Une forme de vie : l’autofiction épistolaire d’Amélie Nothomb

Par Alexandre Dufrenoy

00012.jpg

Si, comme l’ont montré les travaux de Dominique Viart (1), la littérature contemporaine se caractérise surtout par un retour au récit, un regain de transitivité et un renouvellement des esthétiques, on oublie souvent de dire que ces modifications concernent aussi le statut social de l’écrivain. Il n’est plus cet artiste génial, inspiré, entièrement voué à sa création, que l’on imagine reclus dans sa tour d’ivoire et à qui l’on réservait jadis des funérailles d’État : il devient une personne banale, fondue dans la foule, celle qui, en fréquentant librairies, médiathèques et autres salons, n’hésite pas à aller à la rencontre de son public. À cet égard, le cas d’Amélie Nothomb parait assez symptomatique de cette inflexion. Depuis 1992 – elle fait alors avec Hygiène de l’assassin une entrée fracassante sur la scène éditoriale –, l’auteur met un point d’honneur à publier un roman par an pour la rentrée de septembre. En outre, chaque parution s’accompagne d’interminables séances de dédicaces où, tenue noire, visage diaphane et lèvres rougeoyantes, un chapeau sur la tête, un stylo dans une main et une coupe de champagne dans l’autre, elle reçoit ses groupies, dont certaines auront peut-être, plus tard, la chance de poursuivre les échanges par courriers interposés. Support désuet, la lettre ? Sans doute, et d’autant plus aujourd’hui, dans un monde où tout va vite : Internet et Facebook sont les nouveaux facteurs, et les pneus des vélos sont dégonflés ! Toujours est-il que, dans l’esprit d’Amélie Nothomb, cette activité de correspondance occupe une place de choix. Quotidienne et rigoureuse, elle est, au-delà du simple passe-temps, le contrepoint de sa production romanesque. Que ceux qui en douteraient lisent Une forme de vie (2), son récit de 2010. Nous avons là une autofiction « authentique » (p. 16) qui contentera les poéticiens les plus stricts : ils pourront en toute bonne foi la placer dans la célèbre case aveugle du tableau fondateur de Philippe Lejeune. Nous verrons que l’équation A=N=P – condition indispensable en régime autobiographique – s’y applique, et ce parallèlement au contrat de fiction affiché dès la page de titre : ce livre est un « roman ». Mais là n’est pas l’unique force d’un texte qui, avec un « dispositif » (p. 106) fictionnel dont le degré de sophistication n’a rien à envier aux plus grands, joue sur deux tableaux. Non seulement il questionne le processus global et abstrait de la fictionnalisation de soi, mais il réhabilite également avec brio la tradition des romans épistolaires qui, après avoir connu des heures fastes aux XVIIIe et XIXe siècles (3), semblent être tombés en disgrâce chez nos auteurs les plus récents.

Avec quelques autres, cette œuvre exigeante fait tout pour se distinguer du pur produit marketing vers quoi tendent certaines autofictions contemporaines. En disant cela, on pense à ces textes impudiques, vite écrits, sans autre projet apparent que celui qui consiste, au nom d’une hypothétique objectivité, d’une catharsis qui ne saurait être que partielle et partiale, à explorer un versant extrême de l’appréhension de soi. D’où une recrudescence – phénomène que Madeleine Ouellette-Michalska a très finement analysé dans l’étude qu’elle a consacré à l’autofiction féminine (4) – des publications qui glorifient la nudité et l’amour physique dans un geste assumé. Tandis que l’image de soi revêt, dans nos sociétés actuelles, un caractère primordial, et alors que l’on vient de célébrer en décembre 2014 le bicentenaire de la mort du Marquis de Sade, ces nouvelles écritures du corps semblent, dans une certaine mesure au moins, dessiner les contours d’une érotique du XXIème siècle : comme j’ai déjà eu l’occasion de le montrer dans d’autres circonstances (5), elles réinvestissent en partie le libertinage des Lumières et n’hésitent pas à sacrifier aux obscénités de la pornographie la plus crue, aux tentations du « déballage » (6) immédiat pour avouer l’inavouable, a fortiori s’il faut utiliser la fiction comme paravent, la brandir comme un « alibi » (7). Menacés par leur succès, transformés malgré eux en produits de grande consommation en ces temps difficiles où seuls semblent compter les chiffres de vente, ces textes-là, parce qu’ils sont particulièrement rentables économiquement, ne demandent qu’à se laisser aller à la facilité. À l’image de Catherine Cusset dans Jouir (1997) ou de Catherine Millet dans La Vie sexuelle de Catherine M. (2001), les auteurs se mettent littéralement « à nu ». Quant à leurs héroïnes, elles s’abandonnent en toute liberté, « sans émotion, sans angoisse, sans culpabilité » (8). Dans un style radical, à travers une mosaïque de scènes où la brutalité des faits confine souvent à l’abjection, elles livrent le récit sans concessions de leurs ébats et de leurs fantasmes charnels : au risque d’outrepasser « la barrière invisible du bon goût » (9), le « je » se montre. Il s’expose. Il pose le sexe.

Comme pour contrecarrer cette tendance qui exacerbe l’intimité dans ce qu’elle a de plus pulsionnel, certains textes viennent rappeler que la pratique autofictionnelle, pour qui accepte d’y voir autre chose qu’un « monstre » (10) indomptable ou un concept théorique pour universitaires, naît aussi d’une volonté de modernité, de renouvellement des attentes et d’élargissement des perspectives. Une forme de vie, à n’en pas douter, est de ceux-là : l’auteur y défend ouvertement sa conception du genre et prouve qu’à côté de ces confessions publiques indécentes une autre autofiction peut encore survivre, qui soit de qualité, véritablement littéraire et bien construite, à l’écart des discours télévisuels ou journalistiques.

Il importe tout d’abord de replacer Une forme de vie dans la chronologie de l’œuvre nothombienne. Après Le Fait du prince (2008) et Le Voyage d’hiver (2009), deux textes purement romanesques, celui-ci apparaît comme un retour aux sources. La romancière choisit en effet de renouer avec l’autre veine de son travail d’écriture : les écrits intimistes. Toutefois, elle propose ici une autofiction « d’un genre nouveau » (p. 7). Dans ce roman, la narratrice entretient avec un certain Melvin Mapple, militaire américain obèse envoyé en Irak quand George W. Bush était encore au pouvoir, une correspondance fictive de quinze mois, du 18 décembre 2008 au 5 mars 2010. Il faut tout de suite préciser que, même si l’intrigue démarre au moment où « Barack Obama devient le président des États-Unis » (p. 13 : ici, pour les besoins de la fiction, la date d’investiture est volontairement faussée), le soldat avoue être « posté à Bagdad » (p. 7) (11) « depuis le début de l’intervention en mars 2003 » (p. 22). D’emblée le lecteur est donc plongé dans un contexte géopolitique avéré : celui de la deuxième Guerre du Golfe. Mais cet effet de réalité dépasse le strict cadre spatio-temporel puisque nous sommes dans la sphère autofictionnelle. Tout comme la narratrice incrédule qui, dès l’incipit du roman, s’interroge quant à « l’authenticité » et la « légitimité » (p. 8) de la première lettre qu’elle reçoit, je voudrais à mon tour m’arrêter quelques instants sur le statut générique du texte. Faute d’une remarque explicite de l’auteur qui avouerait faire de l’autofiction (12), observons de plus près ce qu’il en est de la définition canonique, celle que Serge Doubrovsky a donnée dans Fils, « ce roman proustien postmoderne » (13), en 1977. D’après la quatrième de couverture de ce livre – c’est celui grâce auquel la notion émerge -, il s’agirait en effet d’une « fiction, d’événements et de faits strictement réels » (14). Autrement dit : combinaison paradoxale d’un contrat de fictionnalité et d’un pacte autobiographique, ce dernier n’étant effectif que s’il y a homonymat des trois instances narratives. La première condition est remplie comme il se doit. En sage élève de Lejeune, Amélie Nothomb, on l’a noté, fait de son livre un « roman », mention qui figurait déjà sur la couverture de l’édition originale (15). Comme si cela ne suffisait pas, elle se considère dès la page 12 comme un « personnage » autonome. Quant au problème onomastique, il est résolu de diverses façons. Hormis l’évidente formule « Chère Amélie Nothomb », cette captatio benevolentiae qui sert de leitmotiv à toutes les lettres, on retrouve ce nom ailleurs, au détour de situations données, que ce soit dans le faux article du Philadelphia Daily Report (p. 15), dans la conversation téléphonique que la narratrice a avec le soldat à la fin du roman (p. 116) ou dans le monologue intérieur qu’elle a avec elle-même, dans l’avion, au moment de s’envoler pour Baltimore (p. 119).

Mais les parallèles ne s’arrêtent pas là. La romancière et son double ont beaucoup plus qu’un nom propre en partage. Ils ont aussi le même métier : écrivain. L’une se met en scène dans l’autre et apparaît sous le même nom (16). Au fil des pages, le lecteur apprend qu’« Amélie Nothomb », ce « personnage » d’« auteur » qui, sous l’effet d’« une grotesque bouffée d’orgueil », va jusqu’à s’autoproclamer « écrivain universel » (p. 12), a publié deux romans : Ni d’Eve ni d’Adam (p. 13) et Antéchrista (p. 113), sans oublier, destinataire étranger oblige, les titres donnés en anglais : The Stranger Next Door, « le premier à avoir été traduit en américain » (p. 21) (17), et Tokyo Fiancée, traduction directe de Ni d’Eve ni d’Adam, dont elle prétend avec humour qu’on pourrait l’adapter au cinéma (elle se ravise aussitôt en déclarant que « ce film avait peu de chances d’exister », p. 17) (18). Dans ce cas précis, c’est le critère titrologique qui vient confirmer le statut autofictionnel du roman : les titres d’œuvres fonctionnent comme des noms propres qui, par métonymie, signent le livre qui les contient (19). Par conséquent, ils permettent eux aussi de rééquilibrer l’équation A=N=P, indispensable, on l’a vu plus haut, pour toute démarche autobiographique véritable. D’autres détails glissés au fil des pages – de ceux que Roland Barthes appelait « biographèmes » dans La Chambre claire - achèvent d’établir de façon sûre l’identité de cette narratrice : la minceur de ses livres (p. 50), dont le premier sort en 1992 (p. 104), sa présence au Salon du livre de Paris (p. 28), son origine belge (p. 47)…

Malgré la netteté de son statut générique, le roman qui nous occupe ici, et dont la dimension épistolaire est d’autant plus forte qu’il est placé sous le patronage explicite de Madame de Sévigné (p. 37), n’en est pas moins traversé par des tensions. La première, évidente, tient à l’essence même de l’autofiction, où le factuel côtoie le fictionnel. Ensuite, comme dans Hiroshima mon amour de Marguerite Duras – avec qui Amélie Nothomb partage d’ailleurs une enfance passée en Asie, l’Indochine pour l’une et le Japon pour l’autre –, les antithèses se multiplient. Là où Duras, dès son titre, oxymorique, juxtaposait violence et douceur (une histoire d’amour dans une ville ravagée par la guerre et la bombe atomique), Nothomb organise son texte sur le contraste entre les lettres, « conversation intime » (p. 28), personnelle et différée entre deux individus, et cet « acte de sabotage » (p. 36) qu’est la guerre, caractérisée par des faits barbares, collectifs et immédiats. Enfin, au couple franco-japonais d’Hiroshima, joli métissage entre Occident et Orient, succèdent ici deux oppositions géographiques nettes : d’une part celle qui relie, le temps d’une fiction, Bruxelles et Baltimore, de l’autre Baltimore et Bagdad ; on pourrait en tirer une troisième qui viendrait englober les deux autres : Bruxelles-Bagdad.

Motif récurrent de l’œuvre nothombienne, Melvin Mapple souffre d’obésité, un « fardeau » qui le « supplicie » (p. 31). Il rejoint ainsi dans une galerie de personnages ses comparses qui, de Prétextat Tach – protagoniste d’Hygiène de l’assassin (1992) – au patron despotique de l’entreprise nippone de Stupeur et tremblements (1999), en passant par le couple de retraités des Catilinaires (1995), vivent mal leurs différences. Ici, l’obésité du soldat (180 kg) tranche, d’une part avec la minceur du livre (123 pages), d’autre part avec le poids maladif d’Amélie Nothomb qui, dans son enfance, a souffert d’anorexie, période douloureuse racontée dans Biographie de la faim (2004). Dans le présent roman, Melvin Mapple apparaît donc littéralement comme le contrepoids romanesque de la narratrice qui, elle, n’hésite pas à comparer les fictions qu’elle publie à des « enfants d’encre et de papier » (p. 50), comme si elle en était enceinte. Cet acte de (pro)création, d’enfantement que constitue l’écriture entre ici en contradiction avec la condition du militaire. Ce dernier, en effet, n’est plus capable de faire l’amour (« Ça ne m’arrivera plus », p. 24), c’est-à-dire de se reproduire en insufflant la vie ; au contraire, de par sa condition de soldat, il passe son temps à (se) détruire et à engendrer la mort. C’est d’ailleurs pour supporter cette « vie de merde » (p. 46), ce « cauchemar » (p. 23) qui le « hante » (p. 31), qu’il consomme à outrance de la nourriture, cette « drogue » (p. 30) dont il ne peut plus se passer. Inutile d’insister davantage sur le caractère psychosomatique de cette boulimie : elle vient littéralement donner corps aux actes barbares que la guerre impose. Plus encore, elle les incarne au sens premier du terme, les met en chair, et force le soldat à s’afficher en tant que gros pour porter en lui, sur lui, le poids de sa honte, le poids de ses crimes.

Toutefois, la « bouffe » (p. 24, 30) n’est pas le seul remède que Mapple (patronyme qui rappelle le sirop d’érable – maple syrup – dont les Nord-Américains arrosent couramment leurs pancakes) ait trouvé pour supporter de tuer. En effet, il se crée, parallèlement à cela, son propre personnage de fiction qu’il nomme Schéhérazade (nous reviendrons plus loin sur le choix de ce nom), une femme qu’il porte en lui et qu’il a façonnée à partir de toute la graisse accumulée. Bières, hamburgers, frites, sandwiches, brownies, glaces… Que de lipides et de glucides ! Cette créature de rêve, bien plus qu’une création mentale née des rêves du soldat, est un substitut aux traumatismes de la guerre, son « cauchemar » (p. 23). Tout en étant une image-miroir, une figuration de ses fantasmes érotiques et physiques – la belle femme nue venue d’ailleurs, qui concrétise un idéal de sveltesse, d’exotisme, de volupté et de douceur, en somme tout ce que Melvin n’est pas –, elle annonce, par son nom, un autre aspect fondamental d’Une forme de vie. Schéhérazade, on s’en souvient, est le nom que porte la narratrice intradiégétique des contes orientaux des Mille et Une Nuits qui, du point de vue de l’histoire littéraire, sont aujourd’hui considérées comme l’archétype des récits enchâssés. Or je vais maintenant montrer comment Amélie Nothomb reproduit, dans cette autofiction, et en ayant recours au procédé de la mise en abyme, une structure narrative similaire.

Dans ce roman, Amélie Nothomb avoue dans une petite digression concernant sa vie quotidienne (pp. 66-67), mener de front ces deux activités d’écriture que sont les romans et les courriers, l’un influant sur l’autre. Cet enchevêtrement des formes trouve une excellente illustration dans ce récit d’une construction savante où tout se joue sur trois niveaux, à travers « un dialogue bizarre et vertigineux » (p. 67). Au bas de la pyramide, il y a Une forme de vie, le livre-cadre signé Amélie Nothomb et que le lecteur tient en main. Les lettres fictives qu’il contient transcrivent les échanges d’Amélie et de Melvin, deux personnages fictifs sortis de l’imagination de la romancière. Mais les choses se compliquent davantage – et on atteint là un troisième niveau dans la fictionnalisation de soi – lorsqu’on découvre que la recrue, dans ses propres lettres, « ment depuis le début » (p. 101). Par conséquent, elle se dote elle aussi des pouvoirs du romancier pour inventer une « fiction dont (elle est) l’auteur » (p. 115) et le personnage tout à la fois. On se trouve donc là face à quelque chose d’encore plus complexe que ce que nous avions cru pouvoir avancer jusqu’à présent : une autofiction dans l’autofiction. À travers ses lettres en effet, Melvin Mapple fait plus que raconter une histoire. Il réinvente la sienne propre, « l’histoire de sa vie » (p. 15). Avant d’aller plus loin, revenons quelques secondes sur l’identité de ce militaire. Son nom, ou plutôt son surnom, le prédispose, avant même le déploiement de la diégèse, à l’échange épistolaire. En effet, lui qui dès la page 7 déclare : « Vous pouvez m’appeler Mel », ne mesure sans doute pas l’effet d’une telle phrase. Comment ne pas être tenté d’interpréter ce diminutif et d’y entendre la transcription phonétique de l’anglais mail, qui signifie « courrier » (20) ?

Le personnage d’Amélie Nothomb, qui était déjà le double romanesque de l’auteur, possède donc lui-même un double masculin en la personne de cet « obèse mythomane » (p. 120) qui, non content d’être un épistolier de génie, s’enrichit d’un romancier. Dans la fiction qu’il écrit, il s’invente une vie rêvée, une vie recréée, transfigurée par les mots. Or, mettre sa vie en forme, se forger « une forme de vie », n’est-ce pas déjà chercher à lui donner un sens ? En vérité, pour qui prend le temps de s’y pencher vraiment, c’est toute l’angoisse métaphysique du militaire qui resurgit dans cette simple question d’écriture et de mise en forme. Lui, ce soldat désabusé que l’armée a réformé, que la vie à déformé et qui pensait intégrer un corps d’armée pour délaisser son corps biologique – ce corps qui le dégoûte –, se reforme, grâce aux mots, une vie idéale dont il espère qu’elle le libérera du mal.

Avant de conclure, je me permettrais une dernière remarque autour du genre épistolaire, lequel nous semble rejoindre fondamentalement les problématiques introduites par Serge Doubrovsky pour l’autofiction. En effet, là où l’autobiographie classique retrace le parcours d’une vie en respectant le plus souvent sa chronologie linéaire, l’autofiction brise l’identité du sujet en autant de « fragments disparates » (21) que la fiction permet de rassembler. Or, qu’est-ce qu’une correspondance, sinon des fragments, des instants de vie collectés jour après jour, d’« infime(s) particule(s) d’existence » (p. 115) atomisées au fil des pages, et que l’on recueille, que l’on rassemble lorsqu’on veut en faire un roman ? Dès lors, l’autofiction épistolaire, cet hapax du roman contemporain (22) qui nous apparaissait au départ comme une contradiction potentielle, et en fait l’une des formes les plus légitimes qui soient.

L’œuvre d’Amélie Nothomb – vingt-quatre livres en vingt-trois ans – a ceci d’intéressant qu’elle semble écrite de deux encres différentes, tendue entre deux pôles distincts. Parallèlement aux œuvres grand-public, au style simple, accessibles au plus grand nombre et renouant avec les plaisirs d’une littérature de divertissement, on peut lire des récits intimistes. Ces derniers, pour les plus écrits d’entre eux, viennent démontrer à quel point nos romanciers contemporains, conformément à une certaine tradition à laquelle se reconnaît la littérature française, sont épris d’innovation technique et de compositions ingénieuses, gages de la pérennité du genre romanesque. Ce jeu sur les formes et les identités trouve chez Amélie Nothomb un terrain d’expérimentation particulièrement fertile, notamment dans Une forme de vie. L’auteur y repense les enjeux d’un mode narratif – l’épistolaire – qu’on aurait pu croire dépassé, sinon disparu, mais qui, bien au contraire, se révèle des plus actuels. À comparer ce roman avec Hygiène de l’assassin, par exemple, on se prend à penser que, face au tout-venant de la production romanesque, l’exigence stylistique et formelle se situe plutôt du côté de l’autofiction, et avec elle aussi, peut-être, le véritable éclat de la littérature d’aujourd’hui.

NOTES

(1). Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent 2005, Paris, Bordas, 2008.
(2). Amélie Nothomb, Une forme de vie (2010), Paris, Le Livre de Poche, 2012. Désormais les numéros de page indiqués entre parenthèses renvoient à cette édition.
(3). Entre autres exemples célèbres, on peut citer Lettres persanes (Montesquieu, 1721), Julie ou la Nouvelle Héloïse (Rousseau, 1761), Les Liaisons Dangereuses (Laclos, 1782), Aline et Valcour (Sade, 1793), ou encore Mademoiselle de Maupin (Gautier, 1835).
(4). Madeleine Ouellette-Michalska, Autofiction et dévoilement de soi, Montréal, XYZ, « Documents », 2007.
(5). Cf. Alexandre Dufrénoy, « L’autofiction au rayon X : corporalité, hédonisme et libertinage dans les productions féminines contemporaines », Communication présentée lors du colloque international Enjeux de la chair dans les écritures autofictionnelles organisé par Isabelle Grell École Normale Supérieure de Paris..., actes à paraître.
(6). Camille Laurens, « (Se) dire et (s’)interdire », in Genèse et autofiction, dir. par Jean-Louis Jeannelle et Catherine Viollet, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, « Au cœur des textes », 2007, p. 227.
(7). Nathalie Rheims, Place Colette, Paris, Léo Scheer, 2015, p. 10.
(8). Catherine Cusset, Jouir (1997), Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 23.
(9). Nathalie Rheims, Place Colette, édition déjà citée, p. 38.
(10). Serge Doubrovsky, Le Monstre, Paris, Grasset, 2014.
(11). Humour volontaire ou geste inconscient de la part de l’écrivain ? Le lecteur jugera lui-même. Toujours est-il qu’ici le choix du participe passé, « posté », est d’autant plus intéressant qu’il joue sur le double sens du verbe : l’emploi pronominal (« se poster quelque part », c’est-à-dire, dans le vocabulaire militaire, « monter la garde », comme une sentinelle) et l’emploi transitif (« poster quelque chose », en l’occurrence une lettre). Sans oublier l’expression « être en poste », qui signifie « travailler ».
(12). Cf. Alain Robbe-Grillet, qui désigne Les derniers jours de Corinthe comme « son troisième volume d’errements autofictionnels » (Alain Robbe-Grillet, Romanesques, III, Les derniers jours de Corinthe, Paris, Minuit, 1994, p. 177). Même posture d’aveu dans Le miroir qui revient (Paris, Minuit, 1985), à la fois « autobiographie » (p. 47) et « fiction » (p. 13, 19, 229).
(13). Isabelle Grell, « Pourquoi Serge Doubrovsky n’a pu éviter le terme d’autofiction ? », in Genèse et autofiction, op. cit., p. 39. (14). Serge Doubrovsky, Fils 1977, Paris, Gallimard, « Folio », 2001.
(15). Une forme de vie, Paris, Albin Michel, 2010.
(16). Nous tenons là un trait commun à l’ensemble des autofictions d’Amélie Nothomb, à l’exception peut-être de Péplum (Paris, Albin Michel, 1996), roman autofictionnel dialogué où l’identité de l’héroïne, romancière de son état, est traitée sur un mode plus ludique, dissimulée derrière les initiales « A.N. ». Claude Simon reprendra l’année suivante cette technique dans Le Jardin des Plantes (Paris, Minuit, 1997) avec un narrateur nommé « C.S. ».
(17). C’est effectivement sous ce titre que le monde anglophone a accueilli Les Catilinaires (Paris, Albin Michel, 1995). Notons que, dans ce livre-là aussi, deux des personnages centraux sont obèses.
(18). Ironie du sort : alors que nous rédigions cet article sortait en France un film intitulé Tokyo fiancée (long-métrage de Stefan Liberski, sorti le 4 mars 2015). Sandra Bullock ne fait certes pas partie du casting, mais ce film n’en reste pas moins l’adaptation de Ni d’Ève ni d’Adam !
(19). Sur cet usage devenu fréquent dans l’autofiction, on lira avec profit l’article d’Yves Baudelle, « Du critère onomastique dans la taxinomie des genres », in Nom propre et écritures de soi, dir. par Yves Baudelle et Élisabeth Nardout-Lafarge, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, « Espace littéraire », 2011, pp. 50-51.
(20). Mél est d’ailleurs la francisation de l’anglais mail préconisée par l’administration.
(21). Nathalie Rheims, Journal intime, Paris, Léo Scheer, 2007, p. 40.
(22). À cet égard, on peut toutefois rapprocher Une forme de vie de Ni toi ni moi, roman de Camille Laurens dont la structure s’appuie sur « une correspondance (...) électronique » réelle « avec un jeune réalisateur français vivant à l’étranger » (Ni toi ni moi, Paris, P.O.L., 2006, « Note de l’auteur », p. 11). Sur la construction savante de cette (auto)fiction épistolaire, voir Yves Baudelle, « Camille Laurens ou le “jeu brillant” de l’écriture de soi », in Le roman français de l’extrême contemporain : écritures, engagements, énonciations, dir. par Barbara Havercroft, Pascal Michelucci et Pascal Riendeau, Québec, Nota bene, « Contemporanéités », 2008, pp. 295-318.

Mise en ligne par Arnaud Genon