Entretien avec M'hamed Dahi, par Arnaud Genon

M’hamed Dahi est professeur à la Faculté des Lettres Ain Chock de Casablanca (département de littérature arabe). Spécialiste des questions liées à l’autobiographie, l’autofiction et la sémiotique dans la littérature arabe, il a publié plusieurs ouvrages, en langue arabe : Sémiotique de la parole romanesque, Librairie des écoles, Casablanca, 1996 - Poétique de l’autobiographie intellectuelle, 2e éd 2008, Rouya, Le Caire - Vérité ambiguë, Librairie des écoles, Casablanca, 1e éd 2007- Sémiotique du récit, Rouya, Le Caire 2009. Il a, en outre, contribué à des ouvrages collectifs, publié de nombreux articles et travaille actuellement à un nouveau livre portant sur les différents simulacres du Moi dans les écritures intimes.

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Il a accepté de répondre à nos questions afin de faire connaître aux lecteurs occidentaux la contribution des arabes dans le domaine de la littérature personnelle et en particulier dans le domaine de l'autofiction. Qu’il en soit ici vivement remercié.

Arnaud Genon : L’autofiction, en tant que genre, est rentrée dans le champ théorique français à la fin des années soixante-dix. Même si elle fait toujours débat, comme en témoignent les publications ou manifestations récentes (Philippe Gasparini, Philippe Vilain, colloque de Cerisy-la-salle organisé par Isabelle Grell et Claude Burgelin en 2008), l’autofiction fait désormais partie du paysage littéraire et théorique français. Pourriez-vous nous dire depuis quand et comment l’autofiction a-t-elle fait son apparition dans la littérature et la critique de langue arabe ?

M’hamed Dahi : Le terme d'autofiction a été lancé sur le « marché » arabe par Mohammed Berrada (écrivain et critique marocain), lors de la présentation de son ouvrage Comme un été qui ne reviendra jamais, à la librairie Kalila wa dimana (Rabat) en 1996. Il a classé son ouvrage dans la catégorie d'autofiction. Cette remarque pertinente passa inaperçue. Personne ne lui donna l'importance qu'elle méritait. Elle a été considérée, par la plupart des critiques qui l'on approché, comme roman ou autobiographie déguisée. A cette époque, le terme était flou dans la mesure où on lui prêtait différents sens sans pour autant qu’il occupe une place dans le système des genres. En contrepartie, Abdelkader Chaoui (écrivain, spécialiste de l'autobiographie et actuellement ambassadeur du Maroc en Chili) indique le terme d'autofiction sur la couverture de ses ouvrages de nature rétrospective pour les qualifier (Signe d'amplitude, Qui dit c’est moi!...etc.). Cet emploi très ludique invite les lecteurs à lire ces ouvrages d'une autre manière, à s'approprier les outils pertinents pour saisir leur identité narrative, à envisager que le factuel et le fictionnel sont liés par une connivence inaltérable. J'ai consacré le dernier chapitre de mon ouvrage Vérité ambigüe ( 2007) au statut de l'autofiction dans le champ culturel arabe. Parmi les ouvrages analysés figurent Signe de l'entrain juvénile d'Abdelkader Chaoui et Comme un été qui ne reviendra jamais de Mohammed Berrada. Dans la deuxième partie, le narrateur de Signe de l'entrain juvénile reprend les mêmes événements de la première partie en comblant les lacunes, en redressant les fautes et en refondant les textes antérieurs. Au début, le narrateur signale qu’il s’est fixé dans une maison modeste à proximité du marché aux puces. Mais après il retouche cet événement en précisant ceci : " Affectation et simulation ! Un mensonge crû, sans plus. A vrai dire, la maison avait une vue sur le marché aux puces. Derrière, se trouvait Chicago que la maison surplombait et il fallait emprunter les ruelles labyrinthiques pour y entrer"(p 74). L'éloignement des expériences vécues (Une enfance sélective, Histoire artificielle), la méconnaissance de quelques aspects du passé et l'oblitération du pacte autobiographique encouragent les manœuvres de la représentation narrative et renforcent le processus de la fictionnalisation du moi. Le narrateur du livre Comme un été qui ne reviendra jamais se présente sous la forme d'un personnage fictif (Hammad). Le lecteur avisé est amené à repérer l’identité nominale de l'auteur. Il signait auparavant ses articles politiques, publiés dans l'hebdomadaire « Le communiqué », par le pseudonyme Hammad. Il s'agit d'une simple relation d’homonomie entre le nom auctoriel (le nom de l'auteur) et le nom actoriel (le nom du personnage fictif). En plus de cette relation mise en place par le protocole nominal, l'invention du personnage brouille toute frontière entre le factuel et le fictionnel et incite le lecteur à douter de la sincérité et la véracité des événements racontés. Il reste perplexe en se forçant à dégager ce qui est récit vrai et ce qui est mensonger. Parfois il prétend que l'auteur raconte ses expériences antécédentes mais parfois il soupçonne l'auteur et considére son récit comme pure fiction. Le lecteur vit dans un tourbillon de contradictions de type « c'est lui et ce n'est pas lui ».

J'ai participé à de nombreux colloques autour du thème du récit arabe et j'ai consacré mes communications sur l'autofiction pour deux raisons: d'une part pour faire connaître aux lecteurs arabes les acquis et les apports occidentaux portant sur ce domaine et d'autre part pour inciter les critiques arabes à rapprocher les textes qui répondent aux normes autofictionnelles d'une manière nouvelle et les distinguer de l'autobiographie, du roman personnel ou de l'autobiographie romancée. Et malgré les efforts fournis par une « clique » de critiques marocains, le terme n'est pas encore ancrée dans la culture arabe et suscite beaucoup de débats et de controverses sur sa pertinence, sa validité et sa valeur ajoutée. Après des décennies de l'écartement de l'autobiographie, elle n'a été reconnue que récemment (auparavant on dénonçait sa complaisance narcissique et sa naïveté esthétique). Mais l'autofiction n'en a pas encore profité.

Arnaud Genon : Les critiques de langue arabe s’accordent-ils sur ce qu’ils entendent par « autofiction » ou y a-t-il, comme en France, différentes définitions, plus ou moins larges et opérantes ?

M’hamed Dahi : Les critiques marocains, qui conservent une avance sur les critiques arabes dans ce domaine, s'appuyaient sur un socle théorique pour prouver la validité des définitions prêtées à l'autofiction. Il y a beaucoup de sens qui se sont accrochés au terme. On se réfère aux différentes définitions données par Vincent Colonna, Philippe Lejeune, Serge Doubrovsky, Jacques Lecarme, Marie Darrieussecq. Cela n'empêche pas les critiques marocains de proposer d'autres définitions inspirées de leur lectures variées (précisément les ouvrages récents sur la fiction par exemple : Le propre de la fiction de Dorrit Cohen et Pourquoi la fiction ? de Jean-Marie Schaeffer) et du fruit de leur effort et leur persévérance. Tant que le terme n'est pas bien précisé en occident, il reste flou dans le monde arabe. C'est évident, parce que les critiques arabes se sont attachés actuellement aux acquis réalisés dans le monde occidental.

Arnaud Genon : Qu’ont en commun les « autofictionneurs » de langue arabe (génération, thématiques…) ? Représentent-ils un courant, une école ou ne s’agit-il que de trajectoires individuelles, de parcours singuliers ?

M’hamed Dahi : Nous ne sommes qu’au début. On n’a pas encore accumulé beaucoup d'expériences dans le domaine de l'autofiction. On peut compter sur les doigts des mains les critiques qui s’y sont intéressés. Chacun entreprend un parcours individuel. Mohamed Berrada s’intéressait à la fiction en faisant allusion à plusieurs reprises à l'autofiction sans entrer dans les détails. Abdelkader Chaoui essaie de cerner le territoire autobiographique et signale qu'il a des livres qui pourraient s’inscrire, eu égard à leur structures esthétiques, dans un champ nouveau où interagissent le factuel et le fictionnel. Depuis qu'il est conscient du statut générique de ce nouveau-né, il a désigné ces livres récents sous l'appellation d’'autofiction. Mohamed Abelghani, jeune critique et poète, a consacré un grand chapitre dans sa thèse de doctorat pour définir le terme d'autofiction et retracer ses origines. Grâce à mes publications et mes communications, les lecteurs arabes commencent à saisir le terme de l'autofiction dans ses différentes acceptions, à connaître son historique et les pionniers qui l'ont forgé et utilisé. Parmi les fruits récoltés par ces efforts, je peux citer l'intérêt accordé par les doctorants à ce sujet. Quelques uns d'entre eux ont opté pour cerner ce terme d'une manière approfondie et exhaustive. Ils ont choisi un corpus qui répond aux normes autofictionelles pour l'étudier par l’intermédiaire de diverses méthodologies. J'espère que ces chantiers ouverts pourront donner une valeur ajoutée au terme et montrer sa spécificité esthétique et poétique.

Arnaud Genon : Y a-t-il actuellement (ou y a-t-il eu ces dernières années) un contexte politique (au sens large du terme) ou sociologique qui serait (aurait été) propice à l’émergence de l’autofiction dans la littérature de langue arabe ?

M’hamed Dahi : Il y a un contexte international marqué par l'effondrement des grandes valeurs modernistes, la recomposition d'un nouveau système de valeurs et l'émergence des phénomènes post-modernistes. Le monde tend superficiellement vers la globalisation et l'unification de modes de vie, mais, au fond, il renforce de nouveaux critères axiologiques : le narcissisme, l'individualisme, le scepticisme, l'hédonisme, la fragmentation identitaire…etc. Ce revirement a influé sur la fonction de la littérature au sein de la société et légitimé la pertinence d'une écriture qui transgresse les règles strictes et les contraintes rigoureuses. Pour cette raison, l'écriture autofictionnelle paraissait très pertinente pour marquer l'avènement d'une société nouvelle. Après l'effondrement du mur du Berlin et l'émiettement du bloc communiste, les écrivains arabes dont la majorité étaient progressistes, étaient contraints de chercher d'autres alternatives idéologiques et d'autres canons littéraires. Une partie s’est inspirée du patrimoine pour inventer des mondes fictionnels et exotiques. Une autre a opté pour représenter la « réalité vécue » comme un spectacle. Mais la partie qui nous intéresse a exécuté une rupture avec tout ce qui est homologue ou calque de la réalité (tel le roman réaliste ou l'autobiographie réelle) et a adopté une esthétique de l'anti-représentation, qui est marquée par les critères axiologiques déjà mentionnés. Cette écriture se caractérise par les traits suivants: destitution du sujet, l'incertitude identitaire, la désubjectivation, la transformation de la vie en fiction (la vérité est fiction selon Forest), le doute, l'hésitation (c'est lui ce n'est pas lui, il n’est ni lui-même ni tout à fait un autre), la prédominance des marqueurs de la fictionnalité (dédoublement de l'instance narrative, le Je dépourvu de tout sens référentiel, l'ambiguïté générique, l'anti-représentation du réel, procès de dépersonnalisation, l'exhibitionnisme psychologique). Le monde arabe est touché, eu égard aux changements qu’a connu le monde entier dans les dernières décennies, par cette vogue d'écriture postmoderne qui ne cesse d'écouler de l'encre et de susciter tant de controverses.

Arnaud Genon : Quelle est la place des femmes et des minorités dans l’autofiction de langue arabe ? En quoi et dans quelle mesure la problématique de l’autofiction est-elle liée à celle de l’identité, des identités ?

M’hamed Dahi : La femme arabe a longuement lutté pour récupérer ses droits et conserver ses acquis. Grâce à son émancipation progressive, elle s'impose dans les divers domaines. Le taux des écrivaines ne cesse de s'élever et de proliférer ces dernières décennies. Vu la fragmentation et l’émiettement du corps social (le temps des tribus selon Michel Maffesoli (effondrement des idéologies sacrificielles et transmutation des valeurs)), on remarque l'émergence de minorités et de groupuscules dont les membres se sont rassemblés pour coordonner les intérêts et entreprendre des projets communs. Parmi ces minorités figure celle des femmes. Malgré ces acquis, elles éprouvent encore leur souffrance, leur marginalisation et leur écartèlement de la sphère des décisions. La femme s'est réfugiée dans l'écriture personnelle pour manifester son mécontentement et exprimer ses aspirations. Dans sa trilogie (Le commencement de la plaie, Une femme et le restant d'homme, Comme si c'était elle),Hafida Alhor crée un personnage fictif pour transmettre ses souffrances et ses douleurs suite à ses déboires et ses déceptions avec le mari virtuel et les vicissitudes de la loi. Nina Bouraoui, dans son livre Vie heureuse exprime, au nom de la narratrice, ses fantasmes et ses rêveries pour transgresser les tabous. Zehra Rmij, à titre d'exemple, s'est emportée dans son livre Les fissures des murs à l'exhibitionnisme psychologique et la spontanéité pour dévoiler les secrets inédits au spectre de son mari décédé (qui a été un détenu politique) et dénoncer les indemnisations octroyées par l'état aux victimes ou à leurs proches pour réparer les dommages et tourner la page. Il n y’a aucun signe qui prouve que le récit autodiégétique est d'ordre autobiographique. Elle a opté pour la stratégie de l'autofiction pour brouiller toute frontière entre le vécu et l'irréel. Elle a présenté un témoignage d'une manière poétique qui alimente des rêveries et des fantasmes. Quiconque (et surtout qui a subi le même sort) pourrait prétendre qu’il est le détenteur et le héros virtuel. Outre les caractéristiques de l'autofiction (le doute, l'hésitation, dédoublement de l'instance narrative, la fictionnalisation des expériences vécues…), le " je" de la narratrice est brisé, blessé et fragmenté. Il réfère implicitement à la situation de la femme qui lutte encore pour panser les blessures symboliques et réelles et acquérir le statut convenable.

Ce qui est en vogue maintenant au Maroc c'est la parution des documents vécus (récits de vie) en quantité importante. Les ex-détenus politiques et militaires, après les procédures prises par l’instance Equité et Réconciliation pour tourner définitivement la page avec les années de plomb qui ont laissé bien des séquelles dans la société marocaine, ont eu le courage de relater les calvaires qu'ils ont subi dans les prisons et surtout à la prison secrète de Tazmamart située au sud-est du Maroc dans l’Atlas. Puisqu’ils ne sont pas des écrivains professionnels, ils visent la vérité crue ou toute nue pour prouver que leurs récits de vie sont des copies conformes à la réalité vécue. Ils présentent des témoignages de dénonciation, portant sur les injustices et cruautés du régime politique, donnant bonne conscience. « Le héros va d'épreuve en épreuve dans un monde dont il dévoile l'injustice et dont il se venge par récit. On se sent accablé, vertueux et vengé » (Ph. Lejeune, Je est un autre, 1980, p.207). Seuls les écrivains, dignes de qualités littéraires, étaient conscients des effets pervers de l'écriture effervescente. Ils fournissaient des efforts considérables pour représenter le réel d'une manière poétique. Ils travaillaient sur l'écriture même pour sonder les vérités intérieures et découvrir le vaste territoire d'un second moi. Cela a poussé quelques uns d' entre eux à conquérir l'espace de l'autofiction.

Arnaud Genon : Pensez-vous que l’autofiction soit appelée à se développer ou est-elle simplement ancrée dans la période contemporaine ?

Dahi M'hamed: Je tiens, pour répondre à cette question pertinente, à avancer la remarque suivante : la création littéraire ne cesse jamais de se renouveler et de générer de nouvelles formes et d'espèces. Mais la critique, eu égard à ses conceptions et à ses priorités, ne découvre les nouveaux nés de la littérature qu'après l'écoulement de plusieurs années voire des siècles. A cet égard, les auteurs arabes se plaignent de ce que la critique arabe ne renouvelle pas son arsenal conceptuel pour approcher leurs écrits et déceler ce qu’ils contiennent de nouveau et de particulier. Grâce aux apports et contributions de Georges Gusdorf et Philippe Lejeune, l'écriture autobiographique a obtenu son statut convenable dans les champs littéraires. Elle n’était auparavant un genre que secondairement. Vu les efforts fournis par Ph. Lejeune, l'écriture intime s'est valorisé en tant que pratique individuelle, esthétique et sociale. D'après les réflexions faites par Régine Robin, Jacques Lecarme, Vincent Colonna…etc l'autofiction a été reconnue en tant que nouvelle stratégie pour redéfinir le statut du moi dans le récit autodiégétique et de fictionnaliser les expériences vécues. Au bout de quelques années, il s'est accumulé beaucoup d'acquis dans le domaine de l'autofiction. Dans les années à venir, grâce aux intérêts donnés au terme à travers le monde par les journalistes, les chercheurs et les doctorants, on découvrira des textes qui pourraient mettre en question les présupposées critiques et poétiques et enrichir le socle théorique. Je peux citer à cet égard l’ambiguïté générique du livre de Proust A la recherche du temps perdu. Les études critiques et poétiques sur ce livre font preuve d'un manque d'unanimité frappant et reflètent les changements du climat littéraire. Des critiques comme Gérard Genette, de Mann et Warning ont préparé le terrain en posant certains problèmes. Mais on attend l'émergence d'une relève novatrice pour donner d'autres visions sur La recherche et dissiper l'ambiguïté générique entre le factuel et le fictionnel. Les textes de cette nature, eu égard à leur valeur esthétique, posent des problèmes de classification et contribuent au renouvellement des tentatives critiques.

(Entretien par email, le 27-08-09. Publié par Arnaud Genon)