Et moi, émois au pays du froid…

Karl Ove Knausgaard, Aux confins du monde, Mon combat, Livre IV, Paris, Denoël, 2017. Traduit du norvégien par Marie-Pierre Fiquet.

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Comme Hervé Guibert et Serge Doubrovsky en leur temps, Karl Ove Knausgaard a provoqué à la fin des années 2000, en Norvège, un vif débat sur l’éthique en littérature. Peut-on « tout » dire, « tout » écrire de soi et entrainer dans cette recherche de transparence et de dévoilement de l’inavouable, sa famille et ses proches ? Hervé Guibert, à la fin de L’Image fantôme avait eu cette jolie formule : « Il faut que les secrets circulent(1) ». Serge Doubrovsky, quant à lui, confiait dans un entretien qu’écrire sur soi c’était « écrire sur les autres, car on n’existe pas tout seul(2) ». En évoquant son enfance et son adolescence, mais surtout, en relatant la déchéance puis la disparition de son père alcoolique dans le premier des six volumes de Mon combat(3) – la somme autofictionnelle de près de 4000 pages dans laquelle il relate l’histoire de sa vie – Karl Ove Knausgaard se positionne dans la lignée de ces auteurs qui font de leur vie un roman, qui puisent l’encre de leur plume dans la matière même de la vie et tout ce qu’elle comporte de sublime et de sordide.

Dans Aux confins du monde, le quatrième tome traduit en français de cette étonnante et fascinante entreprise littéraire, Karl Ove Knausgaard ne déroge pas à sa réputation et poursuit la quête de son être et de son temps perdu (certains l’ont surnommé le « Proust norvégien »). Si le style ne saurait égaler celui de La Recherche (il se livre à une écriture brute), l’auteur de Mon combat aime à explorer le passé, à fouiller son adolescence (« le seul temps où l'on ait appris quelque chose », disait Proust(4)), à retracer ses premiers pas dans le monde des adultes. C’est à Håfjord, un petit village du nord de la Norvège, qu’il les réalise. Il a dix-huit ans, il est jeune bachelier et va enseigner dans l’école de la bourgade. Cependant, son projet est ailleurs : « je veux être écrivain. Mais en attendant il faut bien que je vive de quelque chose. Je vais travailler un an (…) et mettre de l’argent de côté pour voyager en Europe après. »

Toutefois, avant de réaliser ses rêves, il doit se confronter à la platitude du quotidien, celle qui consiste à aller s’acheter des yaourts au supermarché, à croiser dans les rues les visages des habitants du village, à faire la découverte de l’indépendance et à prendre du plaisir à « faire jusqu’à la plus ordinaire des choses ». L’ordinaire de la vie, c’est ce que le narrateur se plait à consigner, à déployer avec une minutie chirurgicale. Car « aux confins du monde », au cœur d’« une cuve remplie de ténèbres », tout, même le plus anodin, devient un événement.

Ce quatrième volume est celui des découvertes, celle de la liberté, après les années passées avec ses parents, celle, concomitante, de l’alcool que le jeune homme peut désormais se procurer librement et dont il abuse allègrement (le premier volume de Mon Combat relatait les premières expériences – illicites – du narrateur en la matière). C’est aussi et surtout le récit d’un jeune homme – peu à son aise avec les filles – qui cherche à tout prix à avoir des relations sexuelles et dont l’émoi est décuplé par la fréquentation de ses élèves, à peine plus jeunes que lui. Le tout entrecoupé de nombreuses analepses renvoyant au passé du narrateur et plus précisément à la figure paternelle qui pèse de son ombre sur l’ensemble de ses livres.

Aux confins du monde a le charme des autres volumes de Mon combat. Une lenteur qu’on imagine être celle des pays scandinaves, un souci de l’observation de la nature et des paysages et bien sûr une acuité dans le regard porté sur soi et sur les autres. C’est peut-être ici que réside le romanesque de cette somme autobiographique : dans la capacité de Karl Ove Knausgaard à métamorphoser une vie minuscule en roman monde.

Arnaud Genon

Notes :

1 – Hervé Guibert, L’Image fantôme, Paris, Minuit, 1981, p.170.

2 – Serge Doubrovsky, « Écrire sur soi, c'est écrire sur les autres », entretien avec Thomas Mahler, Le Point.fr, le 22/02/2011. En ligne : http://www.lepoint.fr/grands-entretiens/serge-doubrovsky-ecrire-sur-soi-c-est-ecrire-sur-les-autres-22-02-2011-1298292_326.php

3 – Karl Ove Knausgaard, La mort d’un père, Paris, Denoël 2012, collection Folio, 2016.

4 – Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, in La Recherche du temps perdu, Tome 1, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1954, p.730.