L’Autofiction dans l’œuvre de Colette

Paru dans cahiers Colette, n° 30, automne 2008

Même si Serge Doubrovsky s’attribue l’invention du mot autofiction, il reconnaît que ce procédé existait bien avant lui chez des auteurs du début du siècle dernier. Il considère d’ailleurs Colette comme une pionnière illustrant sa conception avec La Naissance du Jour :

On découvre quand même, chez Colette, un livre qui s’appelle La Naissance du Jour qui a paru en 1928 et qui, à l’origine, portait sur son péritexte le sous-titre roman. Et dans le roman de Colette, La Naissance du Jour, on trouve un personnage de femme âgée qui s’appelle Colette. Ensuite, on apprend qu’elle a écrit les Claudine. Bref, elle s’est mise en scène comme le personnage d’un roman écrit par Colette sur Colette(1)

C’est dans une telle perspective conceptuelle chronologiquement paradoxale que nous nous inscrivons.

L’autofiction, une notion à éclaicir…

L’autofiction jouit en effet depuis 2003 d’un début d’institutionnalisation puisqu’elle bénéficie de deux entrées dans le dictionnaire : dans le Larousse, elle est perçue comme « une autobiographie empruntant les formes narratives de la fiction », pour le Robert, l’autofiction est « un récit mêlant la fiction et la réalité autobiographique ». Les deux définitions concomitantes du Larousse et du Robert ont l’avantage de mettre en avant la double postulation de l’autofiction prônée par d’un côté l’inventeur du terme en 1977 Serge Doubrovsky et de l’autre Vincent Colonna qui le remet vivement en cause dans une thèse inédite à ce jour : L’Autofiction (Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature) (2).
Serge Doubrovsky revient dans Autobiographie/ Vérité/ Psychanalyse sur la genèse du mot dont il est l’inventeur. Il relate que c’est à partir de la lecture de Philippe Lejeune et de son Pacte autobiographique (3) lors de la rédaction de son premier livre Fils que lui est venue l’idée de l’autofiction. Dans Le Pacte autobiographique , il est vrai, Philippe Lejeune établit une définition de l’autobiographie suivant trois axes essentiels : personnage, narrateur et auteur doivent recouvrir la même identité, une autobiographie retracerait l’histoire de la personnalité de la personne réelle (4) et l’auteur devrait nécessairement contracter un pacte autobiographique. Alors que ce pacte doit être, selon lui, clairement revendiqué par l’auteur dans L’Autobiographie en France (5) , dans Le Pacte autobiographique, il le définit essentiellement à partir du critère d’identité ou de non identité du nom de l’auteur et du personnage. D’où le commentaire de Serge Doubrovsky :

Ce qui l’amène au terme d’une nomenclature savante et subtile, à repérer des « cases aveugles » : Le héros d’un roman déclaré tel peut-il avoir le même nom que l’auteur ? Rien n’empêcherait la chose d’exister Mais dans la pratique, aucun exemple ne se présente à l’esprit d’une telle recherche. (6)

Doubrovsky tend donc un peu comme une gageure à remplir la case aveugle laissée par Lejeune en inventant le terme d’autofiction. « Tout se passe comme si Fils avait été écrit pour remplir cette case aveugle » explique-t-il. En effet, alors que l’auteur inscrit « roman » en sous-titre sur la couverture de Fils, le héros du roman s’appelle pourtant Serge Doubrovsky.

L’on ne saurait certes contester que Doubrovsky, à l’origine, tendait à éloigner l’autofiction de l’autobiographie et ce pour principalement deux raisons que l’on pourrait formuler de la sorte : parce qu’elle est moins et plus qu’une autobiographie. Moins qu’une autobiographie en ce sens que l’autobiographie est réservée aux grands de ce monde ainsi qu’il le dit lui-même : « Autobiographie ? non, c’est un privilège réservé aux grands de ce monde. » Plus qu’une autobiographie dans le sens où l’autobiographie serait appréhendée comme un simple témoignage à l’état brut dépourvu d’art. Les témoignages de Doubrovsky par la suite ne laissent plus aucun doute sur la finalité autobiographique que revêt l’autofiction pour lui :

Il s’agit d’une fiction non dans le sens où seraient relatés des évènements faux, car je considère que dans mes livres j’ai vraiment raconté ma vie de façon aussi véridique que si j’avais écrit mon autobiographie - et aussi fausse également… Mais cela devient une fiction à partir du moment où cela se lit comme une fiction. Pour moi, c’est une fiction par la mise en mots.(7)

Ramenée essentiellement à la fabulation de soi par Colonna, Doubrovsky l’appréhende par contre, lui, en dernier ressort comme une variante de l’autobiographie.

Une œuvre autofictionnelle

Pour notre part, nous plaçant au-delà du critère d’homonymie (entre auteur, narrateur, personnage) défendu par Doubrovsky, l’examen attentif des œuvres de Colette nous amène globalement à les inscrire dans un espace autofictionnel : ainsi les romans de Colette sont considérés le plus souvent comme des romans autobiographiques en raison d’un certain nombre de recoupements autobiographiques ; mais lorsqu’elle fait accéder les personnages féminins de premier plan au rang d’alter ego, nous y décelons des autofictions. En d’autres termes, la différence entre roman autobiographique et autofiction consisterait donc, ainsi que le perçoit Pierre-Alexandre Sicart dans sa thèse sur l’autofiction datant de 2005 intitulée Autobiographie, roman, autofiction, en ce que l’auteur « assume » et « revendique » ce qui n’est que « caché » et seulement pressenti pour le lecteur dans le roman autobiographique (8) . Philippe Gasparini pense également que l’identité homonymique auteur-narrateur-personnage n’est pas une obligation dès lors que le lecteur y décelerait une intention. Il émet sur ce point une critique envers Vincent Colonna :

Par contre, le concept d’autofiction peut déboucher sur la définition d’une catégorie générique si, dépassant le cadre étroit de l’homonymie dans lequel le cantonne Colonna, on élargit son champ d’application aux œuvres de fiction dans lesquelles certains indices onomastiques suggèrent une identité entre le héros et l’auteur.(9)

Cette critique nous paraît, de notre point de vue, injustifiée à son endroit alors qu’elle s’appliquerait parfaitement par contre à Doubrovsky.

Pour en revenir à l’objet de notre investigation, le cas le plus probant reste celui du cycle des Claudine où il nous semble que Colette écrit les Claudine à l’origine comme des romans autobiographiques et que ce n’est qu’a posteriori qu’ils accèdent au rang d’autofictions. L’on en arrive au paradoxe suivant lequel les romans semblent s’ancrer beaucoup plus dans l’autobiographie que certains livres d’apparence autobiographique où l’auteur paraît en son nom propre. C’est le cas de La Naissance du Jour en l’état actuel des connaissances sur le livre. Mais loin d’être un cas isolé, ce processus créatif qui consiste pour l’auteur à s’utiliser lui-même comme un personnage dans des récits reposant sur des anecdotes fictives, se retrouvent dans deux recueils Bella-Vista (10) et Chambre d’hôtel. Bien plus que pour La Naissance du Jour, le caractère imaginaire des histoires racontées n’apparaît pas au premier abord, bien au contraire, Colette leur donne l’apparence de faits tirés du réel.

Un pacte autofictionnel

Bien que Colette n’ait contracté explicitement aucun pacte autobiographique autre que le protocole nominal d’identité minimale inhérente à toute autobiographie, l’on peut se demander si elle ne l’a pas effectué par d’autres moyens. En effet, alors que Philippe Lejeune dans L’Autobiographie en France refuse d’inclure les textes de Colette parmi les autobiographies dans la mesure où seules figurent parmi elles celles revendiquées explicitement par l’auteur(11) , il révise son jugement dans Le Pacte autobiographique en soulignant la diversité des formes que peut revêtir ce pacte, qui réside essentiellement « dans l’intention de l’auteur d’honorer sa signature »(12) . Dans le prolongement de cette réflexion, il nous a paru judicieux de procéder à un examen attentif du paratexte et du métatexte afin d’identifier le type pacte contracté par l’auteur. Rappelons que le paratexte est constitué, selon la terminologie de Gérard Genette (13), du péritexte et de l’épitexte, le péritexte désignant selon lui « tout ce qui se trouve autour du texte, dans l’espace même du volume, comme les titres de chapitres ou certaines notes » ; on peut donc compter parmi les éléments péritextuels dans une liste non exhaustive : présentation éditoriale, nom d’auteur, titre, intertitre, dédicace, épigraphe, préface, notes… L’épitexte se situerait encore autour du texte mais à une distance plus respectueuse généralement sur un support médiatique (interview, entretiens ou sous le couvert d’une communication privée : correspondances, journaux intimes et autres). Quant au métatexte, il correspond à la relation critique c'est-à-dire à la relation on dit plus couramment de commentaire, qui unit un texte à un autre texte dont il parle.

Nous en sommes arrivée au constat que son pacte est contradictoire : au sein du paratexte, péritexte et épitexte se contredisent, et le métatexte va souvent à l’encontre du paratexte. Nous pouvons interpréter cette contradiction comme un phénomène d’hybridité (plus que d’ambiguïté (14) ) propre au genre autofictionnel. Alors que l’art de Colette mêle habilement réel et imaginaire, le péritexte et le métatexte favorisent une identification avec des personnes réelles par opportunisme commercial (surtout pendant la période « Willy ») tandis que bien plus tard, alors qu’elle a acquis la reconnaissance voire la réhabilitation du public, l’épitexte insiste sur la transcendance de l’art qui fait qu’un personnage n’est jamais une personne réelle.

L’autobiographie à l’ère du soupçon dans l’œuvre de Colette

Des critères d’ordre structurel apparentent certains textes de Colette à une autobiographie. C’est le cas pour Sido mais l’étude des topoï (lieux communs) attachés au genre de l’autobiographie soulève un certain nombre de questionnements concernant Claudine à l’école et La Maison de Claudine.
Certes le récit d’enfance représente le topos le plus probant dans ces deux livres… mais même si l’autobiographie comporte la plupart du temps un récit d’enfance, l’inverse (en ce que le récit d’enfance n’établit pas de continuité entre l’enfant et l’adulte que l’on est devenu) n’est pas vrai et de ce fait ne signifie pas que l’on a affaire à une autobiographie. Claudine à l’école est finalement assez éloigné d’une démarche autobiographique, le but inhérent au livre n’est pas de retrouver son enfance par la voie de l’écriture mais plutôt de provoquer le scandale ; en ce qui concerne La Maison de Claudine après avoir hésité entre récit d’enfance et récit de formation qui rétablit le lien ténu dans le récit d’enfance, l’étude de la temporalité permet de trancher et l’éloigne indubitablement d’une autobiographie en la rapprochant d’un simple récit même si c’est un récit animé de l’enfance. A l’inverse de l’utilisation habile qui est faite du passé composé dans Sido qui tend à relier le passé au présent.
Pourtant Colette, c’est certain, échappe à l’autobiographie au sens conventionnel du terme et ce, non seulement parce qu’elle est une femme et qu’eu égard au contexte social de son époque, elle écrit, à l’instar des autres femmes écrivains, des autobiographies qui diffèrent de celles des hommes. Loin d’être uniquement subi, cet état de fait , selon nous, à un choix délibéré de sa part qui va dans le sens d’une certaine modernité.
Revenons aux deux recueils précédemment évoqués Bella-Vista et Chambre d’hôtel. Dans la nouvelle du même nom « Bella-Vista », non seulement elle contracte un pacte référentiel (la narratrice donne cette histoire comme tirée de ses souvenirs personnels) auquel elle ne se soumet pas, mais de plus elle oblige le lecteur à en prendre conscience lorsqu’elle publie en 1949 une préface à cette nouvelle dans ses Œuvres Complètes où elle refuse d’accorder une quelconque réalité à l’histoire narrée dans « Bella-Vista ».
Pourtant, lors de l’examen du dossier constitué par Marie-Christine Bellosta (15) , nous nous sommes aperçue qu’elle s’était néanmoins inspirée de faits réels. Colette aura en réalité séjourné dans un hôtel tenu, non par un faux couple lesbien comme dans le roman mais par un couple d’ « homosexuels », pendant l’année 1926. En fait, nous pensons qu’elle présente là un enjeu grâce à un stratagème soigneusement mis en place. Dès le début de « Bella-Vista », Colette, en effet, répond à l’horizon d’attente du lecteur du Pur et l’Impur en portant, par exemple, un regard complaisant sur le couple saphique lorsqu’elle avoue éprouver de la sympathie pour « le couple décrié d’amies »(16). Mais c’est pour mieux se mettre en porte à faux avec ce que l’on connaît d’elle et par conséquent ce que l’on en attend. Colette a atteint son but, la fin du livre est perçue à l’unanimité par la critique comme surprenante et inattendue.
L’enjeu est donc plus important qu’il n’y paraît. Loin d’y voir seulement « un conte à surprise » ou « un roman policier », nous y décelons pour notre part une sorte de mise en abyme de la façon dont on doit lire ses livres, une stratégie de lecture en quelque sorte qui pourrait s’étendre à l’ensemble de son œuvre. Elle tend à nous avertir par là du danger de cantonner ses ouvrages à de simples pseudo-autobiographies qui se contenteraient de reproduire des faits strictement issus de la réalité ; ce sens peut échapper à un lecteur distrait. But pleinement réalisé par ailleurs puisque plus d’un lecteur a dû se trouver pris au piège et relire la nouvelle avec plus de recul et de circonspection.
C’est également la raison pour laquelle elle livre au public les lettres réelles de sa mère en 1953 (après avoir soigneusement retiré de La Naissance du Jour dans les Œuvres Complètes la mention générique « roman ») ; elle souhaite désormais franchir un pas dans la réception qui est faite de sa production littéraire à savoir que l’on prenne conscience que son œuvre n’est pas autobiographique mais autofictionnelle dans la mesure où la fiction est l’objet de tous les soins de l’auteur. L’écriture de Colette a évolué : lors de ses débuts, elle se contentait de changer les noms et déformait peu la réalité. Dans les livres de la maturité, elle procède de façon inverse, les noms restent inchangés mais le travail de transposition littéraire y tient désormais une place primordiale.
Dans un article intitulé « L’Autofiction un genre pas sérieux », Marie Darrieussecq explique de cette façon la préférence accordée par Gérard Genette pour le terme autofiction au détriment de celui d’autobiographie (17). Ce dernier, dans un tableau du même type que celui utilisé par Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique, fait rentrer subrepticement l’autofiction dans le champ de la littérature non par le critère thématique (la fiction des faits) mais par la « diction » (la mise en mots).

Dans la nouvelle qui suit « Bella-Vista » et qui s’intitule « Gribiche », une des modalités du pacte autobiographique qui consiste en l’application du protocole nominal d’identité c'est-à-dire en la présence effective de l’auteur au sein du texte est détournée de sa finalité. Colette montre en fait que cette modalité n’implique pas que les faits racontés se soient déroulés de cette façon mais qu’elle correspond plus à une construction, un effet de réel plus qu’au réel lui-même. En s’inscrivant dans « Gribiche », Colette confère à la nouvelle sur l’avortement au dénouement tragique une force qui ne s’exercerait pas de la même manière si elle n’apparaissait pas sous son nom véritable ; le déguisement fictionnel constitue ici un mentir vrai plus efficace qu’une profession de foi. Ce constat amène des prolongements intéressants pour la nouvelle qui clôt le recueil de Bella-Vista et qui s’intitule « Le Sieur Binard ». Il conforte notre sentiment d’avoir affaire à un pacte référentiel trompeur.
La structure de Chambre d’hôtel est apparentée à celle de Bella-Vista en ce que les deux nouvelles qui la composent « Chambre d’hôtel » et « La Lune de Pluie » comportent un pacte référentiel falsifié. Des deux nouvelles, c’est « La Lune de pluie » qui retient plus particulièrement notre attention dans la mesure où c’est là que la position de Colette sur la question de l’autobiographie nous apparaît le plus clairement.
Si cette nouvelle appartient bien au champ de l’autobiographie, l’autobiographie ne se trouve pas là où l’on s’y attendrait : Délia ne représente-t-elle pas une des virtualités de son moi d’autrefois au temps de son mariage avec Willy ? L’autobiographie authentique relève beaucoup plus c’est certain, d’une vérité intérieure pour Colette.

Finalement, on pourrait aller jusqu’à dire que Colette bouleverse les codes de l’autobiographie telle qu’on la conçoit traditionnellement : si elle ne respecte pas l’ordre chronologique dans La Maison de Claudine cela ne s’explique pas par un défaut de composition comme le supposait Madeleine Raaphorst-Rousseau en son temps (1964) (18) mais par toute une série de raisons : pudeur autobiographique, non dit lié au sentiment de culpabilité filiale, soubresaut de la mémoire. Peut-être cette superposition d’impressions reflète-t-elle la perception enfantine de l’univers, argument valable en ce que la forme s’harmoniserait de la sorte avec le fond, puisque La Maison de Claudine s’organise autour du mystère de l’enfance ?

Trois… Six… Neuf, qui favorise la fragmentation et l’interstice, nous paraît de ce point de vue une autobiographie d’un type différent tout comme « Les Vrilles de la Vigne » qui, surmontant les obstacles inhérents au genre, comporte deux parties bien distinctes : la première partie est rédigée en 1904- 1905. Cette autobiographie atypique prend en quelque sorte l’allure d’un conte en se conformant à la structure qu’établit Vladimir Propp dans La Morphologie du conte (19) ; le rossignol chantant représentant l’état initial, les vrilles de la vigne, l’élément perturbateur qui permet de revenir, une fois surmonté, à un état final, plus stable celui-là :

Il crut mourir, se débattit, ne s’évada qu’au prix de mille peines, et de tout le printemps, se jura de ne plus dormir, tant que les vrilles de la vigne pousseraient.(20)

Colette en se libérant des vrilles de la vigne représentant son mariage avec Willy, a désormais trouvé sa voie. La deuxième partie des « Vrilles de la Vigne » écrite en 1908, plus conforme à une autobiographie en prose classique qui dévoile explicitement ses différentes étapes nous en donne confirmation. Or, alors que cette dernière partie pouvait se suffire à elle-même (une fois Willy évincé, l’implicite du conte n’avait plus lieu d’être), Colette garde, dans la version définitive, la première partie. Nous l’interprétons pour notre part comme un moyen de nous signifier l’aptitude de la fiction (la diction selon Gérard Genette) à traduire mieux que ne saurait le faire la non fiction, par l’utilisation d’images frappantes, son sentiment d’alors.

Nous en arrivons donc à l’idée que Colette refuse l’autobiographie dans sa double dimension de l’aveu et de la totalité et qu’en définitive les livres de Colette s’inscrivent dans un ensemble où ils entrent en résonance les uns avec les autres. En fait, le processus artistique utilisé par Colette est celui analysé par Danielle Deltel (21) : il s’agit d’un mélange savamment orchestré de réel et d’imaginaire, Colette partant d’un même terreau autobiographique qui évolue en fonction du contexte.

L’autofiction comme recherche de l’authenticité chez Colette

Ainsi, même si le critère d’homonymie nous paraît discutable, Colette se rapproche beaucoup plus, selon nous, de la conception de l’autofiction selon Doubrovsky que de celle défendue par Colonna. En effet, l’on peut dire que la fiction, souvent subordonnée chez elle à une finalité autobiographique, relève finalement de la diction ; et si Colette tend à privilégier l’autofiction plutôt que l’autobiographie comme mode d’expression de soi, cela tient sans doute à l’originalité de l’autofiction qui se définit plus essentiellement comme une recherche de soi par l’écrivain.
Claudine est le premier personnage féminin par lequel ce phénomène identificatoire apparaît. Un texte comme « Le Miroir » en témoigne lorsqu’elle s’efforce de dissocier Claudine d’elle-même. Les rôles sont inversés et contre toute attente, ce n’est pas Colette qui façonne Claudine mais l’auteur lui-même qui prend modèle sur l’héroïne qu’elle a créée. Cela prend la forme d’une allégorie dans cet extrait qui frappe les esprits :

Elle enfonce son coude droit dans son coussin, et comme par imitation, j’étaie en face d’elle mon coude gauche d’un coussin pareil, je crois encore me mirer dans un cristal épais et trouble. (22)

Colette par ailleurs était parfaitement consciente de ce phénomène que d’autres tel François Mauriac ont théorisé : l’autonomie que pouvait prendre la créature (23). Elle procède en définitive de la même manière avec presque tous ses personnages féminins de premier plan : elle se reconnaît à travers eux même si ils ne sont pas l’auteur en tous points et une fois l’identification établie, elle les utilise à des fins expérimentales. Ce n’est bien sûr pas le fruit du hasard (bien qu’elle ne veuille pas l’admettre devant André Parinaud en 1949 (24) ) si Annie se libère du joug du mariage dans Claudine s’en va, trois avant que Colette se sépare de Willy. L’attitude de Renée Néré dans La Vagabonde (qui aura pour suite L’Entrave) révèle aussi l’ambivalence de Colette à cette étape de sa vie. Dans La Vagabonde, elle refuse d’épouser « ce grand serein » de Max, ce qui n’a rien pour surprendre lorsqu’elle évoque, dans le livre, la souffrance endurée pendant son premier mariage avec Adolphe Taillady qui avait, tout comme Willy, le génie « balzacien » du mensonge ; mais on assiste à un brusque revirement dans L’Entrave où la fin la montre à jamais « amarrée », à l’ombre d’un homme, Jean.
Il faut replacer là encore L’Entrave dans sa situation de l’époque : elle est mariée à Henry de Jouvenel et va bientôt accoucher de Bel-Gazou. Il ne faut pas s’étonner dès lors que bien plus tard, elle juge rétrospectivement cette fin « étriquée » alors que son deuxième mariage s’est révélé être un désastre. Nous ne reviendrons que brièvement sur Chéri et la fin de Chéri où l’on peut dire que si Bertrand de Jouvenel ne peut être le modèle de Chéri dans Chéri (il s’agit en partie d’Auguste Hériot ) il inspirera sans doute La Fin de Chéri.
Ainsi, pour notre part, nous voyons effectivement La Naissance du Jour comme une œuvre de transition mais certainement pas vers une émergence de l’autobiographie. Le changement réside en ce que Colette plutôt que de prendre appui sur des personnages de fiction va maintenant le faire à partir d’elle-même, de son propre personnage. La métalepse de la figure de l’auteur dans La Naissance du Jour devient à son tour un modèle pour l’auteur. Elle lui montre le chemin vers une vieillesse apaisée et sereine loin de la vie amoureuse et de ses tumultes. Dès lors, il ne s’agit plus pour l’écrivain de livrer des bribes de sa vérité mais de recréer sa vérité, de s’identifier au personnage qu’elle s’est construit. Elle contribue de la sorte à parfaire sa légende de son vivant en se construisant une image par « petites touches successives » et aisément reconnaissables pour le lecteur.

En définitive, ce n’est plus seulement elle qui engendre le texte comme il en va de la sorte pour tout écrivain mais le texte qui semble lui conférer une seconde naissance, une identité. La nuance apportée au verbe « arriver » lorsqu’elle lui fait se succéder son contraire, « pour en revenir là », dans l’interrogation rhétorique relevée dans La Naissance du Jour (« Voilà que légalement, familièrement, je n’ai plus qu’un nom qui est le mien. Ne fallait-il pour en arriver là, pour en revenir là, que trente ans de ma vie ? »(25) ) est en cela particulièrement révélatrice. Corollairement, l’on peut dire qu’elle se rapproche de ce fait, d’écrivains comme Jean-Paul Sartre pour qui « l’écriture est justification de l’existence » ; mais surtout à l’image de Doubrovsky (par ailleurs éminent spécialiste de Sartre), la vérité est surtout chez elle d’ordre textuel et naît du texte même ainsi que le pressentait très bien Danielle Deltel en 1993 :

''Si l’on voulait évoquer des figures contemporaines, il faudrait rapprocher Colette moins de Patrick Modiano (il n’y a pas chez elle d’esthétique de l’indécidable) que de Serge Doubrovsky, certes sans la cure psychanalytique, ni même les procédés attestés du registre référentiel, ni même les procédés scripturaux. Il y a chez Colette la conscience timide mais réelle, que la vérité sur soi n’est pas quelque chose de préconçu : elle naît de l’écriture même.
L’implication est très forte, qui lie l’œuvre et la vie de Colette. Tout ce qu’elle vit finit par aboutir à un (beau) livre. Et si l’on veut bien croire qu’elle s’invente dans l’écriture (qu’elle se découvre mais aussi se construit), la vie est pour elle à la fois la source et au terme de la littérature L’œuvre de Colette se situerait quelque part entre lyrisme et mythe - toutes formes atténuées de fictivité'' (C’est nous qui soulignons) (26)

L’étude de l’autofiction chez Colette ouvre donc sur une question qui mérite d’être posée en guise de conclusion : Ne peut-on concevoir l’autofiction comme le moyen d’expression privilégiée des minorités ? Certains critiques s’insurgent contre cette idée (27), d’autres comme Vincent Colonna parle de « profils d’exception »(28), nous pourrions ajouter pour notre part dans la catégorie des minorités les femmes du début du siècle dernier en mal d’identité.

Notes
1 Alex Hugues, « Entretien avec Serge Doubrovsky, à l’occasion de la parution de Laissé pour conte en janvier 1999, éd. Department of French Studies, 1999. Site internet de la revue French Studies.
2 V. Colonna, L’Autofiction (Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature), II tomes, doctorat de l’EHESS sous la direction de Gérard Genette, 1989 (microfiches n° 5650, ANRT, 1990). Cette thèse est inédite à ce jour mais existe dans une version remaniée du même auteur : Autofiction & Autres mythomanies littéraires, éd. Tristam, 2004.
3 P. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, éd. du Seuil, 1ère édition 1975, l 2ème, revue et augmentée par l’auteur, de 1996.
4 C’est seulement dans Le Pacte autobiographique que P. Lejeune précise qu’il s’agit d’une personne réelle.
5 P. Lejeune, L’Autobiographie en France, Paris, éd. du Seuil, 1ère édition 1971, 2ème 1998, p. 17.
6 S. Doubrovsky, « Autobiographie/ Vérité/ Psychanalyse » in Autobiographiques : de Corneille à Sartre, Paris, éd. PUF, 1988, p. 68. Il s’agit là d’une version écourtée parue dans L’Esprit Créateur, « Autobiography in 20th-Century French Littérature », automne 1980.
7. « Quand je n’écris pas, je ne suis pas écrivain », Entretien entre Serge Doubrovsky et Michel Contat, in Autobiographies, éd. Genesis, collec. Jean-Michel Place, 2001, p. 119.
8 P-A Sicart, Autobiographie, Roman, Autofiction, thèse en cotutelle entre l’Université Toulouse II-Le Mirail & New York University, 2005, pp. 192-193. Le directeur de thèse pour la France s’appelait Pierre Glaudes et pour les USA Eugène Nicole. Parmi les membres du jury, on comptait Jacques Lecarme qui présidait et Serge Doubrovsky.
9 P. Gasparini, « Est-il je ? » Roman autobiographique, autofiction, thèse en deux volumes pour l’obtention du doctorat de littérature générale et comparée, sous la direction de M. Francis Claudon, Université Paris XII Val de Marne, année 200-2001, p. 52.
10 Dans le recueil Bella-Vista, ce processus concerne trois nouvelles « Bella-Vista », « Gribiche », « Le Sieur Binard », mais pas « Le Rendez-vous ».
11 P. Lejeune, L’Autobiographie en France, op. cit., p. 17.
12 P. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 26.
13 G. Genette, Seuils, Paris, éd. du Seuils, 2002.
14 J-L Jeannelle souligne la différence entre les deux : l’ambiguïté (contrairement à l’hybridité) suppose qu’un complément d’informations peut suffire à considérer le texte comme factuel ou fictionnel. J-L Jeannelle, « Où en est la réflexion sur l’autofiction ? » in Genèse et Autofiction sous la direction de J-L Jeannelle et Catherine Viollet avec la collaboration d’Isabelle Grell, Louvain, éd. Bruylant-Académia, collec. Au cœur des textes, n° 6, 2007, p. 28.
15 M-C Bellosta, notice de « Bella-Vista », Pl. III.
16 Colette, « Bella-Vista », Pl. III, p. 1129.
17 M. Darrieussecq, « L’Autofiction un genre pas sérieux », collec. Poétique, dirigée par Gérard Genette et Tzetan Todorov, 1996, p. 372.
18 M. Raaphorst-Rousseau, Colette, sa vie, son art, Paris, éd. A. G. Nizet, 1964, p. 273.
19 V. Propp, La morphologie du conte, éd. du Seuil, collec. Poétique, 1973.
20 « Les Vrilles de la Vigne » in Les Vrilles de la Vigne, Pl. I.
21 D. Deltel, « Le Mécano du souvenir : les doublets autobiographiques chez Colette » in Le Récit d’enfance, Université Paris X, éd. Publidix, collec. Cahiers de sémiotique textuelle, 1998, pp. 137-155.
22 « Le Miroir » in Les Vrilles de la Vigne, Pl. I, p. 1030.
23 F. Mauriac, Le Romancier et ses personnages, éd. Buchet/Chastel, collec. Pocket, 1990.
24 A. Parinaud, Colette, Mes Vérités, Entretiens avec A. Parinaud, Paris, éd. Ecriture, 1996. Les entretiens de Colette avec A. Parinaud ont été enregistrés par la Radiodiffusion française fin 1949-début 1950 et diffusés en vingt-sept émissions du 20 février au 26 mai 1950 sur la chaine nationale (France 3).
25 Colette, NJ, Pl. III, p. 286.
26 D. Deltel, « Colette : l’autobiographie prospective » in Autofictions & Cie, Cahiers RITM, 1993.
27 C’est le cas de Manuel Carcassonne, « L’Autofiction ou les bâtards de la vérité » in Je, mode d’emploi , Autobiographie & Autofiction, Page des libraires, juin-juillet-août 1998, p. 52.
28 V. Colonna, Autofiction & Autres mythomanies littéraires, op. cit., p. 111.

(publié par Isabelle Grell)