De l’art d’écrire à l’arc

Vincent Eggericx, L’Art du contresens
Editions Verdier, 2010, 14 euros
ISBN 978-2-86432-612-0

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On accuse souvent l’autofiction – tout au moins ceux pratiquant l'art du raccourci et du topos – de ne donner à lire que les turpitudes d’un individu se refermant, se repliant sur lui-même, exprimant les platitudes d’un « moi » inintéressant et vide. Les contre-exemples sont bien sûr nombreux et c’est toujours avec joie que l’on ajoute un nouveau venu à liste. Le dernier livre de Vincent Eggericx, disons-le tout de suite, est de ceux-là.

Le narrateur de L’Art du contresens, l’auteur lui-même, parti s’exiler au Japon pour se reposer « de la fournaise européenne », réussit ainsi à relater son expérience, à s’écrire, à se raconter tout en se décentrant, en faisant du sujet qu’il est un objet d’étude inconnu à lui-même. S’initiant à l’art du tir à l’arc japonais (kyudô), s’astreignant, à son corps défendant, à la discipline qu’une telle pratique impose, se maudissant de perdre un temps précieux, Vincent Eggericx vient à noter ceci, qui définit tant sa nouvelle activité que sa propre entreprise littéraire : « La cérémonie du tir était le film lent de la rencontre de l’universel et du particulier, du vieux mystère avec la fugace présence humaine ».

« L’art du contresens » ne réside donc pas uniquement dans « l’arbitraire total » qui règne dans la circulation à vélo « au pays des bonsaïs », il se déploie aussi, surtout, dans l’art de l’écrivain qui consiste à se regarder en se détournant de lui-même, à se regarder, lui, pour regarder le monde. Et au Japon – contrairement à ce qui se pense en Occident – le reflet n'est pas seulement considéré « comme pure vacuité », il est aussi « l’essentiel de ce qui peut être vu, sans que cette apparente contradiction n’émeuve l’homme qui l’observe». Le contresens, encore, comme art…

Vincent Eggericx comprend rapidement qu’il y a une essence commune à la pratique du tir à l’arc et à celle de l’écriture : tout est question d’inspiration. Il saisit aussi qu’il est lui-même la clef des problèmes qu’il rencontre dans sa manière d’écrire à l’arc, pourrait-on dire… Ce qu’il dit de l’arc s’applique en effet souvent – et réciproquement – à la plume. Alors, il explore son passé, se lance dans « un labyrinthe de souvenirs », évoque la relation à sa mère – fantasmatiquement incestueuse –, ses angoisses, sa quête, un temps, de corps, sa vie avec sa fiancée Yuki, à Kyôto ou encore une soirée avec le voisinage dans sa nouvelle demeure. En écriture comme en kyudô, il faut « faire couler son esprit dans toutes les directions ; le poser sur un point, puis sur un autre ; ne pas se raidir sur l’objectif… ».

L’Art du contresens, tour à tour contemplatif et drolatique, traduit dans un premier temps le choc culturel, la confrontation ou plus précisément la rencontre de l’Orient et de l’Occident. Le récit exprime aussi, à la manière des philosophies orientales, c’est-à-dire de manière simple mais profonde, l’essence même de ce que peut être l’écriture : « un fil qui vous lie à la vérité, que vous essayez de tendre chaque fois que vous ouvrez votre arc pour faire voler votre flèche jusqu’à cette feuille de papier qui en elle-même ne représente rien, à laquelle vous devez vous abandonner ».

Arnaud Genon

P.S Philippe Forest, en 2005, évoquait le Japon dans un recueil d'articles intitulé La Beauté du contresens, titre qui aura peut-être inspiré Vincent Eggericx dans le choix du sien. Voir Philippe Forest, La Beauté du contresens et autres essais sur la littérature japonaise, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2005.

Critique de Victor Pouchet publiée dans Le Magazine littéraire

http://www.magazine-litteraire.com/content/homepage/article?id=17350

Habités par un sentiment de désastre personnel et collectif, les précédents romans de Vincent Eggericx « poursuivaient une vengeance contre le monde qui l’avait fait naître ». L’Art du contresens, courte et dense autofiction qui paraît chez Verdier, marque assurément une rupture dans la vie et l’oeuvre de l’auteur

À l’occasion d’un voyage prolongé au Japon, celui-ci décide d’affronter ses ennemis intérieurs: « J’étais arrivé au Japon comme un homme mort et je devais retrouver une nouvelle manière de respirer aussi bien que d’écrire. » Depuis cet Orient lointain, le narrateur commence par observer ce qu’il a quitté mais qu’il emporte en partie avec lui en voyage : les traces de son enfance dans ce « village de poupées » de banlieue parisienne apeurée, cette méfiance collective diffuse, « toute cette haine ... empaquetée dans un papier bulle de bons sentiments ».

À la recherche de l’inspiration, il décide de s’initier à un art physique du souffle : le kyudô, littéralement la « voie de l’arc », art martial japonais auquel il se consacre peu à peu à plein temps, attiré irrésistiblement par cet exercice d’équilibre mental, de respiration mystérieuse. « Mon imagination était-elle à ce point épuisée que je dusse lui préférer le maniement d’un arc en bambou ? », se demande-t-il au début du livre. C’est pourtant de cette « danse étrange avec la réalité », qui impose d’éloigner ses monstres intimes, que naît cette réflexion personnelle, mêlant journal d’un étranger au Japon et marche à l’aveugle à travers ses souvenirs. L’Art du contresens n’est pas de ces autofictions en ligne droite, où l’enchaînement causal brûle tout le mystère des obsessions.

Ici, spectres et angoisses ne possèdent pas vraiment de nom ni d’origine. Il y a quelques coups de théâtre intimes qui résonnent dans le livre : enfant, il croit voir sa mère le séduire en se penchant sur lui, laissant la bretelle de son débardeur glisser devant ses yeux ; alors qu’il accompagne son père à la chasse, ce dernier tue le chien d’un voisin. Tous ces passages restent des blocs d’étrangeté, que l’on peut approcher mais pas totalement décrypter. Eggericx semble avoir autant de choses à dire que de choses à ne pas dire, mais à contourner, à apaiser : des fantômes essentiels, des histoires brouillées, une « encyclopédie de cauchemars ».

Cette histoire familiale, comme ces journées passées dans ce dojo, sorte « d’abbaye de Thélème orientale oscillant entre la discipline la plus austère et la comédie de boulevard », l’art d’Eggericx leur donne une beauté toute théâtrale, colorée de mythes, de littératures.

La figure centrale est celle d’Ulysse, errant dans une mer de signes difficilement déchiffrables, pris dans une « odyssée tour à tour grandiose et minable ». Le romancier saisit avec humour les étapes de cette quête, depuis l’aménagement d’une petite maison infestée d’insectes jusqu’à la cérémonie finale de shinsa qui juge le niveau de l’apprenti tireur à l’arc. Une phrase revient à plusieurs reprises, comme si le narrateur ne voulait pas oublier ce rapport fondamentalement aveugle au réel : « Nous marchons dans un labyrinthe de signes fabriqué par notre esprit pour envelopper une réalité qui nous échappe, parce que nous la convoitons ou qu’elle nous effraie. »

Partir à Kyoto, cette ville hors du temps où il faut honorer les esprits des morts, où les déplacements des gens semblent réglés par un ballet silencieux, est une manière de fuir l’hystérie de la causalité qui règne en Occident, là où tous les signes deviennent symptômes. Au Japon, le secret n’est pas aboli ; subsistent le cérémonial, les masques, les apparences, ces « signes qui ne laissent pas filtrer le sens », comme le dit Baudrillard. Ils offrent au narrateur la séduction du contresens, des signes qui se retournent, des erreurs d’interprétation, impasses qui obligent le regard, comme dans l’art du tir à l’arc, à chercher l’équilibre. Vincent Eggericx sait mieux qu’aucun autre regarder cette étrangeté, et avec humour jouer des contresens de sa vie, pour surtout ne pas les comprendre.

Par Victor Pouchet

http://www.magazine-litteraire.com/content/homepage/article?id=17350

et sur France Culture

http://www.franceculture.com/oeuvre-l-art-du-contresens-de-vincent-eggericx.html-0