L’écrivain brésilien Afonso Henriques de Lima Barreto a parcouru des contours extrêmes dans sa vie courte (1881-1922), ayant produit cependant une oeuvre prolifique, écrite sous le signe de la sincérité. Il a forcé les limites de ce qui se pouvait dire et écrire dans la société belle époque de Rio de Janeiro, en même temps qu’il refusait de vivre dans son glamour et ses conventions. Il est né mulâtre, dans un milieu pauvre, sept ans avant l’Abolition de l’esclavage au Brésil, et il a passé sa vie à chercher une autonomie impossible – vu sa condition – au sein d’une société qui se voulait européanisée, mais qui trébuchait encore en quête d’une identité nationale. Mis en marge, il a essayé de s’inventer un lieu exclusif. Il a cru percevoir cet espace autonome dans la fiction où, tout en partant du moi il pourrait dénoncer des questions sociales, raciales et politiques collectives qui faisaient partie de son quotidien, sujet qu’il était aux pires préjugés de son époque.

Dans ce contexte l’auteur a crée au moins quatre personnages-réflexes de lui même, en donnant ses traits personnels à des protagonistes des romans Souvenirs d'un gratte-papier, Sous la bannière étoilée de la croix du sud, Vie et mort de Gonzaga de Sá (sortis en France chez L’Harmattan) et O cemitério dos vivos ''Le cimetière des vivants''. Toute son existence a rejailli dans son expérience littéraire d’une façon radicale et l’a amené à mettre en pièces le concept d’auteur. Rappelons que le terme auteur, du latin auctore, veut dire “cause principale, l’origine de”. Et Lima a compris l’étymologie en son ultime conséquence, en utilisant le moi en tant qu’origine de l’écriture, au moment où il invente un récit ayant en lui même sa cause principale. Le moi se répands de l’écriture intime dans le roman, dûment – insuffisamment, selon la plupart des critiques – maquillé pour se présenter dans une enveloppe romanesque.

On peut croire que l’écrivain déjà à l’époque accomplissait une sorte d’autofiction, celle que, selon Serge Doubrovsky, suppose la même identité de nom entre l’auteur, le narrateur et le personnage. Quand il demande à son ami Antônio Noronha dos Santos de corriger les manuscrits de Vie et mort de Gonzaga de Sá, Lima lui a écrit: “Tu dois souligner le mot ‘Afonso’ partout où il apparaît, car je veux le supprimer”. (1) Afonso Henriques de Lima Barreto avait écrit le livre avec son nom de baptême et ne l’a remplacé par celui du personnage que tout à la fin.

Cette promiscuité entre l’autobiographie et des éléments fictionnels a soulevé d’incessantes polémiques au long des décennies de fortune critique de Lima et, surtout à son époque même, elle a été plutôt mal vue. Son malaise personnel et, dès lors, avec la société lui a valu une surprenante littérature de soi qui parfois peut paraître partir d’un égocentrisme, mais qui avait comme objectif le collectif. Ou alors, inversement: du fait d’être en otage du collectif – il est né dépositaire des préjugés sociaux de la société blanche et bourgeoise, stigmatisé par la peau noire, la pauvreté et (plus tard) l’internement dans un hôpital psychiatrique (par alcoolisme) – il cherchait une littérature apparemment égocentrique pour mieux se comprendre vis-à-vis un monde qui lui était hostile depuis sa naissance.

Si ce moi blessé s’est répandu dans ses écrits, c’est moins par égocentrisme que par une espèce d’idéal qui a amené l’écrivain à miser sur la dénonciation en tant qu’outil pour la transformation sociale et politique. Mais le moi n’a pas toujours été bien maquillé. Pas toujours l’écrivain a su retenir l’effusion et l’humiliation, ou pu garder le masque d’observateur bien élevé et changer de ton, allant de la vérité à la fiction, mimant une froideur distante qu’il ne possédait pas. Cet hybridisme inédit, marqué par l’absence de zones frontières entre la vie et l’oeuvre, a déplu à maints critiques. Antonio Candido, l’un des noms les plus importants de la critique littéraire au Brésil, a dit que Lima “a canalisé sa propre vie dans la littérature, et celle-ci l’a absorbé et a pris sa place; mais ce don de soi paradoxalement l’a empêché de voir la littérature en tant qu’art”. (2)

La révolte du moi brut de Lima a laissé chez la plupart des critiques de l’époque la sensation d’un vide artistique, une sorte d’incompétence à se transmuer en art. Quelques décennies ont dû s’écouler pour que ces spécialistes revoient l’importance de ce déversement des problèmes personnels dans la fiction. Parmi eux, Ronaldo Lima Lins, pour qui Lima “insiste en faire couler le sang de ses blessures” (3), ce qui a ouvert un espace pour le débat des problèmes que la culture brésilienne tentait d’étouffer.

Le courage de se servir de ses blessures comme thème est flagrant chez Isaías Caminha, protagoniste de Souvenirs d'un gratte-papier, personnage-représentation du moi pauvre et nègre de l’auteur. Il s’agit d’un individu simple qui quitte sa campagne et déménage à Rio de Janeiro, où il trouve un petit emploi dans un grand journal et doit faire face a tout genre de difficulté, désireux d’une ascension dans l’hiérarchie du journalisme. Dans ce roman à clef, Lima a fait attention et a changé les noms des personnages, mais l’excessive amertume du protagoniste et la coïncidence des caractères de ses collègues réels et fictifs l’ont tout de suite dénoncé. La rédaction du journal O Globo du roman était en vérité le prestigieux et pas fictif du tout Correio da Manhã, gazette de Rio, cible des virulents attaques de l’auteur.

Les passages d’énorme indignation devant la discrimination raciale sont fréquentes dans ce roman et dans d’innombrables écrits de l’auteur. Il a fait montre d’une hyper-sensibilité face au racisme, qui certainement était justifiée. On remarque son vain effort de maquillage du moi acculé, qui, au moment où il explose de chagrin, implose toute tentative de masque. Même en devenant journaliste, Isaías à un certain moment perçoit “l’ambiance artificielle de considération, de déférence” à la rédaction. Pareil à Isaías, Lima se voyait au delà de sa classe sociale et de sa race, tout en percevant, cependant, que ses qualités intellectuelles ne rachetaient pas sa couleur et son origine pauvre.

Tant de ressemblances biographiques entre auteur et personnage ont agacé même des juges de son oeuvre qui pressentaient en lui un grand romancier en formation. José Veríssimo, l’un des plus importants critiques de l’époque, lui a même envoyé une lettre qui applaudissait le livre remarquable, tout en soulignant sa maladresse au moment de passer du moi réel au fictif: “Le tableau final reste timide e malhabilement composé, et la représentation, trop personnelle, manque de sérénité. Dès lors, on peut voir des souillures assez graves dans la transposition – détail qui constitue le grand art et résume toute la difficulté de la fiction du réel pour le ‘semblable’. Et votre livre fréquemment assume des airs de pamphlet, et des plus violents, plutôt que d’un roman (...).” (4)

L’analyse de José Veríssimo est une espèce de résumé du caractère défectueux vu dans l’oeuvre de Lima. Un passage du livre dénonçait déjà l’extrémisme de la superposition Lima/Isaías: “Je crois – et je ne sais pas pourquoi – que c’est mon livre qui est à l’origine de ce malaise... et qui sait le fait d’exciter des souvenirs des souffrances, de stimuler les images qui ont été à leur origine ne fait revivre, d’une façon obscure et confuse, des sensations douloureuses déjà à moitié mortes? Peut-être que c’est une angoisse d’écrivain, car je doute tout le temps et j’hésite à chaque jour si je continue ou pas l’écriture. Ce n’est pas sa valeur littéraire qui me pose des problèmes; mais son utilité pour le but que j’ai en tête. Qui sait si ce livre n’est pas en train de se faire pure bavardage?!” (5)

La procédure de l’écriture lui faisait du mal. Il expliquait la raison: à faire de la littérature de soi comme ustensile pour revivre des traumatismes et essayer de les résoudre, il cherchait une utilité pour son roman. Et il se sentait confus dans cette réalisation, se demandant si le livre ne se produisait comme un jet, avec ce ton confessionnel justement très violement critiqué à l’époque. Lui même il envisageait le risque du défaut du premier livre (dans le livre même!), pour trouver, malgré tout, une raison pragmatique: la valeur littéraire proprement était moins importante que son utilité, c’est à dire, de dénoncer des préjugés sociaux.

Malgré les critiques, Lima a poursuivit ses excès autobiographico-fictionnels. Il a pris le risque de faire cette fusion aux dépens de son auto-exhibition pour une société qui n’aimait guère ce genre de vérité et vivait intensément une période d’effervescence culturelle. Une période où, selon le critique et historien Brito Broca, la vie littéraire était plus importante que la littérature proprement. Lima a fini par blesser une bonne partie de l’intelligentsia qui, agressée, ne lui a pas pardonné la virulence verbale avec laquelle il mettait à feu et a sang des traumatismes et des pratiques historiques. Car au moment où il s’exposait, il exposait aussi les blessures nationales. Dans son cas personnel, elles étaient coïncidentes.

Pour ne pas trop s’imposer, croyait-il, dans ses écrits, nommant différemment ses personnages, l’auteur n’a pas forcement affirmé son identité chez les protagonistes Isaías Caminha, Policarpo Quaresma (de Sous la bannière étoilée de la croix du sud), Gonzaga de Sá ou Vicente Mascarenhas. Mais c’était facile pour la critique de le deviner entre les lignes, comparer les biographies, repérer des coïncidences.

Le protagoniste de O cemitério dos vivos, Vicente Mascarenhas, a également un excès de similarités avec l’auteur, telles que s’impose la conclusion: l’un c’est l’autre. Ce roman a été écrit à partir des notes rédigées par Lima dans son journal (publié sous le titre Diário do hospício) intime d’interne de l’Hôpital National d’Aliénés de Rio de Janeiro, en 1919/20. En effet, même n’ayant jamais reçu de diagnostique psychiatrique, l’écrivain avait abusé à l’extrême de l’alcoolisme et présentait des hallucinations qui d’ailleurs s’évanouissaient dès qu’il était sobre. Avec l’aggravation de cette situation, son frère avait demandé l’internement qui s’est fait avec l’aide de la force policière, ce qui n’était absolument pas nécessaire et a énormément vexé l’écrivain. Lima a été accepté en tant qu’indigent, intégrant la couche sociale la plus dépourvue de l’asile publique (il était, toutefois, un fonctionnaire salarié de ce même État – ce qui fait l’absurde de la situation – qui le considérait indigent).

O cemitério dos vivos constitue l’écriture-conséquence de cette expérience radicale. Une comparaison entre les notes du journal et le roman révèle d’innombrables passages où la fiction se confond avec la vie et vice versa. Ainsi que Lima, le personnage Vicente a fait son entrée en hôpital psychiatrique le jour de Noël, en se plaignant d’avoir été malmené par la police et, ensuite, mécontent de la contrainte de quitter ses habits, au tout début de l’internement. On perçoit que cette page du journal, rude, mal dégrossie, gagne une élaboration esthétique. C’est encore un protagoniste marqué par la pauvreté, qui a voulu quitter son village pour aller vivre à Rio en tant que fonctionnaire de l’administration publique. Il se sent tout le temps persécuté par la réputation d’un père qui avait été en prison, et discriminé du fait d’avoir des “traits de la race noire”. Dans Diário do hospício/O cemitério dos vivos, le paradoxe s’établit: le roman autobiographique a probablement représenté le lieu où la vérité a pu surgir avec le plus de transparence. Le recours à la fiction faisait émerger les idées d’une façon plus autonome et libre. La contradiction: le moi passait par un tamis romanesque pour en extraire le moi brut, le plus proche de la vérité personnelle – et dans ce sens, on peut rappeler le mot pertinent d’André Gide: “Peut-être même aproche-t-on de plus près la vérité dans le roman.” (6)

Lima a crée des auto-réflexes, en confondant le moi réel avec des mois fictionnels-autobiographiques, sans rien de très clair entre les genres. Isaías Caminha incarne le moi pauvre et nègre, en quête d’une reconnaissance intellectuelle qui rachèterait sa couleur et son origine sociale. Policarpo Quaresma représente le moi utopique dévoué à la culture brésilienne, mais déplacé, sans un pouvoir politique et qui, en s’excédant aveuglement dans sa dévotion pour la patrie, finit dans hôpital psychiatrique. Gonzaga de Sá personnifie le moi fonctionnaire, aimant sincèrement sa ville et sa patrie, mais qui demeure un intellectuel en marge de l’intelligentsia – tel Lima, qui s’est aussi bien marginalisé et a été marginalisé. Vicente Mascarenhas reflète le moi pris par des ambitions intellectuelles, mais trop marqué par la discrimination raciale dont a souffert son père, et qui passe la fin de son existence en asile d’aliénés, obsédé par sa femme morte.

Les quatre protagonistes représentent tous, assez nettement, des côtés de Lima Barreto, qui parfois se cache derrière des masques et parfois oublie l’écran de la fiction et la laisse de coté, vu l’urgence de s’exposer. Au lieu, cependant, d’y voir une insuffisance technique de l’écrivain, sautent aux yeux, au contraire, son talent et son courage d’aborder des thèmes nationaux traumatiques. Isaías, Policarpo, Gonzaga et Vicente recyclent, chacun à sa façon, les questions les plus pressantes de l’univers intime barretien: le poids de la couleur noire dans une société discriminatoire; la difficulté d’être accepté par le monde intellectuel de l’époque; son malaise social devant cette réalité hostile; et la folie, non pas l’état pathologique, mais l’internement à l’hôpital psychiatrique en tant qu’acte apothéotique de sa frustration devant les contrariétés du quotidien.
Sans façons, contraire aux questions de genre, de style et aux canons littéraires, le moi réel de l’écrivain, inscrit sur les couvertures de ses livres, capable de contenir et d’être tous les autres mois, a circulé ostensiblement entre la fiction et la non-fiction à la recherche d’une vérité qui serait la sienne. Pourquoi la critique ne lui a pas pardonné cette audace? En partie à cause des caractéristiques de la société brésilienne de la Belle Époque, éprise de l’envie de mimer les coutumes sociales européennes et à transformer la ville de Rio comme Haussmann avait fait à Paris. Lima a été l’un des plus durs critiques de la réforme urbaine entreprise par le maire de Rio, Pereira Passos, occupé à ouvrir des boulevards et à prendre des mesures sanitaires pour la ville, à démolir des vieux bâtiments pauvres tout en envoyant la population plus misérable à la périphérie urbaine.

Une question s’impose: quand il essaye de duper l’hypocrisie sociale en se faisant fiction, l’écrivain n’entre-t-il pas dans le jeu social, au moment où il tisse sa version particulière d’une certaine mise en scène de ce même jeu? Vu d’un certain côté, oui, très probablement, mais d’une façon sans doute plus authentique. D’un autre côté, il voulait absolument s’exposer, trouer cette mise en scène romanesque avec la réalité d’un moi démesuré.

Le courage de Lima est remarquable quand il s’aventure dans une écriture sujette à des préjugés et mal vue, solidaire et même en avance sur des grands noms de la littérature mondiale, s’exposant ouvertement et abordant un grand tabou de l’histoire littéraire. La complexité du débat autour de l’autofiction jusqu’à nos jours, avec une littérature contemporaine qui se manifeste violemment dans d’exemples divers, ne fait que confirmer l’irrévérence de cet auteur et ouvre le chemin pour qu’on re-apprécie une oeuvre très difficile de se caser dans les classements littéraires.

Cette littérature de l’urgence, de l’urgence de soi, semble avoir ignoré certains préceptes, même personnels, au moment où elle a cherché une expression littéraire également d’urgence qui s’établissait comme l’antidote contre la société. Pour cet enjeu, pourtant, il a été nécessaire d’accepter un certain jeu, parmi tant d’autres disponibles. Il s’agissait peut-être d’un pseudo-mimétisme, une façon de se mélanger à son milieu pour mieux l’attaquer. Une fausse adaptation donc, juste pour que le moi soit mieux absorbé par la société dans son habillage fictionnel. C’est comme s’il essayait de se déguiser, mais pas tout à fait, de façon à qu’on puisse reconnaître quelques éléments. C’est comme s’il les laissait émerger justement pour qu’on voie que c’est un jeu, mais, en même temps, pas tellement. Il écrivait de la fiction, mais pour que la réalité y échappe petit à petit.

C’est compréhensible le désespoir de l’auteur au moment où il déchire le support de la littérature fictionnelle, abîme son cadre (l’illusion de la fiction, l’interdiction de l’union vie-oeuvre), dans une recherche si passionnée des nouvelles formes qui pouvait sembler de l’insolence. Ces écrits ont blessé (et aujourd’hui encore) la société brésilienne dans ses points névralgiques, par la violence, la virulence, de sa sincérité. Le résultat c’est fut une littérature-affranchissement qui a transgressé les codes et a élargit les limites entre vie et oeuvre, peau blanche et nègre, pauvreté et richesse, ignorance et culture, littérature populaire et savante, lucidité et folie.

NOTES (1) Barreto, Lima. Um longo sonho de futuro. Rio de Janeiro: Graphia Editoria, 1998, p.235. (2) Candido, Antonio. “Os olhos, a barca e o espelho”. In: Houaiss, Antonio e Figueiredo, Carmem Lúcia Negreiros de (organisation). Lima Barreto – Triste fim de Policarpo Quaresma. Madri: Coleção Archivos/Scipione Cultural, 1997, p.550. (3) Lins, Ronaldo Lima. “O ‘destino errado’ de Lima Barreto”. In: Houaiss, Antonio e Figueiredo, Carmem Lúcia Negreiros de (organisation). Lima Barreto – Triste fim de Policarpo Quaresma. Madri: Coleção Archivos/Scipione Cultural, 1997, p.297. (4) Veríssimo, José. “Lima Barreto”. In: Barreto, Lima. Prosa seleta. Rio de Janeiro: Nova Aguilar, 2001, pp.30-31. (5) Recordações do escrivão Isaías Caminha Souvenirs d'un gratte-papier. In: Barreto, Lima. Prosa seleta. Rio de Janeiro: Nova Aguilar, 2001, p.162. (6) Apud Lejeune, Philippe. Le pacte autobiographique. Paris: Éditions du Seuil, 1996, p.41.

Par Luciana Hidalgo