De la photographie en autofiction

Par Arnaud Genon

Roger-Yves Roche, Photofictions. Pérec, Modiano, Duras, Goldschmidt, Barthes

Presses Universitaires du Septentrion, coll. Objet, 2009.

ISBN 978-2-7574-0084-5

Dans la présente étude, Roger-Yves Roche se propose, à travers « cinq petites lectures » (les cinq chapitres qui constituent l’ouvrage), d’approcher « l’histoire d’un rapport entre littérature de l’intime et photographie », de tirer le portrait « d’une littérature du sujet qui serait devenue impressionnable ». Les auteurs et les œuvres réunis ici – W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, Chien de printemps de Patrick Modiano, L’Amant de Marguerite Duras, Un jardin en Allemagne de Georges-Arthur Goldschmidt et La Chambre claire de Roland Barthes – sont reliés entre eux « en raison d’un thème, d’un objet commun qui les traverse » : la photographie. Le critique, qui envisage son étude comme un « voyage au centre de l’entre-deux », invite le lecteur à la lire à « la manière d’un roman » dans la mesure où elle « requiert souvent du lecteur l’assomption d’un regard pensif », où il attend de lui qu’il s’immisce « dans les blancs lumineux que génère le passage d’un chapitre à un autre, qu’il investisse les ellipses de pensée qu’induisent les dialogues et silences entre les auteurs ». Enfin, s’il faut lire cet essai comme un roman, c’est parce que ce dernier oblige « à penser des noms propres comme des noms de personnages. Des personnages au relief singulier (…) des héros (hérauts ?) d’une énonciation qui se cherche(nt) ».

Georges Perec

La consultation des avant-textes de W ou le souvenir d’enfance (Le petit carnet noir) nous renseigne sur la place qu’occuperont les images dans la rédaction de ce texte hybride, faisant alterner les chapitres autobiographiques et ceux fictionnels : une place des plus importantes puisque Perec commence par examiner sept photos familiales desquelles il tire le fil de l’écriture. Ainsi, le livre « ressemble à s’y méprendre (…) à une petite mémoire illustrée. On y trouve en effet des photographies de famille, du père, de la mère, de l’enfant, (…) un herbier d’images ». Dans ces images des autres, le narrateur se met à la recherche des airs de famille, des ressemblances mais le miroir que pourrait constituer la photo se trouve finalement davantage être « un espace de séparation irrémédiable ». Ce qui se donne à voir (la mère par exemple) a disparu : il ne reste plus qu’une « présence coulée dans l’absence, soit invisible dans le visible même ». D’autre part, les photographies s’envisagent aussi comme les garde-fous d’une mémoire qui, sans elle, s’effondrerait car elles sont la « matérialisation du vrai, de l’indice ». Comme Perec, Boltanski cherche, dans son travail photographique, à rassembler les reliques permettant de lutter contre l’effacement de la mémoire, de sauvegarder les traces de ce qui a été. Partant du travail de l’artiste, Roger-Yves Roche révèle ce qui se joue chez Perec : un « patient exercice de déconstruction, de destruction partielle des images (…). Il lui faut affirmer une nouvelle identité à partir d’une identité qu’il a sous les yeux (la sienne) : il lui faut contrevoir ses photographies. Injecter de la fiction dans le trop plein de réel. »

Patrick Modiano

Les narrateurs des romans de Patrick Modiano sont souvent des « je » en quête d’identité(s), la leur ou celles de personnages qu’ils traquent. Les photographies occupent dans les recherches menées une place importante dans la mesure où elles constituent un point de départ ou jouent le rôle « d’embrayeur » des enquêtes entreprises. A travers l’analyse de Chien de Printemps, le critique nous emmène dans le « flux et reflux des interrogations (…) qu’un Je porte aux photographies d’une vie qu’il n’a pas vécue » mais aussi « au beau milieu des allers et retours qu’un écrivain pratique entre deux genres (autobiographie et roman) ».

Marguerite Duras

Concernant Marguerite Duras, c’est sur L’amant que se focalise l’analyse. En effet, ce roman passe pour « le livre des retouches finales : ultime autoportrait, dernier jet qui viendrait parfaire les croquis et ébauches initiaux et donnerait au lecteur ‘l’illusion véritable’ d’une œuvre conçue comme une suite d’arrêts sur images…en mouvements ». L’histoire de l’écriture de ce texte met en évidence la place qu’occupe la photographie. A l’origine, Duras proposa à un éditeur d’art un livre de photographies de famille. Il fallut l’agrémenter de quelques pages rédigées. Proposé ensuite à Jérôme Lindon, les photographies furent appelées à disparaître car selon le directeur des éditions de Minuit, elles n’apportaient rien. Ainsi, nous dit justement Roger-Yves Roche, « le romanesque de L’Amant se tient peut-être là, entre les photographies non publiées (et surtout non montrées) et le texte écrit, dans un lieu qui entérine un effacement et qui préfigure un re-présentation ». Et c’est dans cet « entre-deux » que le critique navigue ici encore.

Georges-Arthur Goldschmidt

C’est ensuite sur l’entreprise autofictionnelle de Goldschmidt que se penche le critique. Il interroge plus précisément Un jardin en Allemagne, récit dans lequel l’auteur, traducteur et essayiste raconte le jour « où l’enfant fut séparé de son père, de sa mère (qu’il ne reverra jamais) ; le jour où il quitta sa patrie pour un exil forcé. » Partant de ce texte, c’est ce qui sépare le souvenir de la photographie, ou encore la valeur mnémotechnique de la photographie qu’il va tenter de mettre à jour. C’est aussi dans cette partie que l’auteur insiste sur le lien entre l’autofiction (entendue ici dans un sens large) et la place qu’occupent les photographies chez les auteurs approchés : « Tous les livres que nous avons abordés seraient moins des autobiographies que des autofictions. Pourquoi ? Tout simplement parce que le pacte qui unit l’auteur et le narrateur est un pacte fantôme, et, de surcroit, un pacte signé sur le dos d’un fantôme. Leur écriture a pris naissance au verso de photographies, au dos d’un miroir qu’il a bien fallu, à un moment ou un autre, ne plus regarder pour écrire. »

Roland Barthes

C’est avec Roland Barthes que Roger-Yves Roche termine sa traversée de « l’entre-deux » en passant du Roland Barthes par Roland Barthes – où se pose le problème des photographies représentant le narrateur du texte – à La Chambre claire où il s’agit de « tisser un texte sans pour autant abîmer une trame rendue fragile par la disparition du référent »…

Cette riche étude constituera un apport des plus précieux, tout autant pour ceux qui s’intéressent à l’écriture de l’intime, aux procédés d’autofictionnement (au sens large) qu’à ceux qui questionnent la photographie et la place qu’elle peut venir occuper dans le processus de création littéraire.

Arnaud Genon