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«Le roman-roman est en coma dépassé» Philippe Forest. Propos recueillis par David Caviglioli.

L'universitaire et écrivain, qui vient de piloter à la NRF un dossier intitulé «Je & Moi», préfère le «roman vrai» au «vrai roman». Explications.

Universitaire et écrivain, Philippe Forest est l'auteur de nombreux "romans" à caractère autobiographique, comme "Le Siècle des nuages" ou "L'Enfant éternel". Il a par ailleurs publié différents essais consacrés au rapport entre roman et réel, et vient de diriger, pour la "Nrf", un dossier intitulé "Je & Moi" consacré à l'écriture de type autobiographique.

«On peut trouver toutes sortes de raisons à l'hégémonie actuelle du roman: s'il veut que son livre soit lu, qu'il lui rapporte la rétribution symbolique («passer pour un écrivain») et la réussite éditoriale (les prix, les ventes, la notoriété, etc.) qu'il espère, un auteur a tout intérêt à présenter son livre comme un roman et à faire inscrire cette mention sur la couverture. C'est vrai. Mais il s'agit d'une des conséquences et non de l'une des causes de ce phénomène. Les raisons du triomphe actuel du roman sont plus profondes et plus lointaines.

Au siècle dernier, Bakhtine les expliquait très bien en rendant compte de l'évolution du genre depuis ses origines les plus lointaines jusqu'à ses manifestations les plus récentes. Le roman, affirmait-il, est le seul genre encore en devenir, il ne possède pas de canons, il révèle la totale impuissance de la théorie littéraire à en proposer une définition. En un mot, la seule définition qu'on peut en donner est une définition négative qui consiste à relever l'impossibilité qu'il y a à le définir.

Cette formidable plasticité, cette extraordinaire vitalité expliquent que, en vertu de sa perpétuelle faculté de renouvellement, le roman ait évincé et avalé les autres genres littéraires. Les deux grands textes par lesquels s'invente le roman moderne avec Joyce et Proust témoignent de cette faculté qui lui est propre et par laquelle il absorbe, intègre, accomplit et dépasse tous les autres genres (poésie, essai, autobiographie, théâtre).

Il n'y a aucune raison de limiter le roman au domaine des petites histoires inventées dont se moquaient déjà si justement les surréalistes. C'est du «roman-roman» comme disait Cendrars. Et même si le genre a encore ses amateurs, cela fait longtemps qu'il est en coma dépassé. Sur le mode mineur (les réussites très relatives de l'actualité récente) ou majeur (certaines des grandes œuvres aujourd'hui en cours), les romans les plus intéressants témoignent d'une même méfiance à l'égard des vieilles formules avec lesquelles, sous couvert d'imagination, l'auteur refourgue au lecteur de façon très peu imaginative les mêmes intrigues stéréotypées avec des personnages de papier-mâché dans des décors en trompe l’œil.

On en a assez de cela et on veut du vrai! Rien de plus légitime et de plus salutaire. Du coup, le roman se tourne vers le vrai qu'il va chercher du côté de l'expérience personnelle ou de l'expérience collective. C'est ce qu'on peut appeler le roman vrai - par opposition à ce qu'on présente comme du vrai roman.

Cela reste du roman - car à partir du moment où on raconte, on transforme fatalement la réalité en fiction en lui donnant la forme d'un récit. Mais c'est un roman qui vise le vrai dans la mesure où il se veut gagé sur l'expérience. Toute la difficulté consiste à trouver un protocole opératoire par lequel on passe de la petite histoire à la grande, de sa vie à celle des autres. Et inversement selon un mouvement de vases communicants sans lequel on reste à l'extérieur de la chose - selon le mot de Céline déclarant que la plupart des écrivains ne sont pas dans la chose mais se branlent à l'extérieur!

Comme dans ces livres, si nombreux, où, spéculant sur le sentimentalisme, des auteurs d'aujourd'hui vous racontent la guerre, les génocides, la maladie, la mort comme s'ils y avaient été mais sans en avoir aucune expérience et donc aucune idée. On est alors dans la pure reconstitution télévisuelle à plus ou moins grand spectacle. Et donc, en toute bonne conscience, dans la falsification éhontée de la vérité.

S'il faut donner une définition du roman, pour ma part je m'en tiendrai à celle que j'ai déjà donnée dans «Le Roman, le Réel et autres essais» et qui me semble correspondre aux livres que j'ai faits qui sont tous fondés sur l'expérience personnelle, comme dans «L'Enfant éternel», «Le Nouvel Amour», même quand ils entreprennent d'élargir cette expérience du côté de l'expérience collective et de la grande histoire dans «Sarinagara» et «Le Siècle des nuages»: le roman doit répondre à l'appel de l'impossible réel, c'est-à-dire rendre compte de cette part d'impossible (le désir, le deuil) qui définit l'expérience humaine et que, sous la forme d'un récit qui consent à la fiction sans renoncer au vrai, il est seul à pouvoir dire.»

Propos recueillis par David Caviglioli

par Isabelle Grell