Annie Richard, L’autofiction et les femmes. Un chemin vers l’altruisme ?, L’Harmattan, coll. Espaces littéraires, 2013.

L’autofiction, dès qu’elle est nommée et se revendique en tant que telle, est réduite à une pratique littéraire narcissique, égocentrique qui n’aurait pour objectif de peindre et de donner à voir que le nombril de celui ou de celle qui se lance dans une telle entreprise… C’est bien sûr méconnaître le genre. Annie Richard prend, dans la présente étude, le contrepied de ce lieu commun de la critique journalistique se demandant, dès son introduction, si l’autofiction ne serait pas, en fait, « un chemin vers l’altruisme ». « Quelle que soit la voie choisie – nous dit-elle –, l’autofiction se révèle indissociable d’une alter-fiction, le préfixe ‘auto’ en rapport avec un ego souverain si vivant et répandu dans la langue cédant la place à ‘alter’ et donnant à ‘alter ego’ un autre sens : non pas d’un lien de similitude mais de réciprocité entre l’autre et l’ego ». Et c’est en se penchant particulièrement sur les autofictions de femmes, « portées par leur histoire à se jouer du moi identitaire dont elles ont eu de tout temps à subir les masques », que la critique entend défendre sa thèse.

Le lecteur d’autofictions passe souvent à côté du principal. En se focalisant sur le « je », sur l’intime, en adoptant une position souvent voyeuriste, il en oublie la « force expérimentale » de ces textes qui tendent à se libérer de l’ego « au profit de l’autre, du lecteur à atteindre ». Ainsi, l’autofiction est révélatrice de pratiques littéraires qui recherchent l’implication du lecteur et la volonté « d’une interpellation au cœur de l’écriture ». Par l’autobiographie, il s’agissait de « trouver en soi-même les fondements de soi ». Avec l’autofiction, le moi devenu inaccessible car incertain et en perpétuelle absence de lui-même « ne peut trouver ces assises que dans l’interpellation même ». L’autofiction consiste ainsi à révéler l’insaisissabilité du moi alors même qu’il s’expose – sans pour autant se dévoiler. Mais ce faisant, elle entraîne l’autre dans cette problématisation : « s’interroger sur soi-même c’est forcément interroger l’autre ».

Cette vulnérabilité du « je » autofictionnel a d’ailleurs été récemment le centre de la querelle opposant Marie Darrieussecq et Camille Laurens, querelle sur laquelle revient ici Annie Richard. Elle justifie l’expression de « plagiat psychique » en s’appuyant sur son analyse du film Dans la peau de John Malkovitch. Dans « l’affaire », le processus à l’œuvre était le même que celui en jeu dans le film : le « je » fictif de Marie Darrieussecq « serait la porte dérobée par laquelle l’écrivaine habite Camille Laurens, transformant son 'je' mouvant et incertain en marionnette ».

Ce chemin vers l’altruisme annoncé par le titre trouve de même sa réalisation dans le pacte propre au genre. Le pacte autofictionnel, contrairement au pacte autobiographique, n’entraine pas forcément l’adhésion du lecteur. Tout au moins, le lecteur reste-t-il libre d’accorder ou de suspendre sa croyance en ce que le narrateur lui soumet. Comme le remarque Chloé Delaume, « L’autofiction implique un pacte extrêmement particulier entre l’auteur et le lecteur. L’auteur ne s’engage qu’à une chose : lui mentir au plus juste. » Par ailleurs, le travail de Sophie Calle ouvrant à une intersubjectivité où « la barrière du ‘je’ et du ‘tu’ est franchie » (entre l’artiste et le lecteur / spectateur) vient-il aussi illustrer cette route vers l’autre que construit la pratique autofictionnelle.

Catherine Millet s’inscrit dans cette même lignée et La vie sexuelle de Catherine M. peut se lire comme une « performance qui met en jeu le corps l’artiste ». Ce texte, mettant à nu le désir de l’auteur et gagnant le désir du lecteur, s’inscrit dans une intersubjectivité symptomatique de l’écriture féminine autobiographique contemporaine.

Même si Christine Angot a toujours refusé le terme « autofiction », il est difficile d’aborder le genre sans lui laisser une place de choix. D’autant plus que dans L’Inceste, selon Annie Richard, Angot « ne cesse de renvoyer au ‘tu’ du lecteur dans un processus de désaliénation de soi ». Dans Rendez-vous, c’est le lecteur – choisi comme accompagnateur de son écriture – qui est placé au centre du livre. Par contre, Chloé Delaume revendique, elle, l’appartenance de ses textes au genre. Il est investi comme un laboratoire où s’expérimentent l’altérité, la relation au réel et aux possibles de l’existence.

A lire la riche étude d’Annie Richard, on comprend que l’autofiction, loin d’être un repli sur l’identité et le soi, constitue une ouverture vers l’autre, vers tous les autres, « lecteur, lecteur réel, sceptique, irrité, compatissant ». C’est là la grande réussite de cet essai, proposer une vision différente d’un genre souvent réduit à quelques clichés et raccourcis médiatiques, différente et même aux antipodes des a priori ressassés. Cependant, s’il est vrai que les femmes ont la part belle dans ce cheminement vers l’autre, elles n’en n’ont pas le monopole et les entreprises d’écrivains aussi différents que Hervé Guibert – dans sa volonté d’écrire Le Protocole compassionnel comme une lettre aux lecteurs –, Abdellah Taïa – dans la portée politique et sociale qu’il confère à ses autofictions – ou Mathieu Simonet – dans sa pratique de ce qu’il nomme l’autobiographie collective – révèlent que l’écriture de soi masculine consiste aussi, souvent, en une rencontre des autres. C'est dire que l'autofiction, quel que soit son genre, n'est pas la narcissique que l'on croit...

Arnaud Genon

Publié le 1er aout 2013