« Les points sur les ‘i’ » in Genèse et autofiction, Jean-Louis Jeannelle et Catherine Viollet (dir.), Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, coll. « Au coeur des textes », n°6, 2007.

Lorsque je réfléchis non seulement au mot « autofiction », mais à mon œuvre en général, une question se pose à moi : d’où tout cela vient-il ? Quelle en est l’origine ?

Je dois ici retourner à mes propres origines, et je dédie cette intervention à mon grand-père, qui était un homme illettré, venu je ne sais pas comment de Dombrowicz, en Pologne, jusqu’à Odessa. De là, il s’embarqua à ce qui s’appelait à l’époque Constantinople, sur un bateau qui se dirigeait vers New York, pour un voyage au cours duquel quinze personnes, dont lui, ont attrapé le typhus – cela devait être vers 1885. Le bateau a dû se rendre dans le premier port venu, où tous les malades furent débarqués. Voilà la raison pour laquelle mon grand-père s’est retrouvé en France. Il n’avait probablement jamais entendu parler de ce pays, mais, en fin de compte, a fait son chemin dans ce pays dont il ne connaissait pas la langue. Sa fille, ma mère, lui lisait le journal, puisqu’il ne savait pas lire. Mon père, quant à lui, venait d’Ukraine. Il était lettré, mais ne connaissait pas la langue française. Ses deux langues étaient la langue que l’on parlait en famille et entre amis, c’est-à-dire le yiddish, et le russe, lorsqu’il sortait à l’extérieur. Comme il était brillant, il avait été admis au lycée, avec les fils de « barines ». On comprend qu’étant petit-fils et fils de ces hommes qui était étrangers à la culture française, je sois fier d’avoir inventé un mot de la langue française, même si le reste de mon œuvre est voué à disparaître un jour.

Pourquoi ai-je été amené à écrire ? La réponse se situe, je cite de mémoire, vers le milieu de Fils : « Ils nous ont poussés. Allez, ouste, dans les toilettes, les agents. Baissez le grimpant, sortez vos bites. Quatre ans, j’ai vécu la mort entre les jambes. Ma youpine m’a rendu exhibitionniste »1. Vous comprendrez que pour moi, l’écriture, c’est la revanche. J’ai été pendant quatre ans un Untermensch, un sous-homme, même pas une réalité humaine. Je lisais tous les jours dans les journaux des phrases du type : « EXTERMINONS » – c’était écrit en grosses lettres – « LA RACE JUIVE ». Mon nom en porte d’autant plus d’importance. C’est pourquoi j’adhère totalement à la définition que Philippe Lejeune a donnée de l’autobiographie, selon laquelle il doit forcément y avoir homonymat entre l’auteur, dont le nom est inscrit sur la page, le narrateur et le personnage ou protagoniste… J’adhère à cette définition pour des raisons plus profondes qu’une simple conviction littéraire. Je crois avoir aussi écrit dans Fils : « Doubrovsky : on m’épelle avec un double “w”, un “y”, un “i”, “Doubrowska”, “Doubrosky” ». Et bien, je vais vous envoyer tout ça dans la gueule2. Toute mon œuvre est la réponse à ces quatre années d’occupation. C’est là que débute mon « histoire ». Seulement, ce n’est pas simplement l’histoire de six mais de soixante millions d’autres personnes qui ont péri au cours de la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit donc pas seulement du récit de ma vie. Cela n’aurait d’ailleurs aucun intérêt. Certains individus – comme Irène Némirovsky, dont on a récemment redécouvert les livres3 – ont des vies autrement plus riches et plus intéressantes que la mienne. Le but de mon écriture à moi est plus pervers : je veux que le lecteur s’identifie à moi, que l’écriture soit non, ainsi le voulait Rousseau, une forme d’absolution – chez moi, il n’y a pas de Dieu devant lequel se présenter avec mon livre – mais une forme de partage ; je veux que le lecteur, si j’ai réussi mon livre, puisse partager avec moi ce que j’ai pu vivre. J’ai dit quelque part, je ne sais plus exactement où, que j’écris pour moins mourir. Voilà le point central de mon travail d’écriture. Pour moi, la littérature est fondamentalement existentielle. Michel Contat avait écrit dans Le Monde des livres que j’étais le dernier des écrivains existentialistes ; j’accepte volontiers cette lignée, dont j’espère ne pas être le dernier. C’est de l’existence – mon existence qui sera aussi, le temps de la lecture, celle de mon lecteur. Avec l’existence des millions d’autres.

Avant d’analyser en détail la notion d’autofiction, j’aimerais parler du terme technique lui-même. Philippe Vilain a cité un passage du livre où il a bien voulu m’inclure sous forme d’interview4. J’y déclare que dans mon souvenir, c’était en quelque sorte en tant que journaliste que j’avais inscrit le mot d’« autofiction » (« Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction ») sur la quatrième de couverture de Fils demandée par l’éditeur. Or ce n’est pas du tout comme cela que les choses se sont passées. La vérité, je l’ai apprise peu à peu grâce au travail d’Isabelle Grell et de ses collègues qui se sont donné le mal fou d’essayer de reconstituer le texte original de Fils, qui s’appelait « Le Monstre » et comprenait plus de 2 900 feuillets – c’était d’ailleurs la raison pour laquelle Claude Gallimard, dans une lettre charmante, m’avait écrit : « ce livre est très intéressant, mais commercialement, il n’est pas publiable ». J’ai dû le réduire à quelque modestes 500-600 feuillets. Et le mot dont il est question apparaît au feuillet originel 1636. Lorsque j’ai relu ces feuillets oubliés, je me suis dit : « Tiens, le vrai rêve, la scène vécue directement, comme réelle, est une fausse réalité. It is unreal. » C’est irréel. Pourquoi ai-je choisi l’anglais à ce moment-là, brusquement ? Il s’agit, de plus, d’une analyse de rêve qui fait partie de la section chez l’analyste dans la structure du livre. Or il se trouve qu’il n’y a pas trace de ce rêve dans l’œuvre publiée. J’ai alors fait quelque chose que le lecteur ne peut faire : mon analyste me demandait de noter tous mes rêves dans un carnet ; j’ai donc chez moi trois-quatre carnets correspondant à de nombreuses années d’analyse où j’ai retrouvé ce rêve en question à la date du 12 avril 1968. J’avais commencé mon analyse après la mort de ma mère survenue le 26 février 1968 – quinze jours plus tard pour être exact. Peu à peu, j’ai commencé à tenir les carnets. Ce rêve (dont la première moitié forme le substrat des analyses de rêve que comporte la section « Rêves » de Fils) se situe donc au tout début d’une analyse qui a duré des années. J’avais rédigé tout cela en anglais, afin que mon analyste, un Américain, puisse comprendre, mais je traduis le passage qui nous intéresse en français : « Sur une plage (en Normandie ?) dans une chambre d’hôtel. Je suis avec une femme. Par la fenêtre, nous regardons la plage. Je dis : “Si seulement il y avait du soleil, nous pourrions nager”. Soudain, nous voyons une espèce d’animal monstrueux – d’où le titre initial, « Le Monstre » – sortir de l’eau et ramper sur la plage (tête de crocodile, corps de tortue). Je veux tirer sur l’animal, bien que je n’aie rien d’autre qu’une carabine à plomb, – « Pellet guns », ces fusils d’enfant où on mettait un plomb – comme celle que j’avais dans mon enfance. Mais quelqu’un ouvre une fenêtre par derrière et crie contre l’animal qui retourne en rampant à l’eau. Je suis furieux de ne pas avoir eu la possibilité de tirer »5.

Dans le roman publié, le récit s’arrête à cette moitié de rêve ; 245 pages de séances d’analyse suffisaient pour les trois quarts d’heure que mon psychanalyste m’accordait. Mais il y a une autre moitié, et je l’ai retrouvée inscrite dans mon carnet alors que je l’avais complètement oubliée. Je ne l’avais pas utilisée dans la version finale de Fils. Un changement étrange survient soudain dans le rêve ; je feuillette les pages d’un livre pour lire – « read » est souligné – la scène qui suit : une espèce d’agent de police secrète, un type de la Gestapo est arrivé et nous a interrogés. La femme était enceinte et finalement, soit que nous ayons prouvé que nous étions innocents, soit pour quelque autre raison, celui-ci nous a laissés partir6. Cette scène est une répétition de la même scène vécue précédemment, comme si elle avait été réelle. Dans le récit de rêve, cela ne m’était pas du tout conscient :

MON CARNET M’AVALE je suis en train de feuilleter les pages pour lire rêve me prédit à la lettre en cette seconde JE SUIS EN TRAIN DE FEUILLETER LES PAGES POUR LIRE miroir écrit m’y reflète d’avance m’a prévu prophétie c’est du Nostradamus oracle carnet beige entre mes doigts c’est mes lignes de la main si je veux LIRE ma destinée rêve dit TO READ souligné c’est l’acte essentiel je m’y sécrète je m’y décrète (f° 1633) destin C’EST ÉCRIT peut m’y lire parce que J’Y SUIS ÉCRIT mais écrit comment sous quelle forme dans le rêve IL EST ÉCRIT QUE JE M’Y LIS veut dire quoi si je lis je suis en train de lire je me lis dans une glace je lis ma lecture je coïncide avec les signes je me transporte dans les mots c’est un abîme je m’y abîme gouffre m’y engouffre si je lis je suis en train de lire que je rêve que je lis ma lecture RÉELLE est la lecture IMAGINAIRE d’une FAUSSE lecture reflets irisés lecture s’onirise rêve résorbe la réalité je me dissipe tourniquet tournis j’oscille entre LECTURE DU RÊVE devient un RÊVE DE LECTURE faut ajouter un à un les éléments ingrédients du rêve j’ai pas la recette sacrée cuisine dans ma caboche nocturne c’est pas du tout cuit je réchauffe mes restes si je lis je suis en train de lire que je rêve que je lis UN LIVRE livre du rêve, c’est quoi leafing through the pages of a book TO READ c’est le livre OU JE LIS LE REVE où est-ce que je lis le rêve, assis sur la banquette de la Plymouth jeudi novembre fin de pluie le ciel encore gris des lueurs blêmes garé contre la bouche d’incendie je lis le rêve DANS LE CARNET BEIGE entre mes doigts (f° 1634) dos de la main sur le volant lecture RÉELLE est la lecture IMAGINAIRE de la FAUSSE lecture d’un VRAI carnet mais ça c’est assis banquette rouge asphalte new-yorkais sur la côte terrestre DANS LE RÊVE où est-ce que je LIS LE RÊVE réponse dans le livre through the pages of a book lecture du rêve c’est quoi dans le rêve la lecture IMAGINAIRE est la FAUSSE LECTURE D’UN FAUX LIVRE livre du rêve c’est un livre inexistant j’ai l’air d’être en train de feuilleter plus loin half read as if in a book existe pas par définition par principe puisqu’on PEUT PAS LE LIRE (f° 1635)

Je saute des passages.

si je mets le RÊVE DE LIVRE dans un livre si j’écris – voilà le mot qui apparaît– je suis en train de lire que je rêve que je lis un livre dans un livre (f° 1635)

j’écrirai le LIVRE DU RÊVE puisque mon livre sera réel si on lit mon livre quand on lira je suis en train de lire que je rêve que je lis un livre lecture RÉELLE sera la lecture IMAGINAIRE de la FAUSSE lecture d’un LIVRE FICTIF (f° 1636) Et je termine ce passage que je ne cite pas en entier : RÉELLE pas un doute ça fait pas un pli suis assis là sur la banquette dos de la main sur le volant suffit que je mette le carnet beige entre les doigts livre du rêve construit en rêve me volatilise j’y suis c’est réel si j’écris dans ma voiture mon autobiographie sera mon AUTO-FICTION (f° 1637)

Avec le trait d’union entre « auto » et « fiction ». C’est l’apparition première du mot dans ces texte qui pose tous les problèmes des rapports entre la femme et l’homme. La femme enceinte, qui est-ce, dans ce rêve ? Cela fait vingt-cinq ans ou plus que j’ai consigné ces notes ; je ne me souviens plus des restes diurnes : s’agit-il de ma mère ? La relation d’un fils et d’une mère… Je ne peux plus interpréter ce passage-là ; il est trop lointain. L’un de mes petits-cousins – et non neveux –, Marc Weitzman – a déclaré que je n’avais pas inventé le terme d’« autofiction » et en attribuait la paternité à Jerzy Kozinski, à propos de son livre The painted bird, L’Oiseau bariolé, publié en 19657. Philippe Vilain s’est livré, et je l’en remercie, à une enquête très précise sur le livre de Jerzy Kosinski, qui a connu un succès mondial. Dans ses commentaires, ce dernier emploie toujours le terme « non fiction » et ne parle jamais d’autofiction. Il faut attendre l’année 1986 – je me réfère ici à Philippe Vilain – pour que Jerzy Kozinski mentionne, pour la première fois, le concept d’« autofiction ». Que s’est-il passé alors entre 1965 et 1986 ? Le fait est, tout simplement, que nous sommes devenus amis et que je l’ai très bien connu à New York. Je lui ai probablement parlé, pour ne pas avoir l’air complètement inexistant devant un écrivain mondialement célèbre, du fait que j’écrivais des livres et que c’était de l’autofiction. L’« autofiction », c’est moi qui lui ai donné le mot selon toute probabilité, car lui-même ne l’avait jamais employé. Je remercie donc mon petit-cousin de m’avoir donné l’occasion de vérifier ce détail historique. Cette digression sur l’origine du terme m’a amené à constater que, même si l’on critique le concept, le mot a son utilité et est largement employé. Au début, il l’était avec des guillemets, puis l’a été sans guillemets. Il est ensuite entré dans le Larousse et dans le Robert, qui donnent d’ailleurs des définitions contradictoires et toutes les deux fausses, mais je n’ai pas le temps d’entrer dans le détail. Le mot appartient aujourd’hui à la langue française, même si beaucoup de journalistes le manient, surtout dans Le Monde, avec des pincettes, comme si on ne voulait pas trop y toucher... Il y a quinze jours, dans le compte rendu d’un livre d’Hélène Cixous, un journaliste écrivait : « voici un livre qui ne joue pas avec les théories vagues et fausses de l’autofiction. ». Même s’il y a des gens qui se méfient, qui refusent le mot – on a tout à fait le droit –, celui-ci existe. Et j’existe avec lui, c’est tout.

Je veux quand même préciser un peu ma pensée. Que veut dire cette phrase : « fiction, de faits et d’événements strictement réels » utilisée en quatrième de couverture de Fils ? Il me semble qu’il y a une contradiction dans les termes puisque, d’après Philippe Lejeune, et je suis un « lejeuniste » pur et dur, il sépare, dans le pacte autobiographique, « je soussigné », critère essentiel de l’homonymat et l’acte de référence, la « copie conforme ». Un remarquable critique américain, que je ne vois jamais cité, Paul John Eakin, a écrit deux ouvrages, dont Touching References8 « toucher la référence », où sont étudiés tous ces problèmes inhérents au genre autobiographique. J’espère qu’on fera un jour traduire ces textes en français. Il existe donc d’après Philippe Lejeune et Paul John Eakin une opposition radicale entre l’autobiographie, conçue de cette manière, et le roman, qui repose sur un pacte de fictivité, même si l’on parle bien, par exemple, de « roman autobiographique ». Aux yeux de Philippe Lejeune, le roman autobiographique ne constitue toutefois pas un genre en soi. Aujourd’hui encore, il y a une confusion chez certains critiques entre roman autobio-graphique, autofiction, récit personnel… On tourne autour du mot, mais je crois que Philippe Lejeune l’a dit avec justesse : il faut que le nom propre de l’écrivain soit le nom du personnage. C’est tout ou rien, il n’y a pas de solution intermédiaire… Jules Vallès est cité à tort dans le Larousse comme un exemple d’auteur d’autofiction : Jacques Vingtras, ce n’est pas Jules Vallès. Il ne s’agit pas d’autofiction mais de roman autobiographique, ce qui d’ailleurs n’est pas plus mal – peut-être même meilleur. Cela ne remet aucunement en cause la valeur de l’œuvre de Vallès. Il s’agit simplement de classer les textes, de constituer une typologie. Mais le même Philippe Lejeune a écrit une phrase qui, évidemment, complique sa propre théorie. C’est dans la première édition de L’Autobiographie en France, où l’on peut lire à la page 52 : « Ainsi l’histoire de l’autobiographie ne peut-elle se concevoir qu’en relation avec l’histoire générale des formes du récit, du roman, dont elle n’est en fin de compte qu’un cas particulier »9. Autrement dit, ce que Lejeune montre, c’est que le récit autobiographique à la première personne, tel que Rousseau l’a employé dans les Confessions, correspond au roman de son époque. Richardson, Sterne, l’Abbé Prévost ont trouvé le modèle d’un récit de vie. En termes purement poétiques, il est difficile de séparer totalement l’autobiographie du romanesque parce que l’autobiographie emprunte aux codes du roman. Personnellement, ce sont les Confessions que je préfère parmi tous les livres de Rousseau – il s’agit de son chef-d’œuvre absolu à mes yeux. Je le lis, je le relis. À chaque fois, je suis ébloui, ébahi… C’est ma lignée, si j’ose dire.

Qu’est-ce qui sépare un texte génial, comme celui de Rousseau, des textes modernes, qui ne sont pas forcément géniaux, mais qui offrent des possibilités d’expression différentes. Je crois que c’est la conception du sujet qui a changé. Le sujet, au sens classique, a ses contradictions. Personne mieux que Rousseau n’a connu ses propres contradictions internes, notamment entre le masculin et le féminin en lui. Malgré tout, sa vie forme un parcours qu’on peut, en douze livres, essayer de ressaisir, de récapituler. Chateaubriand, à sa manière, fera de même que Goethe, c’est-à-dire ressaisir la totalité, l’essence d’une vie. Je crois que ce qui a changé de nos jours, c’est la conception du rapport à soi-même. Je cite Marguerite Duras dans L’Amant : « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de lignes. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n'est pas vrai, il n'y avait personne »10. La même année, je lis ceci dans Le Miroir qui revient d’Alain Robbe-Grillet, à propos de son grand-père : « Voilà donc tout ce qui reste de quelqu'un, au bout de si peu de temps, et de moi-même aussi bientôt, sans aucun doute : des pièces dépareillées, des morceaux de gestes figés et d’objets sans suite, des questions dans le vide, des instantanés qu'on énumère en désordre sans parvenir à les mettre véritablement (logiquement) bout à bout »11. J’ai été très surpris de découvrir que moi-même sans songer du tout à ces passages-là, j’avais écrit dans Le Livre brisé : « Je ne perçois pas du tout ma vie comme un tout, mais comme des fragments épars, des niveaux d’existence brisés, des phases disjointes, des non-coïncidences successives, voire simultanées. C’est cela qu’il faut que j’écrive. Le goût intime de mon existence, et non son impossible histoire »12. Chez des auteurs aussi différents, on observe la même disparition du sujet classique, de son unité, de la possibilité d’exprimer son histoire précisément sous la forme d’un récit chronologique et logique. Chaque écrivain a été obligé d’inventer sa manière de résoudre ce problème. Alain Robbe-Grillet a eu l’idée d’entremêler des scènes strictement autobiographiques, au sens le plus classique, consacrées à ses parents (leur pétainisme durant la guerre, etc.) de manière totalement franche, avec le personnage d’Henri de Corinthe qu’il emprunte à ses romans et qui circule à travers les lignes du récit autobiographique, de sorte qu’on se demande s’il ne reflète pas la véritable personnalité de Robbe-Grillet mieux que les multiples autobiographèmes. Marguerite Duras aura recours à d’autres procédés : dans L’Amant, le commentaire des photos que son fils lui demandait d’expliquer devient brusquement un texte où l’auteur se raconte. Tantôt elle est « je », tantôt elle est « elle », « la petite blanche », la petite prostituée. Elle adopte plusieurs positions, change d’identité, de sexualité, puisque si elle aime le Chinois, elle aime tout autant Hélène Lagonelle couchée à côté d’elle, dans le dortoir.

Dernière question : qu’ai-je moi-même essayé de faire ? Je reviens à Fils, parce que je crois que c’est le plus autofictif de mes livres. J’ai choisi un cadre fictionnel – je dis bien « choisi », c’est un choix conscient – d’une journée, de 8 heures du matin – tout cela va être minuté : le narrateur se réveille à 8 heures etc. – jusqu’à 20 heures, pour le cours qu’il doit donner à New York University sur le récit de Théramène de Racine. Le tout se déroule donc en douze heures. Évidemment, j’étais influencé par Joyce, par Histoire de Claude Simon. Je n’ai pas inventé cette disposition du temps. Mais j’ai été amené, en écrivant ce livre, à le diviser en cinq parties : aucune journée n’est ainsi structurée ; c’est l’écrivain qui œuvre ici, c’est l’écriture qui exige cette technique de composition. Il ne s’agit nullement d’une vie racontée dans son exactitude, même si, bien évidemment, ce sont des faits réels qui sont ici relatés. Je veux dire par là que la maison que je décris, où le narrateur s’éveille à 8 heures (on ne sait pas trop quelle année) existe en tant que telle. Je décris très exactement la chambre de la maison que je possédais à Queens à l’époque. Dans l’esprit du narrateur, toutes sortes d’associations d’idées se forment : sur son enfance, puis à propos d’une lettre qu’il a reçue la veille d’une jeune femme autrefois aimée, etc. Tout cela, tous ces détails, sont exacts ; cette jeune femme a bien existé. Mais tout est réinséré dans une consécution absolument imaginaire, à savoir le cadre de cette journée.

Autrement dit, ce que l’écrivain invente, c’est la reconfiguration de fragments d’existence qu’il réinscrit dans un texte. Il y a primat absolu du texte et de l’écriture sur le vécu. Le vécu donne l’impulsion, mais il ne reste, in fine, que le texte que le lecteur lira. On ne lit pas une vie, on lit un texte. Dans ce cas, le premier texte, la première partie s’appelle « Strates », puisque ce sont des strates de souvenirs qui affluent. La seconde s’appelle « Streets » et l’ironie, c’est que « Streets » qui a l’air d’être le mot le plus anglais possible, correspond au latin « strata ». Donc « strates » ou « streets », sous des apparences diverses, renvoient au même cheminement. Comme il y a entrecroisement de souvenirs, il y a maintenant entrecroisement de voyages en voiture que le narrateur a faits à travers l’Amérique. En allant en direction de Manhattan, on ne sait pas vers où, « Serge Doubrovsky » décrit la folie d’une autoroute – les Français savent maintenant ce dont il s’agit – mais laisse émerger à cette occasion tous les voyages qu’il a faits. Quand je parle de mon narrateur, c’est-à-dire de « je », je dis toujours « il » : ce n’est pas moi, c’est une création langagière que je tire de moi. Il est alors traversé par toutes les routes qu’il a pu emprunter aux quatre coins de cet immense (et, à l’époque, fascinant) pays…. Le rapport à l’Amérique reste, d’ailleurs, quelque chose de fondamental dans mon œuvre et dans ma vie. S’il y a un éclatement de souvenirs dans la première partie, « Strates », il y a un éclatement de visions dans la partie intitulée « Streets ». Ensuite, dans « Rêves », ce type qui, de toute évidence, est un petit peu cinglé se rend chez son analyste.

Commence alors la partie la plus intéressante et la plus délicate. Les rêves sont des rêves réels. Chaque rêve dont je parle dans le texte est emprunté aux carnets dont j’ai parlé précédemment. Bien entendu, leur interprétation est fictionnelle, car je ne me souvenais pas en 1970 des résidus diurnes que j’avais eus avant d’avoir fait ce rêve du monstre sortant de l’eau – exception faite, je suppose, de ce que le récit de Racine avait engendré. C’était l’un des restes diurnes influencés par le cours sur Racine que je donnais en 1968. J’ai pu vérifier la coïncidence. Les rêves réels récrivent forcément une interprétation qui est celle, – je ne dirais pas même de l’écrivain, – mais de l’écriture. Dans l’écriture, les mots appellent les mots par ressemblance, par assonance, par paronomase… Je pense toujours quand j’écris à ce mot de Rimbaud, dans sa lettre du voyant « de la pensée accrochant la pensée et tirant »13… Pour moi, ce sont des mots tirant des mots. Je ne sais pas d’avance ce que je vais écrire, je ne sais jamais ce que je vais écrire. Ce sont les mots qui s’incrustent, s’appellent les uns les autres. Comme mon analyse réelle eut lieu en anglais, parce que mon analyste ne savait pas un mot de français, j’ai recréé pour le livre des associations d’idées en français à propos des rêves que j’avais initialement traduits en anglais. Certains rêves n’ont pas pu être analysés. Il y avait le mot « valparaiso » :je ne savais pas du tout ce à quoi il correspondait. D’autre part, même pour un simple lecteur (il faut toujours se placer au point de vue du lecteur), l’écrivain est à la fois l’analyste et l’analysant – ce qui est une absurdité. On ne peut pas être à la fois l’analyste et l’analysant. Il y a donc une fictionnalité interne au livre. J’ai eu une expérience très curieuse en Suisse, où j’avais donné une conférence ou une lecture de passages de Fils devant des analystes. J’avais déclaré après la lecture : « Vous devez vous amuser. » Ils me répondirent : « Mais pas du tout. Qu’est-ce que ça peut nous faire ? C’est vous qui écrivez cela, c’est vous qui associez. Pour nous, ça revient au même. » Ils n’étaient absolument pas choqués et auraient pu commencer leur travail.

J’aimerais, pour terminer, parler d’un phénomène linguistique. Je crois que le projet de s’écrire change aussi la syntaxe d’une langue. Il y a des trous, des blancs, des béances, comme dans l’esprit, et brusquement on ne sait plus comment s’enchaînent ses pensées. J’ai essayé stylistiquement de retrouver ce mouvement associatif. En associant les mots, j’essayais de recréer, je ne dis pas de retranscrire. Encore une fois, aucune autobiographie ni aucune autofiction ne peut être la photographie, la reproduction d’une vie. Ce n’est pas possible. La vie se vit dans le corps ; l’autre, c’est un texte. Mais le texte peut s’efforcer de retrouver les mouvements intimes du vécu, les contradictions. Je crois qu’ici le lecteur – parce que c’était cela l’objection de Philippe Lejeune – le lecteur, lui, vous prend au mot. Je crois qu’il y a un lecteur qui voit qu’il ne reste que deux ou trois cents pages sur des centaines de séances analytiques, et que le texte est donc forcément fictionnel. En termes techniques, non seulement il y a acte d’interprétation – l’analyste fait des remarques –, mais il y a aussi ce que Freud appelle la construction du cas. Moi-même, j’ai l’impertinence (l’audace ?) de reconstituer, de recréer le cadre qui est le privilège ultime, narratif, de l’analyste. J’usurpe totalement sa place. Tout cela, c’est de la fiction, mais en même temps c’est une fiction pour de vrais analystes : ils pourraient commencer à m’analyser. Je leur donnais un matériel analytique. Dans ce rêve, il y avait déjà cette espèce de « je suis en train de feuilleter un livre comme ça, et puis le livre, il a l’air de… c’est comme deux miroirs en face l’un de l’autre ». Vincent Colonna voit dans l’homonymat, dont il a précédemment été question, le moyen de s’inventer une vie imaginaire : c’est son droit absolu. Personnellement, je vais dans l’autre sens. L’autofiction, c’est le moyen d’essayer de rattraper, de recréer, de refaçonner dans un texte, dans une écriture, des expériences vécues, de sa propre vie qui ne sont en aucune manière une reproduction, une photographie… C’est littéralement et littérairement une réinvention.

Alors, pourquoi dire autofiction plutôt qu’autobiographie ? Je suis d’accord avec Jacques Lecarme, qui a déclaré un jour que mon œuvre était « de l’autobiographie déchaînée ». J’ajouterai simplement : « déchaînée et enchaînée » parce que Fils est divisé en cinq parties. Il y a une partie où le narrateur, qui est d’abord Julien et Serge, devient Doubrovsky, avec tout ce que la guerre a pu impliquer. Ce nom était un nom fatal pour moi. Mon père, dans sa naïveté incroyable – on était en 1912, il n’y avait pas de papiers d’identité – arrive à la frontière lorraine. On lui demande « Votre nom ? » « Doubrovsky. » « Votre prénom ? » Il répond « Israël. » C’était se condamner à mort. Il aurait pu dire « Isidore ». Ses sœurs l’appelaient Isidore et personne ne l’appelait Israël, mais il n’avait jamais, apparemment, entendu parler de l’affaire Dreyfus. C’était là se perdre. Alors, pour moi, le nom a une importance réelle – je reviens à ce que j’ai dit au tout début – une importance absolue ; l’autofiction, c’est la forme postmoderne de l’autobiographie. Je me reconnais comme écrivant un récit auto-bio-graphique, signé, mais pas plus qu’Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, ou George Perec – ainsi Philippe Lejeune l’a bien montré à propos de W ou le souvenir d’enfance14 – je n’écris cette espèce de beau récit totalisant, récapitulatif. On ne sent plus sa vie comme jadis. Il s’agit néanmoins toujours bien de récits autobiographiques, si ce n’est d’autobiographies. Voilà la raison pour laquelle le mot d’« autofiction » m’a semblé intéressant : il permet de distinguer la sensibilité moderne de la sensibilité classique. Ce n’est nullement un rejet de la sensibilité classique : nous sentons simplement le sujet contemporain autrement. Il faut bien trouver une écriture qui corresponde à cette nouvelle perception de soi-même. Et pour moi, la psychanalyse, l’expérience de l’analyse, a été l’élément révélateur. Dans une lettre à Fliess de 1896, Freud écrit – je le cite de mémoire : « Depuis que j’ai découvert l’inconscient, je me trouve très intéressant. »

On reproche à l’autofiction de favoriser le narcissisme, l’autisme… Ce n’est pas vrai. Ainsi que le disait Camille Laurens, quand on parle de soi, on parle aussi forcément des autres. Je me suis d’ailleurs heurté aux mêmes difficultés qu’elle. Dans Un amour de soi, j’évoque un règlement de comptes avec celle que j’ai appelée Rachel. La femme dont il est question aurait parfaitement pu faire saisir le livre en référé. Il n’y avait pas l’ombre d’un doute, j’étais allé voir un avocat. Mais elle était en Amérique, il lui aurait fallu engager un avocat international, cela aurait coûté très cher, elle ne l’a pas fait. Aujourd’hui, le livre est édité en collection de poche. D’ailleurs, avec le temps, elle et moi sommes redevenus amis – il n’y a plus de problème.

Serge Doubrovsky

Notes

1 « Jaune, JUIF. La mort sur la poitrine. Entre les jambes. Je l’ai portée. Mon bel organe. Vieilles histoires. Boches, bacilles. Mes cicatrices. À l’aine. À l’âme. Laissé des traces. M’ont marqué. Ma youpine. M’a rendu. Exhibi-sioniste. Fallait la cacher. Je la brandis. » (Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001, p. 324).

2 « Comment ça s’épelle ? D comme Désiré. V comme Victor. Pour Y, j’ai jamais su. Pour K non plus. Mon K se décline. À l’ablatif. Sans prépuce, à l’accusatif. Décembre 41, fallu faire tamponner les cartes. Identité, en lettres grasses, à l’encre rouge, par le travers. M’est resté dans le gosier. » (Ibid., p. 123).

3 Dans Suite Française, réédité chez Denöel en 2004, Irène Némirovsky dépeint l’Exode de juin 1940, qui brassa dans un désordre tragique des familles françaises de toutes sortes, des plus en vue aux plus modestes.

4 Philippe Vilain, Défense de Narcisse, Paris, Grasset, 2005.

5 Serge Doubrovsky, Fils, op. cit., p. 158-159.

6 Folio n° 1629 : « un changement étrange se produit dans le rêve. J’ai l’air d’être en train de feuilleter les pages d’un livre pour LIRE la scène qui suit. Une sorte de membre de la police secrète, un type de la Gestapo est entré et nous a interrogés. La femme était enceinte et, en fin de compte, que nous ayons prouvé notre innocence ou pour toute autre raison, il nous a laissés partir. La scène, à demi lue comme dans un livre, paraît être la répétition de la même scène précédemment vécue en direct comme réelle. »

7 Jerzy Kosinski, The Painted Bird, Boston, Houghton Mifflin, 1965 ; L’Oiseau bariolé, trad. Maurice Pons, Paris, Flammarion, 1966.

8 Voir l’annexe bibliographique en fin de volume.

9 Philippe Lejeune, Signes de vie. Le pacte autobiographique, tome 2, Seuil, 2005, p. 16-17.

10 Marguerite Duras, L'Amant, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 14.

11 Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 27. Mettre des instantanés « véritablement (logiquement) bout à bout » : c’était là le but de l’autobiographie classique.

12 Serge Doubrovsky, Le Livre brisé, Paris, Grasset, 1989.

13 Rimbaud avait, dans sa Lettre à Paul Demeny (1871), orienté la poésie vers la recherche d’une langue qui soit « de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant ».

14 Référence à Philippe Lejeune, « La genèse de W ou le souvenir d'enfance », Textuel, Cahiers Georges Perec, n° 21, 1988.

Pour citer cette page

Serge Doubrovsky, «Les points sur les « i »», Item En ligne,

Mis en ligne le: 27 juin 2013 par Isabelle Grell

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