n’est pas anodin que l’amant, T., soit parfois confondu avec le père, dans la description de rêves notamment.

Ecrire serait toujours, pour Guibert, écrire le corps aimé, comme s’il s’agissait de le toucher et de se l’approprier. La menace de la mort de l’amant amène d’ailleurs l’écrivain à se faire, à proprement parler, "un sang d’encre"... Ainsi, l’œuvre de Guibert montre une ambivalence fondamentale, qui pourrait peut-être définir l’œuvre monumentale. Elle est d’une part prise dans la "banalité des notes amoureuses": on peut y lire une trace évidente des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, en particulier lorsque Guibert analyse ses relations amoureuses et en fait des sortes de "figures" entrant dans la composition d’un schéma amoureux (départ, séparation, larmes, lettres, baiser, etc.). D’autre part, l’œuvre monumentale participe de la sanctification de la relation amoureuse, justement en ce qu’elle est confrontée à la mort. Les sordidissima qui font la matière même du texte guibertien seraient en quelque sorte le négatif, au sens photographique du terme, de cette sanctification de la relation amoureuse: "Sur l’écriture la mort fait acte d’authentification, elle pose un cachet de foi, blanchit la saleté". Or, on sait que la photographie est prise sur le vif: elle rend compte d’un "ça a été", comme l’analyse Barthes dans La Chambre claire, qui a à voir avec la mort. En outre, la photographie, telle que la pratique Guibert, relève de ce que Pierre Saint-Amand appelle "une forme sublimée du déchet"(9). Le titre du Journal, choix qui ne relève pas d’Hervé Guibert puisque ce journal a été publié en 2001 par Christine Guibert, son épouse et la compagne de T., ne fait que souligner cette sublimation d’une écriture du corps:

Je rêve d’un mausolée rond, en forme de coupole, traversé de part en part par les gisants des amants qui y sont enterrés. Ainsi leurs corps, côte à côte, écartent la pierre comme pour se frayer un passage vers le ciel, une fuite. Dans mon rêve ils sont couchés à plat, calmes, mais au matin j’imagine qu’ils veulent s’extraire de la pierre, ou qu’ils s’embrassent avec force, que leurs corps enlacés, l’un sur l’autre pénétrés, font au monument une figure de proue obscène, leurs pieds nus ressortent de l’autre côté emmêlés ; leurs ventres, leurs sexes sont absorbés par le vide. L’intérieur est comme un planétarium: sur toute la paroi de la coupole est peinte une nuit étoilée et on retrouve à ras de terre les gisants des deux amants, cette fois dans leur vraie dimension et de marbre blanc sur le sol noir. A leur côté un ange a chuté, comme cette statue de Maillol d’une femme sur le côté et en déséquilibre que j’aime tant(10).

Le mausolée des amants, rêvé par l’auteur, n’est autre que le Journal lui-même. Il constitue à lui seul un monument obscène et sublime, solide et fragile. Il réunit les contraires de façon exemplaire: situé entre terre et ciel, il semble former un microcosme ; rejouant la Chute et préfigurant l’Eden, il est une genèse. Il est tout à la fois mort - fixité dans la pierre - et renaissance - envol, mouvement arraché à la pierre. Il joue enfin du noir et du blanc comme un négatif photographique, constituant peut-être l’image parfaite du couple formé par les amants. Il faut moins "raconter" l’histoire des amants (Hervé Guibert et T.), et l’histoire d’amants (les rencontres amoureuses démultipliées) que "témoigner" d’une relation particulière. Celle-ci est exemplaire, non seulement parce qu’elle est homosexuelle, mais parce qu’à travers elle, on retrouve le mythe de l’androgyne, de l’unité à reconstituer, de deux corps qui ne font qu’un, les autres liaisons n’étant que des contrepoints ou des doubles dégradés:

Retrouve T.: de nouveau cette impression récente, si douce et bouleversante, tout empreinte de sa certitude, de sa calme vérité, de son mystère: que ce n’est pas un être distinct de moi que je retrouve, que ce n’est pas non plus moi à travers lui, mais l’être unique que nous formons ensemble.(11)

Ainsi, il s’agit de faire du Journal un hommage permanent (jusque dans les disputes, les trahisons ou les déceptions) non seulement à la relation amoureuse mais à l’amant lui-même. Hervé Guibert parle d’ailleurs d’un livre qui "s’appellerait T." Le destinataire du texte en est aussi le personnage principal. Guibert écrit d’abord pour être lu par ce destinataire privilégié. Les cahiers qu’il tient sont à son entière disposition, mettant à nu leur auteur. Il n’est d’ailleurs pas anodin que ces cahiers, à partir desquels est tapé le Journal, prennent parfois la forme de lettres écrites à cet amant, réduit lui-même à une initiale, une "lettre": T. Le destinataire du texte en est dès lors la pierre angulaire. Mais il signale aussi bien le surgissement du Journal que la disparition de ses protagonistes. De fait, les lettres actualisent le sentiment amoureux, tout autant qu’elles font des amants lettres mortes: elles sont déjà des mises en fiction, des mises à mort des amants réels, que les lecteurs peuvent dès lors s’approprier:

Mes lettres ont un tort: celui de l’outrage, de l’exagération ; en t’écrivant, sans doute, je n’écris pas seulement à toi, mais au personnage du roman général (T.), j’élabore quelque chose, s’interposent entre toi et moi à ces moments-là des lecteurs de mes lettres, et nous sommes déjà enterrés...(12)

Or, la lettre, en particulier la lettre d’amour, devient elle-même le modèle d’un récit, Le Récit de la mesquinerie, qui prend successivement la forme du roman, du journal puis de la lettre, "forme sincère, le mouvement, un jeu de flèches, comme des masques ôtés les uns après les autres: il  je  tu"(13). Or, cette valorisation de la lettre d’amour est à mettre en relation avec son intrusion dans Le Mausolée des amants. Il y a ainsi une hésitation générique propre à ce Journal qui le rend exemplaire de l’écriture de Guibert. Ainsi, dans L’Image fantôme, l’écrivain évoque la façon dont Goethe a reconstitué son Voyage en Italie à partir de son Journal et de lettres envoyées depuis l’Italie. Guibert souligne que l’écriture de la lettre et celle du journal sont très proches, relevant "d’une même immédiateté photographique". Il s’agit dans les deux cas de façonner une image par cette écriture fantasmée par l’auteur comme dénuée de médiation.

De même que le Journal est tendu entre deux temporalités différentes, de même l’édification de l’œuvre se fait dans un espace double: celui de la totalité et celui de l’éclatement. Le fragment rend compte de cet espace double: "bâillement de désir" (Barthes), le fragment est rêve d’une unité perdue, et tout à la fois élan vers le romanesque, en ce que celui-ci rompt avec le continu, en ce qu’il se fait cadrage, goût du détail - comme l’attestent les notations mêmes de l’écriture diariste. Le recours à l’écriture fragmentaire fait donc de ce "mausolée" aussi bien une œuvre close (c’est ce que suggérait l’idée d’un mausolée rond), intégrant l’hétérogène (notes, morceaux de romans, journal, lettres, aphorismes), qu’un champ de ruines, trace d’une écriture autre. Ainsi, la mise à la disposition de T. des cahiers par Hervé Guibert est une ouverture au recouvrement de leur écriture par celle de T., comme si les cahiers n’étaient qu’un vaste palimpseste. Ce que donne à lire le Journal, c’est l’invisible de cette écriture autre, qui ne devient visible que par son inscription sous la plume de l’auteur - alors même que l’écriture au crayon de papier de l’amant recouvrait celle de Guibert. L’encre noire de l’écrivain sert d’écran tout autant que d’écrin à cette écriture première, d’autant plus précieuse qu’elle est à l’état de trace, "comme une fresque oubliée". D’ailleurs, on assiste tout au long du Journal à une confusion fantasmée de l’énonciation, qui recouvre celle des corps: "il est le coauteur absolu puisque l’écriture ne se fait que du manque de cette langue hors de ma bouche, de ce sexe hors de mes intestins, de cet éloignement intolérable du jumeau nécessaire"(14). L’œuvre monumentale ne s’édifie ici que sur le manque et l’absence, ce qui rejoint la motivation première de la lettre d’amour. Le Journal devient œuvre monumentale quand il fait de la dualité et de l’ambivalence (temporelle, spatiale, générique) la restitution de soi et de l’autre, de soi comme autre. Le Mausolée des amants rend compte ainsi du travail d’écriture d’Hervé Guibert tout autant qu’il retranscrit le "chef d’œuvre" construit par T., cette relation qu’il entretient non seulement avec Hervé Guibert mais avec sa compagne C.:

C’est vrai, c’est son chef-d’œuvre, cette architecture invisible, mais somptueuse, secrète, patiemment ciselée pendant six ans. Et peut-être aussi je n’écris que pour laisser une trace de cet édifice, de cette Atlantide.(15)

On retrouve ici la métaphore architecturale, qui sous-tend l’idée d’une perte et d’une trace. L’œuvre monumentale traverse ainsi le temps parce qu’elle doit être retrouvée, reconstituée par l’autre. Ainsi, Le Mausolée des amants est à la croisée de différentes esthétiques, de différentes sémiotiques: il joue du contenu et du contenant. Le Journal construit ce mausolée qui le constitue lui-même. Or, cela a à voir avec le lien qu’établit l’auteur entre les humeurs du corps et les matières servant à l’expression artistique, qu’il s’agisse de l’encre ou de la peinture. Si le livre est assimilé au corps, et si le corps n’est que ce par où passe le sang d’encre, le livre tout comme le corps sont un vaste encrier:

Avoir un encrier, puisque cela est joli, mais aujourd’hui un encrier n’est plus un objet pratique, il tache les doigts, menace d’endommager d’autres objets, et pour peu qu’il déborde malencontreusement, il lui faudrait des gazes, des compresses, des rosettes, il faut du temps et de la patience pour l’étancher.(16)

L’encrier est déjà un objet du passé, un objet dépassé. L’auteur en fait la métaphore même de son œuvre, et la métonymie de son Journal. Le processus à l’œuvre dans l’écriture diariste ne serait rien d’autre qu’un processus de vampirisation, décliné en indifférenciation, en imprégnation, en débordement ou en contamination. On retrouve ici les caractéristiques de la passion, qui nie la différence entre le sujet et l’objet, entre le message et son support. Bien plus, il y a chez Guibert, une sorte de négation de la coupure sémiotique. Le signe, chez Guibert, n’a de valeur qu’à ressurgir comme trace indicielle (Peirce). L’image, picturale ou photographique, n’a de valeur qu’à attirer le regard, en défigurant aussi bien l’artiste que le spectateur. C’est cette tentative de défiguration qui est retranscrite dans l’autoportrait que veut être le Journal.

Si l’auteur se fait "un sang d’encre", l’encre qui noircit et nourrit le journal intime fait écho à cette obsession qui pour Guibert fascine le regard du spectateur d’un tableau: le sang, comme il l’écrit dans L’Image fantôme(17). La pratique photographique d’Hervé Guibert se donnerait à voir comme une variation sur cette caractéristique picturale, de la même façon que l’écriture diariste, prise entre le modèle photographique de l’instantané et celui - pictural - de la retouche, a trait au déchet, de quelque ordre qu’il soit. L’intérêt pour le déchet ne serait que l’envers d’une fascination et d’une angoisse de la perte. Ainsi, le vœu secret d’Hervé Guibert est de faire peindre T. par tous les peintres qu’il aime, afin de constituer T. en collection unique. On sait par ailleurs le goût de l’écrivain pour les tableaux, dans lesquels il retrouve toujours l’image de l’autre (à l’exemple de son amant Vincent dont il retrouve le visage dans le tableau représentant un moine), ou l’image de soi. Comme le Journal, le musée que Guibert tente de se constituer de façon réelle par l’acquisition de tableaux, ou de façon fantasmatique (tableaux désirés, tableaux admirés dont il détient une reproduction en carte postale), signale cette tentative d’échapper au temps, tout en en étant le témoin, ou tout en essayant d’en arrêter le cours. De fait, la peinture devient, bien plus encore que la photographie, le signe d’un embaumement, d’une mise à mort. Si l’écrivain s’entoure de tableaux, il se confronte un peu plus à la mort. La présence de la peinture - et de l’image en règle générale - construit ce monument qui signale la mort à venir (tel un memento mori), avant même qu’il en soit le rappel contre l’oubli des survivants. Ainsi, dans le récit Le Paradis, écrit dans les dernières années de la vie de l’écrivain, apparaît l’image du mausolée: "Il ne faut pas que je vive dans un musée de peinture sinon ce serait mon mausolée"(18). C’est peut-être que le corps même de l’écrivain se fait œuvre d’art à mesure que sont décrites sa supposée monstruosité (une malformation du thorax) tout autant que sa banalité. Guibert ne se contente pas de manier la métaphore picturale pour évoquer l’écriture de soi: la volonté de se peindre soi-même, que l’on trouve déjà dans l’avis au lecteur des Essais, enclenche une singulière prolifération des références à la pratique picturale. L’écriture diariste s’approprie le modèle pictural comme il l’avait fait des modèles littéraire (la lettre d’amour notamment), photographique, architectural. En cela, le Journal tente de sublimer l’écriture diariste comme il tentait déjà de sublimer le corps des amants:

Toujours la crainte qu’une phrase de ce cahier en devienne la dernière et qu’elle soit, par malheur, une mauvaise phrase (vraiment comme une sale tache de peinture irrattrapable sur une toile longtemps élaborée), qu’elle en soit le sacrifice hasardeux, la dénégation absolue.(19)

Dès lors, l’œuvre monumentale décrit moins la conservation que la perte, l’apogée que le ratage. Le Mausolée des amants construit la chute des anges dans l’image, parce que la passion fige les amants dans l’image, et instaure le passage nécessaire par un tiers, cet autre qui survit pour regarder ou pour lire. De la relation triangulaire qui unissait C., T., et Hervé Guibert, ne subsiste que cette image non pas d’une complétude, mais d’une béance - celle-là même qui donne son unité à l’image.

Aux côtés des gisants demeure le déséquilibre d’une statue de femme: elle pourrait bien être cette part d’autre en soi qui ouvre au désir comme à la lecture.

NOTES

(1) Guibert, Hervé. Le Mausolée des amants. Paris: Gallimard, 2001, pp. 64-65.
(2) Darrieussecq, Marie. « De l’autobiographie à l’autofiction, Mes Parents, roman ? ». In: Sarkonak, Ralph (éd). Le Corps textuel de Hervé Guibert. Paris: La Revue des lettres modernes, Minard, 1997, pp. 115-130.
(3) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 118.
(4) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 47.
(5) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 294.
(6) Didier, Béatrice. Le Journal intime. Paris: PUF, 1976, p. 27.
(7) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 196.
(8) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 26.
(9) Saint-Amand, Pierre. "Mort à blanc, Guibert et la photographie". In: Sarkonak, Ralph (éd), Le Corps textuel de Hervé Guibert, p. 89.
(10) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 154.
(11) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 305.
(12) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 102.
(13) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 103.
(14) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 139.
(15) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 180.
(16) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 176.
(17) Guibert, Hervé. L’Image fantôme. Paris: Les Editions de Minuit, 1983. Voir notamment: "Mais sur le tableau c’est la plaie qu’on regarde, cette ouverture rouge entre les flancs du Christ, et dans la rue c’est l’excrément du chien. Alors pourquoi les deux grandes attractions de la photographie ne seraient-elles pas aussi le sang et le déchet ?", p. 151.
(18) Guibert, Hervé. Le Paradis. Paris: Gallimard, collection Folio, 1996, p. 117.
(19) Guibert, Le Mausolée des amants, p. 247

(mis en ligne par Isabelle Grell)