Laurent Herrou : Le journal comme art d’écrire

A l’occasion de la parution de son Journal 2017 (Jacques Flament Editions, 2018), nous nous sommes entretenus avec Laurent Herrou qui poursuit toujours plus avant l’exploration de son « je » le plus intime. Dans ce dernier volet de ce que l’auteur nomme sa « trilogie berrichonne », il nous donne à lire une année de sa vie entre Villequiers et Bruxelles, entre la mort et la vie, entre hier et aujourd’hui…

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Arnaud Genon : Le Journal 2017 clôt la « trilogie berrichonne » (composée du Journal 2015 et du Journal 2016, publiés respectivement en 2016 et 2017 chez JFE) peut-on lire sur la quatrième de couverture de votre livre. Quel regard portez-vous rétrospectivement sur ce travail entrepris en janvier 2015 ?

Laurent Herrou : Je pense à ma grand-mère. Je crois que lorsque Jacques Flament a proposé son Labo, en 2015, cette expérience de publication du Journal au quotidien sur son propre site, qui a conduit à la publication du Journal 2015 l’année suivante, je n’imaginais pas : qu’il y aurait trois années ainsi, à la suite, publiées, pendant lesquelles je me marierais et ma grand-mère décèderait. Je ne pensais pas que cette écriture-là me conduirait à prendre conscience : à la fois de l’importance de ma grand-mère, et de celle d’Eric. La quatrième de couverture du Journal 2017 fait la part belle à Eric, mon mari. J’ai le sentiment que ces trois années m’ont fait grandir : à la fois en les vivant et en les écrivant. Dans les sentiments que je pouvais nourrir : à l’égard des miens, de ceux qui me sont chers comme de ceux contre lesquels je me suis battu. Je crois que c’est réellement une trilogie, que les Journaux se suivent bien sûr, mais se complètent, qu’ils sont une porte vers un ailleurs, qui est peut-être Bruxelles, mais qui peut être un autre lieu que je n’envisage pas encore (même métaphorique, pas forcément un lieu géographique).

Arnaud Genon : Dans ce Journal, peut-être plus que dans les autres, se trouvent des entrées entièrement rédigées à l’imparfait qui n’est généralement pas le temps du journal. Ces pages, ces entrées, donnent l’impression de vouloir échapper au journal pour autre chose. Comment expliquez-vous l’emploi surprenant de ce temps ?

Laurent Herrou : Il y a une phrase importante, je crois, page 74. « Toi, tu écris les mots qui racontent que vous avez été vivants. » Dans le dialogue que nous avons eu ensemble, et qui a conduit à l’écriture de L’inconfort du Je(1), il me semble que je parle du fait que le journal est une matière morte. C’est une matière en vérité qui est dans un lieu particulier, entre la vie et la mort : parce que je ne suis pas mort, mais les événements dont je rends compte le sont ; et avec eux : les sentiments, les peurs, et parfois les êtres que je convoque. L’imparfait — qui est un temps magnifique, avec un nom magnifique, vous avouerez — dit à la fois que la chose est passée, mais aussi qu’elle est définitive. Il n’y aura plus jamais de 23 mai 2017, par exemple, ni pour moi, ni pour personne. Je crois que l’emploi du temps (et avec cette expression, je convoque exprès un autre travail, que j’accomplissais avec le photographe Jeanpierre Paringaux, qui existe encore, en ligne, et couvre environ cinq années de vie commune) est à la fois involontaire et naturel, mais je crois surtout que le journal est un ensemble de moments, beaucoup plus exhaustif que le livre publié, et qu’il est possible que pour cette année, j’aie fait le choix inconscient d’un autre type d’écriture, qui le compose pourtant.

Arnaud Genon : A vous lire, je me suis fait cette remarque : le journal intime semble être un espace de perte (se perdre dans le ressassement du quotidien et de ses contrariétés, de ses frustrations) et en même temps le seul lieu possible de rédemption (transmuer le quotidien en art). Qu’en pensez-vous ?

Laurent Herrou : C’est exactement ça. Se perdre, se mettre à mal, se détester, se détester de se détester et d’imposer ça au lecteur, se dire à certains moments que ça n’a pas d’intérêt, mais en même temps, comprendre au fil des pages, que c’est cette vie-là, cette vie vraie, qui dit ce que nous vivons, les écrivains, au quotidien. Alors, vous me direz : pas tous les écrivains, et pas avec la même (le mot me manque) constance / obsession / force oui, parce que c’est une force de tenir le coup certains jours, dans cette haine de soi, ou plutôt : dans ce désespoir de soi — parce que je ne me hais pas, pas vraiment, disons que je m’en veux : d’être écrivain alors que j’aurais pu être autre chose (et je rejoins Angot sur la notion d’échec quand on est un artiste). Ecrire ça, n’écrire que ça (Angot, toujours, que je ne cite pas mais que je ressens), c’est s’absoudre peut-être de ce que l’on est, c’est chercher en tout cas, à se faire pardonner / se faire aimer, pour ce que l’on est (qui n’est pas aimable, vous l’aurez peut-être ressenti à travers les pages).

Arnaud Genon : Et paradoxalement, vous parlez beaucoup de l’écriture, de votre écriture, comme de votre travail. Le travail… Travailler, cela revient, scande votre texte. Or travailler, étymologiquement, c’est « tourmenter, faire souffrir physiquement et moralement ». Vous ne pouvez pas vivre sans l’écriture, votre démarche en témoigne. Cependant, l’écriture est en même temps ce qui vous sauve et ce qui semble vous faire souffrir. A titre d’exemple, on peut lire, à la fin de votre journal : « les vacances, pour un écrivain, c’est un faux concept. Partir sans l’écriture, ce ne serait pas des vacances, mais une punition, une censure » (p.283). Les vacances nous libèrent du travail, de notre souffrance et cette libération est en même temps, pour vous, une punition. Je vois là comme le signe d’une malédiction… Laurent Herrou, pensez-vous être un écrivain maudit ? Condamné à l’écriture comme Sartre nous condamnait à la liberté (et ce que cela suppose d’angoisse et de nausée…) ?

Laurent Herrou : Là encore, c’est vous que je retrouve dans cette question, et notre Dialogue de 2016. Vous aviez déjà convoqué l’étymologie du travail, il me semble. Que je ne connaissais pas. J’aime le mot « travail ». Bizarrement, et parce que j’ai fait des études scientifiques, il revient à une notion physique, de force. W est la manière dont on le désigne, en physique. Le travail, ça veut dire pour moi que je fais quelque chose. Je reviens à Eric — qui est une force du livre, je crois, à lui seul, des trois livres d’ailleurs — qui prend souvent ma défense quand quelqu’un m’attaque sur la notion de travail — comme quoi Eric gagne notre vie et que je ne fais rien, pour faire simple. Eric dit souvent que je me lève seul, chaque matin, sans la contrainte d’aller au travail. Je me lève par ma seule volonté, je me lève parce que je veux écrire — pas : je dois, je veux, j’insiste. La première fois que cette intervention a eu lieu, de sa part, alors que je m’enfermais dans une crise dont j’ai le secret, il y a eu un calme soudain, qui est descendu sur moi. J’ai pensé : quelqu’un a compris. Et pas n’importe qui : ce quelqu’un, là, que j’aime et avec qui j’ai choisi de faire ma vie. Je ne souffre pas quand je travaille, quelle que soit l’étymologie du mot : souvent, quand je me plains, je dis que je suis sous-employé. C’est l’absence de travail qui me fait du mal — d’où le problème avec les vacances, ce mot qui n’a aucun sens à mes yeux, qui n’est rien d’autre qu’une résignation face à une situation insupportable.

Arnaud Genon : A priori, vos prochains journaux ne seront pas publiés… Pas sous cette forme, tout au moins, pas par cet éditeur. Cela changera-t-il votre rapport à l’écriture quotidienne ?

Laurent Herrou : Non. Mon journal s’écrit tel quel, tel que je l’écris chaque jour, tel que je le rejoins chaque jour, tel que je le malmène, tel que je me malmène / tel que je te malmène puisque le je et le tu s’y mêlent de manière incompréhensible, inextricable. Il continuera, avec ses qualités et ses défauts. Mais j’aime l’idée de laisser reposer Laurent Herrou dans la tête des lecteurs — comme dans la vôtre d’ailleurs, qui me lisez et me défendez depuis longtemps, et je tiens à vous en remercier ici — avant d’y reprendre sa place. Etrangement, Publie.net réédite Je suis un écrivain au mois de juin, et Flament a décidé de reprendre des textes plus anciens de moi, qui n’existent plus (Cocktail, par exemple, qui reparaîtra le 15 juin prochain), pour sa collection Les RevenEnts (hommage à Perec). Je crois qu’il faut que j’accepte de laisser mourir des choses pour pouvoir revenir à cette écriture-là, publiée s’entend. Je crois que j’ai besoin de vivre aussi.

Note :

1. Laurent Herrou, Arnaud Genon, L'inconfort du je. Dialogue sur l'écriture de soi, Jacques Flament éditions, 2017

Mis en ligne le 21.05.2018