Philippe Gasparini, Poétiques du je. Du roman autobiographique à l’autofiction, Presses Universitaires de Lyon, coll. Autofictions, (etc.), 2016.

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Depuis une quinzaine d’années, Philippe Gasparini poursuit ses travaux consacrés à l’écriture autobiographique, plus précisément aux ambiguïtés génériques dont l’écriture du moi est coutumière. Ses trois essais Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction (2004), Autofiction : une aventure du langage (2008) et La tentation autobiographique de l’Antiquité à la Renaissance (2013), tous publiés dans la collection « Poétique » des éditions du Seuil, sont devenus des ouvrages de référence pour quiconque s’intéresse à la « chose » autobiographique et à ses frontières poreuses. Le présent essai, que publient les Presses Universitaires de Lyon, dans la collection « Autofictions, etc. » dirigée par Roger-Yves Roche, rassemble 11 études à travers lesquelles l’auteur souhaite compléter et prolonger ses travaux, en reconstituant « la poétique propre à un certain nombre de textes et dispositifs (…) de façon à montrer comment, en dépit de leur référentialité, ils se sont inscrits dans le champ littéraire ». Pour y parvenir, il balaie différents genres (autobiographie, roman autobiographique, autofiction, autofabulation, roman-témoignage) et les différentes périodes de l’histoire littéraire (de l’Antiquité à la littérature contemporaine), tout en ouvrant son analyse à des auteurs que les études françaises sur la question traitent rarement (James Joyce, Gao Xingjian, Gombrowicz…).

René de Chateaubriand a révélé et actualisé certaines « potentialités » du roman autobiographique. L’auteur des Mémoires d’outre-tombe, « en mélangeant deux genres qu’il récusait, le roman et la confession » a effectué, d’un point de vue générique, un saut dans la modernité. S’il possède toutes les caractéristiques d’un roman, ce texte n’en reste pas moins autobiographique comme le démontre Ph. Gasparini, en relevant les nombreux points communs entre l’auteur et le personnage : le prénom « René » (même si cet indice n’était pas accessible aux contemporains de l’écrivain qui signait alors François-Auguste de Chateaubriand), leur âge, leur origine aristocratique… Les procédés narratifs, les thèmes que traite l’auteur (enfance, sexualité…) et l’impudeur dont il fait preuve, ouvrent la voie aux écrivains du XXe siècle tels que Henry Roth ou Serge Doubrovsky.

L’étude suivante, « Jules Vallès : stratégie de l’insurgé », propose, de manière plus générale, « une méthode pour l’approche pragmatique des textes qui se donnent à lire sur cette limite » qui départage – ou rapproche – le roman et le discours autobiographique. Jules Vallès et Jacques Vingtras, le héros de la trilogie vallèsienne, ont plus que leurs initiales en commun, affirme Ph. Gasparini. Nombreux sont les indices – que l’on pourrait appeler des autobiographèmes – relevés rigoureusement par le critique, qui révèlent que l’auteur n’écrivait pas avec la volonté de se dissimuler derrière son personnage. Bien au contraire : le contexte historique (la Commune de Paris) clairement renseigné ainsi que l’ascension du héros (en tout point semblable à celle de Vallès) ne peuvent que renforcer le « soupçon autobiographique », sans que l’auteur ne renonce pour autant au romanesque. Le paratexte, l’épitexte auctorial ou encore les autocitations issues du Cri du peuple, le journal que Vallès avait créé, sont autant d’éléments manifestant la présence de l’auteur dans le texte. Le critique en vient alors, à raison, à retrouver dans la trilogie de Vallès des traits préfigurant l’autofiction contemporaine (sans pour autant parler d’influence de l’un sur l’autre): l’innovation formelle (mélange des genres : journal personnel, journal de presse font leur apparition dans le roman autobiographique), l’oralité (qui caractérisera, plus tard, le travail de Serge Doubrovsky), ou la distance ironique telle que pratiquée par François Nourissier ou Raymond Federman. C’est en suivant exactement la même méthode (recherche des traits identificatoires entre auteur et personnage, analyse du paratexte, de l’intertexte, du métadiscours, de l’énonciation, des temps et de la « position de sincérité ») que Ph. Gasparini se penche, par la suite, sur Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce.

Il aborde par ailleurs Etre sans destin de Imre Kertész et Le Livre d’un homme seul de Gao Xingjian. Il s’agit de deux textes au statut générique complexe à déterminer – et en cela intéressants à analyser – dans la mesure où leur visée testimoniale revêt une forme romanesque. Comment donc ces auteurs utilisent-ils les « techniques romanesques pour témoigner d’un martyre à la fois individuel et collectif » ? Si les textes diffèrent en nombreux points, ils permettent toutefois « de mesurer l’étendue des possibilités ouvertes au témoignage par le roman ».

Ph. Gasparini examine ensuite le travail d’Annie Ernaux. Il étudie Se perdre (2001), ensemble de notes prises au jour le jour racontant la passion entre la narratrice et un homme désigné par la lettre « S », comme avant texte de Passion simple (1991), récit qui évoque la même aventure amoureuse. Si cette confrontation ne relève pas à proprement parler de l’étude génétique (qui s’appuie généralement sur des archives, des documents, des brouillons non publiés), elle permet cependant de questionner la sincérité, la « spontanéité langagière » de l’écrivain du moi.

A travers l’exemple de Ferdydurke de Gombrowicz, le critique interroge le concept d’ « autofabulation » défendu par Vincent Colonna, puis dans l’étude suivante, analyse ce qui distingue l’autobiographie et l’autofiction, cette dernière s’affirmant dans une critique de l’autobiographie et construisant une « vérité autre que celle qui était accessible à l’autobiographie traditionnelle ».

« La tentation autofictionnelle. De l’Antiquité à la Renaissance » rappelle que les écritures du moi ont une histoire « beaucoup plus longue et plus complexe qu’on ne l’a postulé jusqu’à présent ». Il semble en être de même lorsque l’on se penche sur le genre autofictionnel. A priori, il n’existe pas avant d’être nommé par Serge Doubrovsky en 1977, d’autant plus que « le concept d’autofiction tira sa pertinence et son succès de son inscription dans ce que l’on appellera le tournant postmoderne ». Cependant, Gasparini a rencontré dans l’immense corpus antérieur à 1600 sur lequel il a travaillé pour la rédaction de son étude La tentation autobiographique. De l’Antiquité à la Renaissance citée plus haut, des textes mêlant indices de fiction et de référentialité. S’il serait anachronique de les nommer « autofiction », ils relèvent, selon lui, d’une « tentation autofictionnelle » qui inscrit les textes contemporains dans une histoire des plus longues et passionnantes. Plusieurs textes issus de traditions et de genres différents viennent illustrer cette tentation autofictionnelle. Parmi eux, l’apologie Antidosis d’Isocrate (436-338 av. J.C.), les autofabulations de Lucien de Samosate (125-192), le récit de voyage, Journal de Tosa, de Ki no Tsurayuki (868 ? - 945 ?), les confessions de Rathier de Vérone (890-974) ou d’Othlon de Saint-Emmeran (vers 1010-vers 1072), les allégories de Thomas Usk ( ? – 1388) et de Christine de Pizan (1364-1430) etc... Ces autofictionnistes avant la lettre ont subi l’attraction de modèles romanesques. Cette posture narrative leur a offert par ailleurs « un espace de liberté », leur a permis de se concentrer sur un aspect de leur vie qu’ils jugeaient extraordinaire et leur a donné l’occasion de devenir quelqu’un d’autre. Autant de motifs que l’on retrouvera dans l’autofiction postmoderne…

Les études réunies ici révèlent l’importance du travail mené par Philippe Gasparini dans le champ de la recherche des écritures du moi. Il en explore non seulement les variantes génériques, les frontières, les espaces de rencontres, de frictions, mais aussi géographiques ou encore historiques. Il survole les siècles de l’Histoire littéraire, il historicise un phénomène que l’on a longtemps considéré – à tort – comme étant uniquement le propre de notre modernité ou de notre postmodernité. Elargissant le spectre des textes concernés par ces phénomènes de contamination autobiographique (pour les romans) ou romanesque (pour les autobiographies), il appelle à ouvrir les autres pièces d’une demeure à peine visitée, mais dont il possède déjà assurément certaines des clés...

Arnaud Genon