Khadija El Achir, Transgression et identité autofictionnelle dans l’œuvre de Rachid O., L’Harmattan, coll. Homotextualités, 2015.

Par Arnaud Genon

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Rachid O., écrivain marocain d’expression francophone, est un auteur rare mais précieux. En vingt ans, il a publié cinq livres autobiographiques qui évoquent son enfance marocaine, sa famille, ses amours et interrogent sa sexualité, sa relation à la France et son identité. Quatre d’entre eux sont l’objet de la présente analyse : L’enfant ébloui (1995), Plusieurs vies (1996), Chocolat chaud (1998) et Ce qui reste (2003). Il est considéré comme le premier écrivain marocain ayant affiché ouvertement son homosexualité dans ses livres, aveu courageux puisqu’au Maroc elle est encore un crime puni par l’article 489 du code pénal. Comme le franco-tunisien Eyet-Chékib Djazari, la franco-algérienne Nina Bouraoui ou le marocain Abdellah Taïa, il participe au développement d’une littérature homosexuelle maghrébine de langue française. Transgression et identité autofictionnelle dans l’œuvre de Rachid O, fruit d’un travail de Master 2, envisage l’œuvre de l’auteur sous l’angle d’une écriture de soi transgressive à la recherche du monde de l’enfance et au service d’une quête identitaire à la fois sexuelle et culturelle.

Une écriture de la transgression

Plusieurs éléments font de l’écriture de Rachid O. une écriture de la transgression. Le choix de la langue française s’est imposé à l’auteur. Langue de l’autre, du colonisateur, elle devient pour l’écrivain la langue du désir et de l’amour homosexuel qui lui aurait été difficile d’exprimer en arabe. Mais la langue française est elle-même transgressée, tout au moins l’écrivain se situe-t-il en dehors d’une langue soutenue et littéraire et lui préfère celle parlée, simple et parfois volontairement enfantine. Par ailleurs, le topos littéraire de l’Arabe comme objet de désir s’inverse : l’Arabe se fait sujet de son propre désir, d’un désir pour le Français. De même, l’orientalisme devient pour le narrateur de Plusieurs vies un voyage « à la fois sensuel et poétique » vers la France. Enfin, l’écrivain, par divers procédés, renverse-t-il « un ensemble de préjugés et de clichés sur les Arabes et les musulmans » : ils concernent le masculin et le féminin ou les rôles dans la famille…

Ecriture fidèle ou infidèle : l’art de la manipulation ?

Cette deuxième partie entend explorer la problématique de la sincérité dans l’écriture de soi. Disons-le tout de suite, elle pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, l'auteure semble oublier de mentionner certaines de ses sources et s'approprie des phrases d'un article publié sur autofiction.org en omettant de citer l’auteur, l’article et le site. D’autre part, on constate un flou terminologique qui nuit à la démonstration. Le « roman autobiographique » est qualifié de « pot-pourri, un mélange hétérogène », le « récit autobiographique » comme se situant « entre roman et autobiographie », sans que ces deux genres aient été précisément définis. En ce qui concerne l’autofiction, Khadija El Achir liste les différentes acceptions du terme (Genette, Colonna, Doubrovsky, Darrieussecq, Lecarme) sans que l’on sache jamais à laquelle d’entre elles elle entend se conformer pour son propos. Le tout ponctué de quelques clichés sur l’écriture de soi assez mal venus dans une étude qui porte justement sur l’autofiction : « effet thérapeutique, cathartique » de l’écriture, « l’écriture de soi est un jeu narcissique complaisant », « le problème de l’autobiographie est son indiscrétion »… Par ailleurs, elle relève l’importance donnée au corps et au sexe dans le travail de l’écrivain et l’analyse comme la manifestation d’une volonté de dire « l’homosexualité de façon simple ». On peut s’interroger sur le sens à donner à l’adjectif. Le parallèle effectué en fin de chapitre avec les œuvres de Renaud Camus, Hervé Guibert ou Guillaume Dustan laisse le lecteur sur sa faim dans la mesure où aucune mise en perspective avec l’œuvre de Rachid O. n’est véritablement effectuée. En outre, ces trois auteurs mettent en jeu le corps, la sexualité et l’homosexualité de manière totalement différente et à coup sûr éloignée de toute simplicité.

Le monde de l’enfance

L’enfance occupe « une place de choix » dans les écrits de l’auteur. La lecture proposée, souvent psychanalytique, cherche à révéler l’enjeu de l’importance qui lui est accordée. Selon la critique, « à travers toutes ces mises en scène se joue la quête de l’origine de l’identité ». L’absence de la mère, morte en couche, amène le narrateur Rachid à entretenir un rapport maternel avec son propre père ou d’autres personnages masculins à figures paternelles. Le père, d’ailleurs, apparaît comme une figure positive et bienveillante contrairement à la manière dont elle est évoquée chez des auteurs tels que Driss Chraïbi ou Mohamed Choukri. Enfin, le monde de l’enfance, c’est aussi celui de l’origine géographique, culturelle et linguistique. Si Rachid O. restitue le pays natal, « nous le rend accessible », il s’en détache toutefois par l’emploi de la langue française, langue du colon.

Les histoires d’O. ou de la masculinité en littérature maghrébine

Chez Rachid O., l’apprentissage de la masculinité se réalise par l’intermédiaire de l’homosexualité, plus précisément au sein d’une « relation érotisée entre l’éraste (homme adulte) et l’éromène (jeune garçon) », selon la terminologie foucaldienne de L’Usage des plaisirs. La typologie du personnage masculin proposée par la critique reste hélas trop descriptive. L’art d’aimer qui se décline dans l’ensemble de son œuvre se caractérise par une sexualité décomplexée et déculpabilisée, en dehors de tout jugement moral. La volupté qui y règne et qui est « chez les musulmans un avant-goût du paradis », semble être vouée à une volonté de « bien jouir ». Certes, mais l’on s’interroge de nouveau sur le sens à donner à l’adverbe final lorsque Khadija El Achir note : « Rachid montre que l’on peut aborder le corps, parler de sexualité, simplement », quand justement le rapport à l’autre dans la sexualité est toujours, lui aussi, complexe…

La quête identitaire

L’œuvre de Rachid O. est enfin envisagée comme la quête identitaire d’un « étranger » « très oriental et très maghrébin » « confronté à la culture gay en France ». Cette quête de soi n’est envisageable que dans la relation aux autres : le père, l’oncle, le frère. Elle est aussi, bien évidemment, de nature sexuelle et dans le désir de réconcilier « l’identité musulmane et l’identité homosexuelle » alors même que ces deux identités sont culturellement et socialement inconciliables.

L’analyse de Khadija El Achir n’est pas dénuée d’intérêts. Elle permet d’aborder la quasi-totalité du travail de Rachid O. à travers une approche où se croisent psychanalyse, étude du genre et littérature francophone. Cependant, l’étude est parfois desservie par un manque de rigueur terminologique qui fait perdre à de bonnes intuitions leur valeur argumentative. Les pistes intéressantes ouvertes dans Transgression et identité autofictionnelle dans l’œuvre de Rachid O. méritent indéniablement d’être creusées.

Arnaud Genon