Marguerite Duras ou la énième première fois

Par Sophie Bogaert

L’image que chacun possède de Marguerite Duras depuis les années 1980 est double : derrière le visage ridé de la « pythie » qui cultive alternativement la prise de parole tous azimuts et le silence appuyé, s’aperçoit en filigrane celui de la jeune fille immortalisée par L’Amant. Les deux images se parasitent ou se complètent, comme dans le fameux incipit où la beauté du visage « dévasté » est préférée à celle du visage « de jeune femme ». Le nom même de Marguerite Duras surimpressionne ainsi biographie et fiction, évoquant à la fois la femme réelle au long passé, et la jeune fille réinventée.

Dans la mythologie qui entoure l’écrivain et son œuvre, le motif de l’initiation à l’amour tient une place essentielle. Le récit de la première expérience sexuelle d’une jeune fille de plus en plus explicitement identifiée à l’auteur est même l’une des scènes fondamentales, pour ne pas dire obsessionnelles, de l’œuvre de Marguerite Duras, de ses premiers exercices d’écriture à ses dernières publications.

On s’intéressera ici aux versions successives de ces « premières fois » dans les Cahiers de la guerre (1943, publiés en 2006), Un barrage contre le Pacifique (1950), L’Eden Cinéma (1977), L’Amant (1984) et L’Amant de la Chine du Nord (1991).
Les Cahiers de la guerre, d’abord, s’ouvrent sur un long récit autobiographique. La rencontre de la jeune Marguerite avec « Léo » y est longuement évoquée sur fond de rapports familiaux conflictuels ; la jeune fille ne semble éprouver aucun sentiment amoureux. L’évocation de leur première – et unique – relation sexuelle est expédiée en une phrase lapidaire : « Je ne couchai avec lui qu’une seule fois et au bout de deux ans de supplications. » En revanche, le récit du premier baiser occupe plusieurs pages, restituant avec force la répulsion de la jeune fille : « J’étais violée jusque dans l’âme. » Dans le roman Un barrage contre le Pacifique, les relations de la jeune Suzanne avec « M. Jo » ne sont pas consommées ; la « première fois » a lieu, après leur rupture, entre Suzanne et Agosti, le voisin. De même que dans L’Eden Cinema (adaptation théâtrale du Barrage), érotisme et sentiment sont absents du récit ; hormis une référence au « sang » de la défloration, l’acte sexuel n’est évoqué que de façon détournée et métaphorique (« J’étais sur le passage du vent »).
L’atmosphère change du tout au tout avec L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord, dont l’action est resserrée autour de l’histoire des deux amants : dans ces deux récits à la teneur cette fois explicitement autobiographique, la scène de la « première fois » paraît être l’épisode central. Chaque fois sont perceptibles désir, tendresse, et un érotisme qui a largement contribué au succès des deux livres.
Malgré les divergences entre ces cinq récits plus ou moins fictifs, il existe entre eux une constante qui déroge à l’attente du lecteur : puisqu’il ne s’agit d’une « première fois » que pour la jeune fille, on s’attend à ce qu’elle éprouve crainte, surprise ou curiosité ; ou que l’événement soit l’occasion d’une rupture, qui scinde nettement son avant et son après. Or, ces sentiments sont plutôt l’apanage de l’homme, qui semble accorder plus d’importance à ce moment que la jeune fille elle-même. Si, au fil des versions, celle-ci paraît moins indifférente, plus sensible, elle devient aussi plus active, jusqu’à presque inverser les rôles face à un homme réduit par son amour à une passivité inattendue : « Il ferme les yeux, il se tait, il ne veut plus d’elle. Et c’est alors qu’elle le fait, elle. Les yeux fermés, elle le déshabille » (L’Amant de la Chine du Nord).

Si la peur de l’inconnu, de même aussi que la joie de le découvrir, se dissipent si vite chez ces multiples figures de l’auteur, c’est peut-être que la véritable « première fois » a lieu ailleurs, autrement. Car la découverte, par ces jeunes filles, de la sexualité et de l’amour, de leur corps et de leur singularité, se produit en fait avant la défloration proprement dite.

Tous ces personnages féminins sont enserrés dans une gangue familiale étouffante, dont chaque récit évoque l’emprise bien avant qu’il soit question d’amour. La mère joue chaque fois un rôle clef dans la relation amoureuse de sa fille, tantôt veuve intéressée par désespoir, tantôt manipulatrice de son « enfant prostituée ». A ses yeux, bien sûr, la « première fois » est l’événement à éviter à tout prix, sans réparation possible. Mais les textes, à des degrés divers, dénoncent ce point de vue comme une naïveté : la mère ignore que la rupture, celle sur laquelle on ne revient pas, a déjà eu lieu.

Car c’est en réalité le moment de la rencontre avec le futur « amant » qui est déterminante et introduit dans la vie de la jeune fille une brisure irrémédiable. Cette rupture est celle du regard : le moment où la jeune fille prend conscience de son pouvoir de séduction sur les hommes, de la puissance que lui confère leur regard sur elle, est aussi celui où elle se libère d’un coup de la mainmise de sa mère. Dès lors, même l’acte sexuel, aussi intrigant, effrayant ou attirant qu’il soit pour elle, n’est qu’une conséquence de cette liberté radicale qu’elle a conquise une fois pour toutes.

L’amant est avant tout synonyme de la capacité de la jeune fille à exister hors de la famille, hors du vase clos de haine et d’amour bâti par la mère. C’est peut-être dans les Cahiers de la guerre que cette équivalence est énoncée le plus clairement : « … avec la perte de Léo, je perdais tout, je retombais dans ma famille, à l’ombre de laquelle je vieillirais. C’était horrible à penser. Pour en sortir il me fallait Léo. » Dans L’Amant, cette formulation triviale est mythifiée, inscrite dans le topos de la rencontre amoureuse : « L’image commence bien avant qu’il ait abordé l’enfant blanche près du bastingage, au moment où il est descendu de la limousine noire, quand il a commencé à s’approcher d’elle, et qu’elle, elle le savait, savait qu’il avait peur.

Dès le premier instant elle sait quelque chose comme ça, à savoir qu’il est à sa merci. (…) Dès qu’elle a pénétré dans l’auto noire, elle l’a su, elle est à l’écart de cette famille pour la première fois, et pour toujours. »

La conscience d’exister pour autrui en tant qu’individu, et le regard rendu, retourné, à travers la contemplation du corps de l’autre, trouvent leur accomplissement dans le récit. C’est énoncer ce moment qui fait événement, c’est l’écrire ; on le sait, Duras pratique une écriture de la stupéfaction, qui ferait presque de chaque instant raconté, jusqu’au plus anodin, une « scène primitive ». Et c’est dans la répétition de la scène que s’élabore cette fascination communicative ; si l’écriture la rejoue, inlassablement, c’est pour la faire exister au-dehors, et sentir et faire sentir la jouissance de l’événement unique, premier, radical. Réécrire, dans ce cas, n’est pas répéter ; mais tâcher d’approcher par les mots ce qui sans doute est la seule vraie « première fois », celle où, par la grâce du désir amoureux, naît l’intuition de « la forêt de l’écrit à venir » (L’Amant de la Chine du Nord).

Sophie Bogaert

(publié par Isabelle Grell)