« L’humour est la politesse du désespoir » Vladimir Jankélevitch, Philosophe (1903-1985)

Ayant analysé dans Construction de l’image maternelle chez Colette de 1922 à 1936 (éd.Edilivre, 2009) les enjeux symboliques et littéraires que sous-tend la réapparition de la mère défunte dans l’écriture pour la fille et désormais écrivaine Colette, les journées d’études des 28 et 29 mai 2010 consacrées à « Jules Vallès et l’Autobiographie » organisées par l’Association Pour l’Autobiographie (APA) en partenariat avec l’Association des Amis de la Bibliothèque Municipale et l’Association des Amis de Jules Vallès ayant eu lieu à la médiathèque Jacques Demy de Nantes (salle Jules Vallès justement !) m’ont donné l’opportunité de concentrer de nouveau mon attention sur le retour d’une autre figure tutélaire, sept ans après la mort de celle-ci, Mme Vingtras, dont la maltraitance apparaît sans ambiguïté dès l’incipit de L’Enfant (premier ouvrage datant de 1876 ouvrant sur la trilogie vallésienne composée du Bachelier et de L’Insurgé) ; incipit rendu tristement célèbre par la violence de son propos :

Ai-je été nourri par ma mère ? Est-ce une paysanne qui m’a donné son lait ? Je n’en sais rien. Quel que soit le sein que j’ai mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps où j’étais tout petit ; je n’ai jamais été dorloté, tapoté, baisoté ; j’ai été beaucoup fouetté.

Les questionnements flous du début et le rythme lent des phrases n’en font que mieux ressortir la fulgurance de la chute : « j’ai été beaucoup fouetté ». Car il est bien question de cela dans L’Enfant : d’une enfance marquée par les coups, injustice originelle primordiale à laquelle on peut attribuer la future révolte de l’écrivain qui n’aura de cesse sa vie durant, considérant la plume « à l’égal d’une arme », de dénoncer les injustices commises envers ceux qui n’ont pas la parole… et qu’il se chargera justement de rétablir par la voie de l’écriture! Bien que l’enfant ait été battu alternativement et conjointement par son père et par sa mère, si mon choix s’est porté, en dernière instance, sur le thème de la maltraitance maternelle c’est parce que c’est celle à laquelle l’on s’attendrait le moins, la plus dénaturée : les mauvais traitements provenant de celle qui nous a portés dans ses flancs, sa propre mère !

Ainsi, réduire l’élaboration littéraire de L’Enfant à l’esprit de revanche d’un fils humilié par sa marâtre durant son enfance serait en minimiser considérablement (voire plus grave : ne pas en mesurer !) la portée… car par-delà le personnage tutélaire de Mme Vingtras, c’est avant tout à la représentation de la Mère ou plus exactement à une certaine représentation de la Mère que s’oppose Jules Vallès ; cet aspect, par ailleurs, contribue grandement - en ce que l’écrivain s’attaque à un tabou - à faire de la trilogie une œuvre dérangeante et ce qui n’a rien de réjouissant : toujours d’actualité hélas !

L’Emprise de la mère Vingtras

Le rapport qu’établit la mère Vingtras à son enfant peut être identifié et classé sous le terme psychologique d’ « emprise » : l’emprise, loin de se limiter à la maltraitance physique même si elle en est la plupart du temps constitutive, peut également revêtir des formes insidieuses et inattendues qui réduisent la victime à l’impuissance ; c’est le cas ici.

La forme usuelle la plus visible reste néanmoins, par définition, les coups portés; ainsi, le martyre que subit Jacques (le mot n’est pas trop fort !) même s’il est traité sur le mode de l’humour n’en apparaît pas moins quotidien au lecteur :

Ma mère dit qu’il ne faut pas gâter les enfants, et elle me fouette tous les matins ; quand elle n’a pas le temps le matin, c’est pour midi, rarement plus tard que quatre heures. Melle Balandreau m’y met du suif. C’est une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure au-dessous de nous. D’abord elle était contente : comme elle n’a pas d’horloge, ça lui donnait l’heure. « Vlin !Vlan !Zon !Zon ! - voilà le petit Chose qu’on fouette ; il est temps de faire mon café au lait. »

On pourrait également s’arrêter dans le chapitre « Le Départ » sur la polysémie du mot « sanglé » inventé pour l’occasion par l’auteur : «  c’est moi, moi le fouetté, le battu, le sanglé, qui suis là ». « Sanglé » (en italique dans le texte) est mis en exergue car le néologisme a la particularité d’allier le lien du sang à la souffrance. La relation filiale lie bien évidemment viscéralement Jacques à sa mère mais elle représente également pour lui une écorchure à vif puisque c’est ce même sang qui se répand lorsque sa marâtre le brutalise ; d’où le rythme « le fouetté, le battu, le sanglé », comme si « le sanglé » était perçu par Vallès comme un équivalent synonymique des deux autres termes le précédant.

Mme Vingtras trouve également des voies détournées pour menacer - plus insidieusement certes, mais tout autant à long terme - l’intégrité physique de son enfant.

La nourriture - en obligeant Jacques à absorber des aliments qui malmènent son corps - en fait évidemment partie. Remémorons-nous, par exemple, cette scène tragi-comique du « gigot à l’oignon » au terme de laquelle Jacques a la désagréable impression d’« avoir un mouton qui bêle dans l’estomac ». Cette scène n’en préfigure pas moins le souvenir d’un autre mets toujours à l’oignon (et l’oignon n’est pas particulièrement recommandé pour ses vertus digestives !) : le hachis à l’oignon que Jacques - le lecteur en a connaissance par les paroles rapportées de la mère Vingtras - « a vomi pendant cinq ans ».

Malgré cela et avant tout, le véritable motif emblématique du pouvoir maternel sur le fils reste le vêtement. C’est en tout cas celui dont Jacques a le plus de mal à se départir. Ce n’est certes pas le fruit du hasard si la phrase finale du dernier chapitre de L’Enfant intitulé pourtant « La Délivrance » revient à la mère Vingtras qui le sermonne justement sur son vieux pantalon : « Tu vois, ça ne s’en va pas… Une autre fois, Jacques, mets au moins ton vieux pantalon… » comme si paradoxalement alors que le livre préfigure l’installation de son fils à Paris - symbole de délivrance - elle avait néanmoins le dernier mot. Concernant ce motif des vêtements, l’auteur joue sur un double registre : comique d’une part puisqu’il donne lieu à de véritables scènes burlesques qui font rire le lecteur dans un premier temps… jusqu’à ce qu’il prenne conscience (avec horreur !) qu’il est vécu de l’intérieur par le personnage comme un drame, à l’origine d’envies suicidaires. Le père s’en aperçoit dans L’Enfant : « Mon père sent que je suis ulcéré, et un jour où il me voyait pâlir, il eut peur de mon désespoir ». « Ton fils a voulu s’empoisonner » dit-il à ma mère. Dans le Bachelier(1881), livre qui suit immédiatement L’Enfant, Jacques a pris son envol puisqu’il réside désormais à Paris, loin de ses parents. Pourtant, là encore, bien que Mme Vingtras ne soit plus là de manière effective, les vêtements qu’elle lui envoie de Nantes font resurgir en lui des douleurs enfouies (tant sur un plan physique que moral d’ailleurs puisque chez lui les deux sont liés). Il s’en ouvre, dans le livre, à une jeune fille qui lui plaît ; Alexandrine Mouton puisque tel est son nom commence (c’était attendu) par se moquer de son accoutrement, « son habit vert » (titre que Vallès retient pour le chapitre). Mais sous le comique de situation perce bien vite le tragique de son histoire d’enfance, de « cette mère - explique-t-il à la jeune fille - qui le poussait dans la voie du suicide avec des gilets trop longs ou des collets trop hauts. » Melle Mouton (patronyme choisi à l’évidence par Vallès en raison de l’indifférenciation qu’il suggère) finit par s’en émouvoir et tout comme le lecteur (ou plutôt la lectrice consolatrice) fantasmé(e) porter attention au récit de ses malheurs.

Ainsi, on peut donc dire que les vêtements, plus encore que les coups (étant donné que la mère ne le frappe plus à l’adolescence pour des raisons évidentes suggérées à la fin du livre : le jeune homme est désormais en mesure de se défendre !) font office de métonymies (un symbole pour le tout) redoublées de synecdoques (qui représentent la partie pour le tout).

Les ressorts psychologiques de l’emprise

Force est de se rendre à ce constat, Jules Vallès ne se contente pas de mettre en scène dans L’Enfant l’emprise maternelle, il procède à un début d’explication.

« Explication » ne signifie pas « justification » car l’auteur ne trouve aucune excuse - par-delà son propre vécu - à ce déferlement de violence répandu sur un être réduit à l’impuissance, un enfant en l’occurrence. Si l’on considère et cela est mon cas - que la trilogie vallésienne s’apparente à une autofiction avant la lettre, on peut voir dans les transpositions entre la vie et l’oeuvre de Vallès un sens. C’était d’ailleurs l’objet de la table ronde de la 2ème journée des Rencontres « Jules Vallès et l’Autobiographie » qui réunissait Philippe Lejeune, PierreYvard et Philippe Gasparini autour de la thématique explicite : « Autobiographie, roman autobiographique et autofiction ». Alors que la communication de Philippe Gasparini laissait ouverte la question suivante : « Jules Vallès, précurseur de l’autofiction ? », pour ma part, je suis intervenue lors du débat animé qui a suivi (signe de l’intérêt renouvelé de l’auditoire pour le sujet - ouvert et stimulant par les questions qu’il pose - de l’autofiction !) pour souligner l’intention de l’auteur qu’on le reconnaisse à travers son personnage notamment par l’emploi des mêmes initiales. (Pour plus de détails sur la question de l’autofiction, vous pouvez vous reporter à la première partie de ma thèse publiée L’Autofiction dans l’oeuvre de Colette qui comporte 35 pages (21-56) sur le traitement de l’autofiction comme genre possible). Ainsi, le personnage de Jacques, fonctionnant comme un alter ego de Vallès, est fils unique dans la trilogie alors qu’en consultant de nombreuses biographies l’on s’aperçoit vite que sept enfants sont nés et morts en bas âge avant la naissance de Jules. Seule sa soeur survivra, mais elle mourra à vingt-quatre ans dans un asile d’aliénés. De là résulte que la maltraitance serait en partie due à un état dépressif de la mère de Vallès. La négligence pour son petit frère, Thomas Jean-Louis, dont l’écrivain fait mention dans un document prélude à L’Enfant, participe aussi de la maltraitance en ce qu’elle en est une forme dérivée. Daniel Zimmermann revient d’ailleurs dans sa biographie intitulée Jules Vallès, l’Irrégulier (Cherche midi éditeur, 1998) sur cet état dépressif de la mère, qui se trouverait inscrit dans les non-dits du texte : de nombreux blancs dans L’Enfants’expliqueraient par ses tentatives masquées de mettre un terme à ses souffrances. L’une de ses tentatives de suicide (puisque c’est bien le sujet de notre propos !) apparaîtrait en filigrane lors d’une dispute à propos de la maîtresse de son mari au terme de laquelle, selon Daniel Zimmermann, « Mme Vingtras aurait essayé de se jeter du deuxième étage».

A cette étape de notre réflexion, j’en déduis que non seulement la transformation romanesque en un fils unique tend à renforcer aux yeux du lecteur le contrôle maternel sur ce seul membre de la famille… mais aussi, plus intéressant encore, que par cet effet littéraire Vallès marque son refus de porter un regard compatissant (faut-il s’en étonner ?) sur sa mère ou du moins sur ses agissements.

Et si l’écrivain prend ses distances avec la commisération, c’est avant tout pour mieux endosser un autre point de vue, plus proche de celui de l’analyste celui-là et ce, afin de percer à jour l’un des ressorts psychologiques de l’emprise maternelle fondée sur (contre toute attente !)… l’angoisse de ne pas être aimée, une peur d’abandon en quelque sorte.

Ainsi, paradoxalement, l’emprise n’est pas, la plupart du temps, liée à un manque d’amour (comprenons indifférence) mais bien au contraire à un trop-plein d’affection qui va jusqu’à la fusion faisant de l’autre un objet que l’on réduit à une partie de soi-même. C’est dans cette perspective un peu inattendue qu’il faut replacer la maltraitance que fait subir la mère Vingtras à son enfant pour mieux mesurer l’angoisse latente qui en est à l’origine et qui résulte… d’un vase communicant entre les identités. Sous contrôle maternel, Jacques éprouve une perte d’identité et endosse d’ailleurs dans L’Enfant toute une série d’identités qui ne lui correspondent pas. Je n’y reviendrai pas car elles ont déjà fait l’objet d’une analyse détaillée et approfondie sur le sujet de la part de Corinne Saminadayar-Perrin (dans Corinne Saminadayar-Perrin commente L’Enfant de Jules Vallès, éd. Folio, 2000, p.98-106) Puis lorsque Jacques accède à plus d’autonomie, c’est désormais la mère qui ne reconnaît plus son fils. Dans le chapitre de L’Enfant « Madame Vingtras à Paris », l’interrogation réitérée de la mère traduit l’inquiétude, ce dont s’aperçoit Jacques: « « Qu’ont-ils fait de mon fils ? » C’est la troisième fois qu’elle a l’air d’être inquiète ! Je me tâte ». D’où le désarroi et la blessure perceptibles de celle-ci (toujours à la fin du même chapitre) lorsqu’elle le rejoint à Paris et dit qu’il ne veut plus « voir ses parents ». L’auteur précise que c’est « cette réplique plus que les autres colères qui bouleverse la mère ». On peut en déduire qu’elle interprète les paroles filiales comme un manque d’amour à son égard, celles-ci réveillant certainement en elle un isolement affectif qui sommeillait. L’émotion est si forte d’ailleurs que c’est à partir de cet épisode que la mère « change » et que les rapports mère-fils évoluent. Daniel Zimmermann, dans la biographie déjà évoquée, me conforte dans l’opinion d’une transposition pour les besoins romanesques de l’intrigue (notamment d’intensité dramatique) dans la mesure où il informe son lecteur que « dans la réalité, Jules aura maille à partir avec sa mère jusqu’à la fin de la Commune ».

Après l’examen de la figuration de la mère réelle, venons-en maintenant au tournant de ma démonstration : la Mère comme représentation.

Vers un système

Ainsi, contrairement à ce que l’on aurait pu supposer au premier abord, le sadisme entre pour une très petite part dans le comportement maternel. On trouve dans L’Enfant seulement trois occurrences qui vont dans ce sens : « Ma mère est contente quand elle me donne une gifle, - cela l’émoustille. » Plus loin : « Sa main hésita plus d’une fois ; elle dut prendre son pied. » Bien entendu, Vallès joue ici sur la polysémie de l’expression « prendre son pied » qui est à prendre au sens littéral comme au sens figuré. La troisième occurrence est celle-ci : « Puis je sentais bien que cela faisait plaisir à ma mère de me faire mal. »

Les études que j’ai consultées sur la question ont toutes décelé - selon moi, à bon escient - que l’attitude condamnable de la mère serait le résultat d’un système : la mère d’origine paysanne souhaite, à l’évidence, en inculquant les bonnes manières à son fils accéder par procuration en quelque sorte à la norme de la petite bourgeoisie. Pour Corinne Saminadayar-Perrin (op. cit.), cet aspect est renforcé par les origines de la mère fondées sur un stoïcisme paysan.

Par contre, je ne partage pas l’avis de Guillemette Tison (dans « Images de la mère chez Jules Vallès et Hervé Bazin », Les Amis de Jules Vallès, Revue de lectures et d’études Vallésiennes, n° 23, janvier 1997, p. 45) qui envisage comme réponse à l’ambiguïté de la double énonciation dans L’Enfant: « Jacques adhère d’abord complètement aux principes maternels : le récit n’est critique que dans une lecture au second degré.» Même si l’on peut légitimement se poser la question, je pense que les préceptes qui ponctuent le texte sont entièrement le fait d’un narrateur adulte puisque l’enfant ne peut percevoir une telle portée sociale. De mon point de vue, l’enfant ressent avant tout l’emprise maternelle comme une atteinte à sa liberté et à son intégrité, qui le fait souffrir dans sa chair, mais en face de laquelle il est de toute façon totalement démuni. Cet état relève plus de la prostration dans un rapport de dépendance voire de soumission face à une injustice… que de tolérance et de compréhension d’un système donné !

Arrêtons-nous maintenant sur le fonctionnement de ce système où les brimades ne constituent pas une punition mais sont les principes mêmes de l’éducation, résumée tout entière dans l’adage, employé ironiquement tel un leitmotiv par Vallès : « Il ne faut pas gâter les enfants ». Le grotesque de la situation vient de ce que la mère ne respecte pas les bonnes manières inculquées (tant bien que mal…) à son fils. Plusieurs scènes de L’Enfant, à ce propos, portent à rire : celle où ils sont bloqués avec leur bagage à Orléans (la même situation se répète à Nantes) mais aussi la scène où Jacques préfère manger le gras de la nourriture plutôt que de se faire remarquer à nouveau au restaurant. Dans le chapitre intitulé « Le Départ », il a préféré s’enfermer toute la soirée dans les toilettes répondant aux requêtes pressantes par un tonitruant « y a quelqu’un » plutôt que de montrer aux yeux de tous qu’il était le fils de cette femme qui exhibait, de l’autre côté de la porte, sa danse auvergnate.

D’ailleurs, la méthode elle-même, poussée à l’extrême, est rapidement confrontée à ses limites. Jacques en fait souvent les frais dans L’Enfant. Le paradoxe réside en ce que la plupart du temps, la chute se termine sur l’exact contraire du but souhaité : après que la mère ait lavé la bouche de son fils pour favoriser sa diction… le pauvre enfant n’arrive même plus à parler. Jacques s’avère également, à maintes reprises dans le récit, ridicule et soulève bien souvent l’incompréhension générale en appliquant des pseudo-normes sociales.

C’est d’ailleurs le but escompté par Vallès, qui tend à faire valoir que les vraies valeurs ne se situent pas là. Ainsi, Madame Vingtras ne devient « une grande dame » que lorsqu’elle se repent de ses torts envers son fils : « Quand elle releva son visage, je ne la reconnaissais plus : il y avait sur ce masque de paysanne toute la poésie de la douleur ; elle était blanche comme une grande dame, avec des larmes comme des perles dans les yeux ». Cette scène (avec l’emploi de métaphores telles « la poésie de la douleur » et « perles dans les yeux » ainsi que la comparaison avec « une grande dame ») peut être interprétée comme celle d’une rédemption. A partir de là, en effet, le regard que porte Jacques sur sa mère évolue ; il ne l’appellera plus désormais que « mère » ou « sainte mère », sans ironie cette fois !

Une dénonciation sociale

Les répercussions de Jacques Vingtras (titre original de L’Enfant à sa sortie) ne se firent pas attendre ; les critiques furent, dans leur ensemble, souvent âpres. L’extrait ci-joint, tiré du Journal d’Edmond Goncourt et daté du 10 juin 1879, mérite à cet égard examen :

Une vilaine et rancunière humanité entre aujourd’hui en scène dans le livre de Vallès, qui vient de paraître. La mère, jusqu’à présent, était sacrée ; la mère, jusqu’à présent, avait été épargnée par l’enfant qu’elle avait porté dans ses flancs. Aujourd’hui, c’en est fini en littérature de la religion de la famille, et la révolution commence contre elle. Vingtras est un livre symptomatique de ce temps.

La critique d’Edmond Goncourt est intéressante en ce que ce dernier a vraisemblablement perçu et ce, dès sa publication, l’aspect « révolutionnaire » (c’est le terme qu’il emploie d’ailleurs) qui découle de L’Enfant : s’attaquer à la représentation de la Mère tel que le fait Vallès dans L’Enfant revient en effet inévitablement à compromettre l’équilibre de toutes les valeurs (dont « la religion de la famille » assure la solidité) sur lesquelles repose la société du 19ème Siècle.

C’est à la lumière de cet extrait que j’ai fait le choix humoristique (suggéré par la citation de Jankélevitch) de placer en exergue de mon article la reproduction d’une sculpture de Flo Soltar en guise d’illustration, représentant symboliquement une Femme, en l’occurrence une Mère tenant dans ses bras un enfant (L’Enfant en quelque sorte) proche de son sein. C’est finalement cette figuration même de la Mère (normative et idyllique car parfois, hélas, tellement éloignée de la réalité…, et notamment de celle du début 19ème Siècle) que l’écrivain Vallès ébranle sur son socle et fait tomber de son piédestal.

D’ailleurs, la genèse de L’Enfant n’allait-elle pas dans le sens d’une dénonciation sociale ? Sa correspondance en témoigne lorsqu’il écrit à Hector Malot en 1875 : « J’ai mon plan, mon but : je vise à écrire une oeuvre capitale où sera reflété le caractère, où sera raconté le malheur de ma génération.»

Il finira par opter pour le mode intermédiaire entre autobiographie et mémoire ; à Hector Malot encore, le 12 mars 1876 : « Ce que je veux faire, c’est un bouquin intime et qui aura cependant sa portée sociale.»

Car effectivement, la révolte de l’écrivain dépasse Mme Vingtras et c’est avant tout à une certaine représentation maternelle (j’attire votre attention sur ce point) qu’il souhaite faire réfléchir ses semblables ; le leitmotiv qui revient dans L’Enfant autour du poncif qui veut que « l’enfance soit le plus bel âge de la vie » est à interpréter bien sûr dans le même sens, comme ironique de la part de l’« enfant battu » que fut Vallès.

Ainsi, lorsque l’auteur rédige L’Enfant, les rapports avec sa vraie mère étaient apaisés. Il fait remonter cette accalmie à l’épisode parisien lorsque Mme Vingtras en larmes lui demande pardon. Même si dans la réalité, la réconciliation a pu avoir lieu un peu après, toujours est-il que les biographes à ce sujet ne laissent plus place au doute : Vallès fut profondément affecté par la mort de sa mère. Il évoque cette souffrance dans une lettre (datant du 3 juin 1872) adressée à sa tante, lettre lui demandant si sa mère avait exprimé des souhaits testamentaires. Les sentiments de la mère et du fils même s’ils sont présents sont et seront toujours néanmoins marqués par la complexité due notamment au fait de l’engagement politique du fils qui doit sembler totalement incompréhensible à la mère, comme le suggère Vallès dans le Bachelier. En définitive, la bataille que livre Vallès va plus dans le sens d’une révolte contre les valeurs hypocrites et viciées sur lesquelles repose la société de son temps dont la famille et plus particulièrement la Mère est l’emblème mensonger !

Aussi, ne faut-il pas se voiler la face : le 19ème siècle (et plus précisément la première moitié, période où se situe le premier livre de la trilogie - il est bon de le rappeler -), est marqué par la maltraitance des enfants. Catherine Rollet dans son essai critique intitulé Les Enfants du 19ème siècle (éd. Hachette, 2001) analyse à ce sujet, que même si la maltraitance des enfants était plus prégnante dans les milieux plus pauvres, la bourgeoisie n’en était pas exempte même si la situation évolue au cours du siècle, surtout dans les milieux plus favorisés. Mais il faut attendre les années 1880 pour que l’Etat prenne en considération l’enfant : alors que le code Napoléon prônait un retour en arrière sur le Siècle des Lumières (qui avait fait émerger l’Enfant), c’est la loi Ferry en 1882 qui instaure l’école laïque, gratuite obligatoire et surtout la loi Roussel de 1889 qui entend protéger l’enfant en instituant la déchéance de la puissance paternelle.

Toujours est-il que l’une des vertus de la trilogie, et non des moindres, est d’avoir dénoncé que ce fléau ne touchait pas uniquement le monde paysan.

Vallès n’adopte pas pour autant une vision manichéenne. Il présente des familles paysannes caractérisées par l’harmonie (notamment la famille Fabre) certes mais… dans une autre famille modeste, le personnage du petit Ricard est un enfant battu pour des raisons contradictoires et finalement totalement incohérentes.

Les milieux favorisés ne sont pas épargnés dans L’Enfant. Jacques est le premier concerné ; non seulement sa mère le frappe mais son père (pédagogue) le bat tout autant et ce dernier, sans justifier ce déferlement de violence par un système éducatif ; cette violence s’expliquant, selon moi, par le report de son amertume sur son fils mais aussi par une raison plus triviale : ne pouvant battre sa femme, il trouve un exutoire en son fils !

Un autre personnage cultivé dans L’Enfant, M. Bergougnard (sans doute une sorte d’alter ego du Père car sans modèle apparent dans le réel) est doté d’une double personnalité : d’un côté, il apparaît aux yeux de tous comme un sage reconnu mais dans son for intérieur ce n’est autre qu’une furie, « un assassin » (selon le terme employé par Vallès) qui achèvera sa propre fille, la petite Louisette, à coups de poing.

Retenons à ce propos un extrait de L’Enfant empreint de ce mélange tragi-comique, si caractéristique du style Vallèsien pour dénoncer la monstruosité en l’occurrence ici de l’ambivalence entre façade sociale et cruauté de la vérité brusquement révélée :

C’est là que demeure le philosophe, disaient-ils en étendant les bras vers la villa - c’est là que M. Bergougnard écrit : De la raison chez les Grecs… c’est la maison du sage. » Tout d’un coup, ses fils apparaissaient à la fenêtre en se tordant comme des singes et en rugissant comme des chacals.

Trêve d’absurdité, M. Bergougnard, fonde lui aussi la légitimité de la maltraitance de ses enfants sur un système (non plus un système de conformité sociale comme la mère Vingtras) mais plus conforme sans doute à son rang, sur l’autorité gréco-latine : « en rossant ses fils » comme l’écrit Vallès « au nom de Sparte et de Rome » !

Il me paraît intéressant de terminer sur les apports de Jules Vallès :

- Le combat de Jules Vallès n’a pas été vain puisqu’à la fin du 19ème Siècle, on assiste effectivement à un recul de la maltraitance chez les enfants, notamment avec la loi Roussel. Néanmoins, il faut attendre un siècle encore soit le 20 novembre 1889 pour que l’ONU (Organisation des Nations Unis) publie la Convention Internationale des Droits de l’Enfant.

- Si la trilogie de Vallès mérite que l’on s’y arrête (voire que l’on s’y attarde) encore de nos jours c’est aussi par les questions qu’elle soulève : sur le problème de la maltraitance des enfants (que l’on peut étendre aux minorités…), sujet toujours actuel hélas, car ainsi que le note Roger Bellet dans Jules Vallès (éd. Fayard, 1995) : « cette interrogation est au coeur de la réflexion Vallésienne » … mais aussi sur les limites entre autorité et autoritarisme : où s’arrête l’autorité, où commence l’autoritarisme ?

- Enfin, Vallès a clairement mis en évidence la responsabilité de la société et du bienfondé des lois dans l’éclairage des conduites humaines. Mais ce dernier point mériterait un développement plus conséquent, je le laisserai volontairement ouvert ici…

Stéphanie Michineau