Serge Doubrovsky au stade ultime de l'autofiction

Le Monde des Livres, 03.02.2011

Par Michel Contat

Serge Doubrovsky va maintenant sur ses 83 ans et il pense avoir écrit son dernier livre. Le bandeau publicitaire d'Un homme de passage porte ces simples mots : "Ma vie-roman". Une formule qui pourrait parfaitement décrire l'entreprise autofictionnelle, si l'écrivain aujourd'hui célèbre n'en avait pas déjà proposé une définition précise, en 1977. Il avait alors inventé le néologisme "autofiction" pour désigner ce qu'il faisait, avec son livre Fils : "Fiction d'événements et de faits strictement réels ; si l'on veut, autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau."

Le mot figure aujourd'hui dans les dictionnaires. Doubrovsky lui-même, recevant avec une amicale courtoisie dans son rez-de-chaussée parisien sagement 16e arrondissement, n'a plus la passion du critique pour ce genre qui a gagné la partie tout en suscitant encore maints débats. L'écrivain parle explicitement du terme et du concept dans Un homme de passage, mais laisse les polémiques aux spécialistes, non sans prendre à leur égard quelque distance ironique. Et il insiste volontiers sur le fait que, s'il est l'inventeur de la manière, il ne l'est certes pas de la matière, car Colette, Céline et quelques autres l'ont précédé dans un genre romanesque où narrateur et personnage se confondaient.

Au-dessus de son bureau, à Paris comme à New York (avant qu'il ne s'arrache à cette ville, où il a enseigné pendant quarante ans), Serge Doubrovsky a placé une photo de Proust et une de Freud. Quand il lève les yeux, ce sont ces dieux tutélaires qui le regardent travailler. Il a conçu son livre ultime pour boucler la boucle ouverte il y a quarante-deux ans avec La Dispersion (Mercure de France, 1969). Rétrospectivement, ce premier roman inaugure un cycle poursuivi avec Fils (Galilée, 1977), Un amour de soi (Hachette-Littérature, 1982), La Vie l'instant (Balland, 1985), Le Livre brisé (Grasset, 1989, prix Médicis), L'Après-vivre (Grasset, 1994), Laissé pour conte (Grasset, 1999). Une oeuvre. Forte, gênante, neuve. Un homme de passage offre la reprise, ou la réduction, de ces sept livres. Presque toutes les pièces de cet énorme puzzle qui constitue, en sa dispersion et ses jeux de miroirs, la vie écrite de Serge Doubrovsky se retrouvent organisées autrement, cette fois sous l'oeil de la mort qui, inévitablement, s'approche.

Mais ce n'est pas elle qui le tracasse. Il demande d'emblée au visiteur : "Ce n'est pas le livre de trop ? Je l'ai écrit pendant cinq ans, dès mon retour définitif de New York, sachant que ce serait le dernier, à raison de deux heures d'écriture tous les matins. A mon âge on avance moins vite, et je voulais ce livre réussi. Pas moins que les autres, mieux si je pouvais."

On le rassure, on se rappelle qu'il est un auteur inquiet, que son entreprise elle-même, donner à lire tout de sa vie, suscite la défiance, voire l'hostilité, autant que l'admiration un peu stupéfaite ou la connivence. "Je sais très bien que c'est le désir de ma mère que j'ai rempli en devenant écrivain. Mon père, qui était tailleur, immigré, voulait que j'aie un métier qui me mette à l'abri. Je suis devenu professeur. Ma mère, plus cultivée, plus artiste par tempérament, n'osait s'avouer qu'elle me souhaitait un destin d'écrivain ; d'écrivain français."

Il "rivaliserait" donc avec Proust ? "Quand on vénère la littérature et qu'on veut en écrire soi-même, on le rencontre forcément, "A la recherche du temps perdu" est l'absolu du roman moderne." Céline ? "Il a beaucoup compté, il compte encore pour ma langue écrite, mais que vouliez-vous que moi, juif, je fasse d'un écrivain qui voulait mon extermination ? Si je n'ai pas été gazé à Auschwitz, c'est malgré Céline. Et c'est grâce à Freud et à la psychanalyse que j'ai pu écrire, équipé d'une théorie critique. Si j'ai écrit du neuf, c'est en radicalisant l'autobiographie romanesque telle que, sur le plan du style, un Claude Simon aussi l'abordait. On ne se comprend soi-même, dans ses rapports à autrui, qu'en se contestant. La psychanalyse, pratiquée en tant qu'analysant pendant dix ans, m'a servi à cela. Ecrire ce que je vis ne m'enferme pas dans le narcissisme, au contraire, je dois m'ouvrir aux autres, qui m'ont constitué une vie. Aux femmes bien sûr, aux hommes aussi, à l'histoire qu'ils font et qui les refait, comme dirait Sartre. Je m'intéresse au monde parce que je n'ai que lui et qu'il va falloir le quitter avec la certitude de ne pas en trouver un autre par-delà celui-ci."

Dans l'ère postmoderne, l'auteur ne compte-t-il donc plus sur son oeuvre pour survivre ? "Si, mais il n'est plus là pour jouir de cette survie. Aujourd'hui, on m'étudie, on écrit des thèses sur tel ou tel aspect de mon oeuvre. Barthes disait : "La littérature, c'est ce qu'on apprend à l'école." Dans ce cas, je suis heureux d'appartenir à la littérature. Cela durera-t-il ? On pourrait republier en un gros volume les huit titres séparés de mon autofiction, considérée comme un tout. Titre : "L'Un contre l'autre". Il dit la division de ma vie entre New York et Paris, entre enseigner et écrire. Et aussi mes vies successives si près de tant de femmes et si étranger à leur souci quand il contrariait le mien. Si j'ai plus de lectrices que de lecteurs, c'est sans doute parce que je dis la vérité sur ce que vit un homme auprès de l'autre sexe."

Michel Contat

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Publié par Isabelle Grell