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Sans mentir

L'écriture de soi. Les femmes ont été fort actives dans l’autofiction et ses registres adjacents. Repli dans la sphère traditionnelle de l’intimité ? Bien plutôt une manière de la dynamiter.

C’était à l’automne 1999. Une jeune femme aux cheveux coupés court, tout en noir, passait à la télé sur le plateau de Bernard Pivot. Ce soir-là, elle avait envoyé balader son ancien éditeur, Jean-Marie Laclavetine (Gallimard), qui disait avoir refusé, après un livre, de continuer à la publier car elle avait déçu ses attentes. La jeune femme avait répondu, du tac au tac, qu’un écrivain n’a pas à répondre aux attentes de qui que ce soit. Christine Angot est née ce soir-là. Née en personne publique, s’entend. L’écrivain existait depuis 1990 et son premier texte, Vu du ciel . Sauf qu’avec cette simple phrase, si juste, Angot était en train d’annoncer l’époque tout en appuyant là où elle ferait mal : la liberté de l’écrivain. L’écrivain a tous les droits - un mantra qu’elle n’a cessé de défendre au cours d’une décennie où son travail littéraire aura dérangé autant que bouleversé. Certes, Christine Angot n’a pas inventé ce qu’on peut définir par le générique «écriture de soi» (autofiction, fiction autobiographique, récit de sa vie, etc.). Certes, pas mal d’écrivains, même d’écrivains de fiction (Marguerite Duras en tête), s’y sont parfois essayés. Certes, Hervé Guibert avant elle. Certes, Serge Doubrovsky, inventant même le terme d’«autofiction». Certes, surtout, Annie Ernaux depuis le début des années 1970 (et l’on y reviendra).

Mais Christine Angot aura poussé à l’extrême les codes de la fiction autobiographique, jusqu’à les dynamiter: un réalisme qui a dérangé quand une femme aborde le sexe avec autant de réalisme qu’il se «pratique», pense essentiel d’écrire la véritable identité des gens dont elle parle, sans les masques et autres travestissements conventionnels de la fiction, déborde sa narration par un récit méta-fictif, abordant aussi bien dans ses livres l’écriture même du livre ou sa réception par les médias ou certains lecteurs, un milieu littéraire qu’il était jusqu’alors de bon ton de ne pas dévoiler.

En 1999, L’Inceste fut un pavé dans la mare de la bienséance de l’écriture de soi, un choc, et pour certains un scandale Et il fallait bien un scandale pour remettre en question les limites du dicible imposées tacitement à l’écriture. Angot y abordait sans détours l’inceste (avec son père), son homosexualité (pendant trois mois), son mariage (passé), sa relation aux autres, l’écriture, etc. Plus tard, avec Pourquoi le Brésil ? elle écrirait une histoire d’amour, la sienne, avec le journaliste Pierre-Louis Rozynès, comme elle se vit, comme un manifeste contre les mensonges romantiques dont le roman pare habituellement l’amour.

On a tenté de la ranger dans la case « autofiction », Angot a toujours refusé cette étiquette, déréalisant encore trop son geste littéraire qui serait, en somme, de « dire la vérité, toute la vérité ». Si Angot n’inventait donc pas l’écriture de soi, elle a écrit des livres et a imposé un discours en forme de manifeste pour le « tout dire », ou plutôt le droit de tout pouvoir dire dans le roman. Car cette désignation de roman, elle l’aura toujours voulue, revendiquée : pour Angot, c’est le pacte du roman qu’il faut bousculer, renouveler, pas le « journal intime », champ pour lequel les enjeux diffèrent, et pour lequel la critique semble mieux disposée à accueillir ce fameux « tout dire ». Et ce n’est pas un hasard si, devenant presque un auteur porte-parole (au vrai sens du terme chez Angot : la parole débordant la fiction), l’auteur de L’Inceste a permis une prise de parole chez les romancières, a ouvert une brèche dans laquelle se sont engouffrées de vraies auteurs (Catherine Millet), et une flopée d’ersatz.

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A lire

Christine Angot

L’Inceste, éd. Stock (1999), rééd. Le Livre de Poche (2001)

Avec ce livre, Christine Angot affirme une voix : rythmée, scandée, répétitive, pour mieux cerner, aborder, décortiquer, revenir à l’inceste que lui a fait subir son père. Elle dit aussi la fin de son couple (avec son mari), une liaison homosexuelle qu’elle a entretenue pendant trois mois, et sa vision de l’écriture.

Quitter la ville, éd. Stock (2000), rééd. Le Livre de Poche (2002)

Christine Angot raconte la sortie de L’Inceste, sa réception, et les us et coutumes de l’édition française, et du milieu journalistique.

Pourquoi le Brésil ? éd. Stock (2002), rééd. Le Livre de Poche (2005)

Au jour le jour, tous les détails de son histoire d’amour avec le journaliste Pierre-Louis Rozynès. L’amour, tout rose et romantique ? Angot entend montrer l’envers du décor : difficultés, angoisses, incompréhensions, ajustements. Deux personnes se rencontrent, et c’est deux névroses qui entrent en collusion.

Catherine Millet

La Vie sexuelle de Catherine M, éd. Seuil (2001), rééd. Points (2002)

La critique d’art Catherine Millet narrait sa vie sexuelle, de la masturbation pendant l’enfance à la pratique des partouzes, en passant par sa sexualité avec son mari, Jacques Henric. Détails crus mais prose élégante car distancée, le livre, en plusieurs parties mathématiques, a des allures d’installation conceptuelle. Millet évité toute psychologie pour dire le sexe – très rare pour une femme. D’où sa force novatrice.

Jour de souffrance, éd. Flammarion (2008), rééd. Points (2009)

Surprise : Millet renouait avec la psychologie en sondant les effets qu’eurent sur elle la connaissance que son mari la trompait. Sur la jalousie obsessionnelle, rarement on avait écrit aussi justement depuis Proust. De l’enfance à la psychanalyse, Jour de souffrance est aussi le constat de l’émergence d’un désir plus fort que tout : celui d’écrire.

Annie Ernaux

La Place, éd. Gallimard (1984), rééd. Belin-Gallimard, coll. ClassicoLycée (2010)

C’est dans ce récit bref (une centaine de pages) qu’Annie Ernaux parle de la mort de son père, issu d’un milieu ouvrier, alors qu’elle devient enseignante. A travers cet événement, Ernaux dit son impression d’avoir trahi en étant passée « de l’autre côté de la barrière ».

Passion simple, éd. Gallimard (1992), rééd. Gallimard-Folio (1993)

Annie Ernaux a passé une année à ne faire qu’attendre un homme,marié, plus jeune, étranger, en France pour un temps limité. Des mots exacts pour nommer le sexe aux phrases justes pour dire la transformation de soi dans l’attente de l’autre, une autopsie acérée, hyper lucide, de la passion. Sans culpabilité, métaphores fleur bleue, hystérie et autres poncifs liés à la représentation d’une femme quand elle est amoureuse.

Les Années, éd. Gallimard (2008), rééd. Folio (2010)

A travers la description une série de photos (qui n’apparaissent jamais dans le livre) qui la montrent de l’enfance à aujourd’hui, Annie Ernaux déroule sa vie sur fond de changements sociétaux. Quand l’intimité est imbriquée aux bouleversements de son temps. Zero pathos, aucun sentimentalisme, le texte le plus puissant d’Ernaux.

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(par Isabelle Grell)