Référence :

Robert Pujade, Hervé Guibert : une leçon de photographie, Lyon, université Claude Bernard Lyon 1, INSA de Lyon, 2008, 109 p. , 10,50 €

Par Arnaud Genon

Hervé Guibert, disparu en 1991, a laissé derrière lui une œuvre riche et protéiforme, hélas souvent médiatiquement réduite aux seuls textes qu’il avait consacrés au sida, maladie qui avait « nourri » ses dernières œuvres. Depuis une dizaine d’années, la publication d’inédits relatifs à son travail journalistique et critique (La Photo inéluctablement (1), Articles intrépides(2) ), à son œuvre littéraire (Le Mausolée des amants, journal, 1976-1991(3) ) ou cinématographique (La Pudeur ou l’Impudeur(4) ) ont permis de (re)découvrir les différentes facettes d’un talent singulier.

La critique, d’abord relativement silencieuse, s’intéresse désormais régulièrement à son œuvre littéraire(5) et, fait nouveau, à son travail photographique. Il est vrai que les romans de Guibert ont souvent occulté ses écrits de critique photographique au journal Le Monde et le photographe qu’il fut aussi, même si cela peut paraître étrange à toute personne ayant approché d’assez près l’ensemble de sa production artistique. En effet, l’œuvre de l’auteur invite à un aller-retour entre écriture et photographie dans la mesure où Guibert a défendu l’idée, ainsi que le souligne Robert Pujade, « que la photographie parle, ou plus exactement exprime quelque chose que l’écriture a vocation de parachever(6) » .

Frédérique Poinat, en publiant en 2008 L’œuvre siamoise : Hervé Guibert et l’expérience photographique (7), faisait déjà ce constat : une approche sérieuse de l’œuvre d’Hervé Guibert ne peut faire abstraction de sa « part » photographique. Cependant, elle notait justement, à l’instar de Robert Pujade, que le travail photographique de l’auteur restait encore « un terrain incertain » (Poinat, p.18). Considérant les photographies de Guibert comme « l’œuvre siamoise », « le versant muet » (Poinat, p.21) de l’œuvre littéraire, elle envisageait les différentes postures de Guibert face à « l’objet photographique » : photographe, écrivain, modèle et vidéaste.

En 2008, Robert Pujade s’intéressait lui aussi au Guibert photographe dans son analyse intitulée Hervé Guibert : une leçon de photographie. Adoptant une perspective similaire à celle de F. Poinat, il ne considère pas la photographie guibertienne comme autonome. Il propose une relecture de l’œuvre de Guibert en « analysant les correspondances et les antagonismes entre ces deux pratiques de soi, l’écriture et la photographie » (Pujade, quatrième de couverture), à partir de trois axes qui constituent les trois chapitres de son ouvrage : « écrire ou photographier », « le critique photographique », « Hervé Guibert, Photographe ? ».

La première partie de la présente étude se penche donc sur l’alternative – écrire ou photographier – qui alimente nombre de textes de l’écrivain-photographe. Robert Pujade démontre que chez Guibert (comme chez Claudel), l’envie de photographier devient un prétexte à l’écriture et ce désir vient même jusqu’à s’ériger en « principe d’écriture ». Cependant, si l’on trouve à l’origine de l’acte photographique un désir, la photographie a cela de contradictoire qu’elle contient la possible réalisation de ce désir d’image et son interruption même. En effet, ne pas photographier, c’est conserver le désir d’une intention auquel l’acte viendrait mettre un terme. Inversement, photographier, c’est mettre fin à un désir mais se rendre, par ailleurs, disponible pour une autre envie.

Le désir hante l’appréhension guibertienne de la photographie. Elle est, nous dit Robert Pujade, « un exercice d’assimilation », « un acte prédateur » (Pujade, p.13), elle porte le désir et même la sexualité de celui qui l’a prise. Mais là où la photographie peut n’être qu’une image privée traduisant le désir de l’opérateur, le texte littéraire renvoie, quant à lui, « le lecteur à sa propre représentation, qui apparaît plus propre à développer le fantasme et le rêve » (Pujade, p.16).

Robert Pujade souligne que les fantasmes occupent une large place dans le travail de Guibert comme en témoignent, notamment, les quatre textes intitulés « Fantasme de photographie » dans L’Image fantôme (Minuit, 1981). A la comparaison entre le troisième d’entre eux et une des photographies de Guibert, Louise, 1978-79, Pujade remarque avec justesse que « l’espace du Fantasme de photographie se déploie dans le texte et non pas dans la photographie » (Pujade, p.21). Ainsi, l’écriture se trouve être un lieu permettant de différer voire même de rendre impossible la photographie et de fournir, par là, « un espace textuel au désir » (Pujade, p.23). Car ces fantasmes d’images ont pour vocation à n’être que des photographies in absentia. Cette évocation d’images absentes amène Robert Pujade à aborder la thématique de la cécité qui constitue une hantise pour Guibert. Elle permet à l’écrivain de « donner une explication du fantasme qui ferait l’économie de la vision » (Pujade, p.26).

Robert Pujade envisage, dans un deuxième temps, le critique photographique que fut Guibert et la manière dont cette activité permit au jeune journaliste de découvrir le mode d’expression des photographes tout en se maintenant dans son projet d’écriture de soi. La méthode qu’emploie Guibert pour approcher les œuvres consiste à opposer sa « propre sensibilité à celle des photographes » (Pujade, p.37) et à créer un échange entre son texte et l’image. Lorsqu’il évoque la biographie des artistes, il cherche toujours, s’appuyant sur sa propre pratique photographique, à atteindre l’auteur en parlant de son travail car, selon lui, l’œuvre constituerait un reflet de la vie du photographe. Il considère ainsi le reportage photographique comme étant le plus conforme à ses « attentes littéraires » (Pujade, p.47). En effet, il « supporte la dimension humaine qu’il Guibert considère comme essentielle » (Pujade, p.50). Enfin, pour conclure cette partie, Robert Pujade aborde le rapport entre la photographie et la réalité qu’envisage Hervé Guibert dans plusieurs de ses articles. Sur ce point, on apprend que pour Guibert la transformation de la réalité n’est pas seulement une caractéristique de la photographie mais aussi et surtout sa « vocation essentielle » (Pujade, p.54). C’est pourquoi Guibert préfère les photographies en noir et blanc, ces dernières étant plus propices aux effets que celles en couleurs, bornées selon Guibert à « l’ordinaire de la vue » (Pujade, p.54).

La troisième et dernière partie interroge Hervé Guibert en tant que photographe. Partant du recueil Le Seul Visage (Minuit, 1984) et de la photographie éponyme, Robert Pujade commence par noter que Hervé Guibert a ouvert une voie « dans laquelle se rallient les productions photographiques développées en contexte littéraire, comme celles de Denis Roche ou Sophie Calle » (Pujade, p.65). Hervé Guibert s’est toujours positionné comme amateur, surtout par humilité par rapport aux grands noms qu’il côtoyait, mais aussi dans la mesure où il tenait au primat de son activité littéraire. Cependant, note Pujade, « nul doute qu’Hervé Guibert sait photographier et que s’il fallait maintenir le qualificatif d’amateur qu’il se donne à lui-même, il faudrait préciser que c’est un amateur des plus éclairés » (Pujade, p.69). L’analyse distingue, pour terminer, les trois centres d’intérêts du photographe que sont les « autoportraits et autres images s’y référant » (Pujade, p.77), « le portrait des amis » (Pujade, p.93) et ce que le critique nomme enfin les « situations photographiques » (Pujade, p.99). Par ces différentes entrées dans l’œuvre homogène de Guibert, Pujade réussit à révéler la volonté de l’écrivain-photographe de centrer son travail sur le « récit de soi ». Ces différentes postures ont permis à Guibert d’occuper une place « d’inventeur dans l’histoire contemporaine de la photographie, indépendamment de ses réticences à se définir lui-même comme photographe » (Pujade, p.103). C’est cela que le présent ouvrage, toujours juste et fin, dévoile de manière passionnante.

Notes :

1. Hervé Guibert, La Photo, inéluctablement, Paris, Gallimard, 1999.

2. Hervé Guibert, Articles intrépides, Paris, Gallimard, 2008.

3. Hervé Guibert, Le Mausolée des amants, journal, 1976-1991, Paris, Gallimard, 2001.

4. Hervé Guibert, La Pudeur ou l’Impudeur, BQHL, 2009.

5. Voir notamment, Ralph Sarkonak, Angelic Echoes, Hervé Guibert and company, Toronto, University of Toronto Press, 2000, Jean-Pierre Boulé, Hervé Guibert : L’entreprise de l’écriture du moi, Paris, L’Harmattan, 2001, Arnaud Genon, Hervé Guibert. Vers une esthétique postmoderne, Paris, L'Harmattan, Coll. Critiques Littéraires, 2007.

6. Robert Pujade, Hervé Guibert : une leçon de photographie, Université Claude Bernard Lyon 1, INSA de Lyon, 2008, p.7.

7. Frédérique Poinat, L'oeuvre siamoise : Hervé Guibert et l'expérience photographique, Paris, L'Harmattan, Champs visuels, 2008.