La Confusion des peines, de Laurence Tardieu, Stock, 154 p., 16 €.

Rien ne s'oppose à la nuit, de Delphine de Vigan,, Lattès, 438 p., 19 €.

Tout sur mon père, tout sur ma mère

Laurence Tardieu et Delphine de Vigan | LE MONDE DES LIVRES | 18.08.11

Il s'agit de votre sixième roman à toutes deux. Cependant il semble être -présent en creux dans votre oeuvre depuis vos débuts. Qu'est-ce qui vous a amenées à le rendre enfin visible ? Delphine de Vigan En effet, c'est une sorte de "livre fantôme" que j'abritais depuis longtemps, bien avant la mort de ma mère, même si son suicide, il y a deux ans, en est un des éléments déclencheurs. Le mystère qui entoure la personnalité de ma mère, et ce que j'ai vécu enfant avec ma soeur, fait partie de ma construction de femme et d'écrivain. J'ai cherché par tous les moyens à contourner ce livre, mais cette fois j'ai compris que si je ne m'y attelais pas, je ne pourrais plus écrire. Ma trajectoire d'écrivain passait par là. Il n'était pas possible d'y échapper.

Laurence Tardieu J'avais le sentiment que si je n'écrivais pas ce livre autour de mon père, je risquais d'être ensevelie par le silence, de devenir du silence. Si mes autres livres ont été des tentatives d'approche plus ou moins consciente, cette fois, j'ai eu le sentiment d'être au bord d'un gouffre. En même temps, paradoxalement, je me sentais mieux "armée" pour plonger et avoir une chance de m'en sortir. En ce sens, ce livre est le lieu d'une expérience, d'une traversée.

Quelles impressions de lecture retirez-vous de cette lecture croisée ? L.T. Il y a de multiples échos entre le livre de Delphine de Vigan et le mien. En premier lieu : la nécessité impérieuse d'écrire ce livre-là et pas un autre. Mais aussi la quête, l'idée de combat et le doute par rapport à une vérité que vous tentez de trouver tout en sachant que vous n'y parviendrez pas. Et puis, il y a également le salut dans l'écriture.

D. de V. J'ai été très sensible à ce vous dites sur la nécessité d'écrire, "d'approcher une vérité" et aussi au courage qu'il vous a fallu pour passer outre l'interdiction de votre père. J'ai eu la chance de ne pas être confrontée à cela, même si j'ai senti parmi mes proches combien le projet de ce livre les inquiétait...

Vos démarches sont sensiblement les mêmes, puisqu'il s'agit, pour l'une comme pour l'autre, d'approcher la vérité du père ou de la mère. Mais vous différez dans la manière puisque vous, Delphine de Vigan, vous avez enquêté au sein de votre famille, alors que vous, Laurence Tardieu, cet accès vous a été interdit.

L.T. Au départ, je voulais écrire sur la trajectoire exemplaire d'un homme et sur sa chute brutale. Or l'interdiction faite par mon père d'écrire sur l'affaire judiciaire à laquelle il a été mêlé a changé radicalement le sens de mon livre. Celui-ci d'ailleurs traite moins de cette histoire de corruption que de son silence, de notre affrontement et de mon arrachement à lui : ce ne sont pas tant les faits qui m'intéressaient, mais les creux, les vides. Lorsqu'il m'a dit "non", il y a eu un dilemme entre, d'un côté, la fille qui entendait la supplique de son père, la comprenait ; et, de l'autre, l'écrivain pour qui ce "non", de par la violence qu'il générait en moi, représentait une chance : celle de m'obliger à plonger enfin là où je n'avais osé plonger pour peut-être parvenir en "zone libre", libre et pour la femme et pour l'écrivain.

D. de V. Quelle a été sa réaction en découvrant votre livre ? L.T. En lui remettant mon livre, je lui ai dit : "Je ne pouvais pas écrire un plus grand livre d'amour que celui-ci." Il a accepté de le lire mais a refusé qu'il paraisse. Ce roman était un pari à pile ou face. Pile : la violence de son silence. Face : il me serre dans ses bras et me parle enfin. Aujourd'hui, je suis en train de gagner ce pari, car après la première réaction, extrêmement violente, des mots ont été prononcés qui ne l'avaient jamais été auparavant. C'est ça aussi, le pari de l'écriture. J'espère qu'il le sera pour d'autres, car pour moi un livre n'est pas un objet sage qui reste sur une étagère. Il peut vous modifier et modifier votre perception du réel, modifier des trajectoires. L'accomplissement ne s'est pas produit en mettant le point final, mais après, à l'issue de ce combat qui est en totale cohérence avec celui du livre. L'écriture est le lieu de l'affrontement, d'une affirmation de soi. Voilà pourquoi ce livre compte autant pour moi.

D. de V. J'ai ressenti cet affrontement, sauf que dans mon cas, il s'est joué entre moi et moi. J'ai été étonnée de la géné-rosité avec laquelle les frères et surs de ma mère ont accueilli ma démarche. Le seul interdit, je me le suis fixé à moi-même : je ne voulais pas utiliser leur douleur. Il y a des terrains où je ne suis pas allée, même si cela aurait pu servir mon propos. Comme le disait en substance Mathieu Lindon dans Ce qu'aimer veut dire (POL, 2011), -l'impudeur est une chose, l'indiscrétion en est une autre.

A cette quête intime pour approcher une vérité se mêlent vos difficultés, vos impasses, vos doutes quant à la finalité de cette quête. Quelle était la nécessité de donner à voir ce chemin d'écriture tortueux ?

L.T. Pour ne pas tricher, il fallait que je fasse entendre mes doutes, mes peurs et mon combat. Quand on part d'un matériau autobiographique, on se pose sans cesse la question - et Delphine de Vigan la pose aussi : est-ce que cela peut faire un livre ? Est-ce que les autres peuvent y entrer ? La condition, c'est justement ce combat mot à mot. Sinon, ils sont face à une matière figée et restent en dehors. Oui, il faut que le combat se fasse matière vivante pour que les autres puissent y entrer.

D. de V. Moi, je suis partie avec l'idée que je pouvais écrire ce livre à la troisième personne. Ce que je suis parvenue à faire dans la première partie. J'étais dans un fantasme de toute-puissance, mais celui-ci a vite été mis à l'épreuve lorsque j'ai abordé ce qui est certainement la blessure originelle de ma famille : la mort d'un enfant. Je me suis heurtée à différentes versions. Il me fallait en choisir une et m'en expliquer. J'ai beaucoup de mal à dire que je suis écrivain, alors me mettre en scène en tant que tel me paraissait d'une grande vanité, mais là, je n'avais pas le choix. Et puis en avançant, j'ai pris goût à cette seconde voix qui me permettait de faire part de mes doutes et de mes interrogations. Sur ce sujet, je rejoins Laurence Tardieu. Cela peut être le point d'accroche pour que le lecteur entre dans le livre et partage notre expérience.

Cette réflexion sur l'écriture va-t-elle avoir des incidences sur votre oeuvre ?

L.T. J'aime cette phrase de Kafka : "L'écriture, c'est une attaque contre les frontières." Chacun de mes livres est une manière de les repousser. Avec celui-ci, j'ai le sentiment d'avoir été plus loin encore, d'avoir franchi quelque chose. Je me sens plus libre qu'avant, et en même temps plus terrifiée, car le champ des possibles est vaste. L'immensité qui s'ouvre à moi me fait peur. En même temps, je préfère être face à ce champ de possibles qu'être prisonnière en moi.

D. de V. Comme Laurence Tardieu, j'ai le sentiment d'être à l'orée de quelque chose de nouveau, avec une interrogation quant à mon retour à la fiction. Lorsque j'ai -débuté ce livre, j'ai senti qu'il y aurait une possibilité que je ne revienne pas à la fiction. Comme Annie Ernaux, dont l'oeuvre me passionne.

L.T. Est-ce à dire que vous allez abandonner la fiction ? D. de V. En fait, c'est moins en termes de fiction ou de récit autobiographique que je vois la suite, mais plutôt en termes de trajectoire. Quelle est celle qui me permettra d'avancer sans me perdre en route ? La nécessité à laquelle j'ai obéi en écrivant ce livre me confronte aujourd'hui à un autre livre caché à l'intérieur de celui-ci. Mais pour l'heure, je ne suis pas sûre d'être armée pour l'entreprendre, car je n'ai pas encore trouvé la langue de ce livre caché. S'il me reste un projet important à faire, c'est bien écrire cet autre livre fantôme...

Propos recueillis par Christine Rousseau http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/08/18/tout-sur-mon-pere-tout-sur-ma-mere_1560764_3260.html