Le Monde, 23.02.2013

http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/02/23/non-non-non-et-non_1837772_3232.html

A propos de Belle et bête de Marcela Iacub (Stock, 2013)

Non, non, non, et non. Non, ce que fait Marcela Iacub et que Philippe Lançon appelle "une littérature expérimentale, violente comme ce qu'elle traverse, inspirée par un esprit de risque et de performance, qui cherche à approcher au plus près la corne du taureau", n'est pas la même chose que ce que je fais. Non. Non, je ne fais pas une littérature expérimentale, et non, l'expérience n'a rien à voir avec la littérature. La vie, oui ! L'expérience, non. La vie vécue, la vie pensée, la vie subie, la vie non pas "traversée" mais vécue sans avoir été "calculée", la corne du taureau qui vient vers vous et pas le contraire.

Là oui, si la corne vient vers vous et que vous parvenez quand même à voir le réel et à le faire surgir il pourra y avoir de la littérature, oui, mais se précipiter vers une soi-disant corne de taureau, avec une idée en tête, mentalité de reporter, ou de bonne soeur c'est pareil, non.

Merci à Jean-Michel Apathie d'avoir dit au "Grand Journal" à Eric Aeschimann qui se permettait de comparer mes livres à celui de Marcela Iacub, merci d'avoir répondu "mais Christine Angot ça n'a rien à voir, Christine Angot elle raconte comment son père l'a violée".

LA LITTÉRATURE MONTRE COMMENT LE RÉEL TIENT

Merci pour le "comment son père l'a violée". Quand vous êtes dans la vie, non dans "l'expérience", vous n'écrivez pas "pourquoi" quelqu'un viole, assassine, extermine, vit, est ce qu'il est et fait ce qu'il fait, mais "comment", vous ne vous placez ni au-dessus ni en dessous, ni par-delà le bien et le mal ni en deçà, mais dans l'univers du "comment" et c'est ça qui vous demande tous vos efforts, car existe-t-il des mots pour dire comment se passe ce qui se passe, et suis-je capable de les remplir de sens et de vie autant que le réel en est rempli ? La littérature montre comment le réel tient.

Or, sur le comment, Iacub, à part une histoire de mascara léché par un homme sur des cils, image publicitaire pour L'Oréal, avoue que les scènes de sexe de son livre sont de l'ordre du fantastique, et que c'était pour échapper au sordide.

Ah oui ? Vraiment, ce n'était pas par incapacité d'écrire ce qui est du vide ? Quitte à avoir une histoire avec DSK il ne fallait pas se réfugier dans le fantastique au moment crucial, sous prétexte que ç'aurait été sordide, "je préfère ne pas", pour mieux théoriser sur la part du cochon dans l'humain, ça c'est à la portée de la première agrégée venue.

Mais c'est tellement plus pratique. Et plus facile. La littérature ce n'est pas ça. C'est donner une forme même à ce qui est vide dans la tête, sans rien substituer à ce vide, en recréant l'état de vacance totale de l'esprit pendant que le corps est touché par un autre.

Le fantastique, il n'y a qu'à prendre les images qui vous viennent. L'expérience, elle ne donne naissance qu'à des raisonnements, à des théorèmes. Chercher les mots qui correspondent au réel et se débrouiller pour que ces mots soient visibles c'est une autre affaire.

L'HOMME ET L'ANIMAL SONT DES ÊTRES ÉGAUX

Est-ce que le mot mascara est visible dans son texte ? Est-ce que le mot lécher l'est, au moins ? Ou est-ce qu'on a à faire au discours d'un auteur qui de livre en chronique cherche à nous prouver que l'homme et l'animal sont des êtres égaux unis par le ronronnement, et le plaisir des caresses, qui serait objectif.

Oui, je suis choquée quand je lis, sous la plume de Jérôme Garcin reprenant la vision de Iacub, DSK "grand consommateur de laiderons". De qui parle-t-on ? De Nafissatou Diallo ? Dont tout le monde a dit partout qu'elle était moche sans ressentir la moindre gêne en faisant passer dans sa bouche une telle idée.

Moche pourquoi ? Parce qu'elle ne met pas de mascara L'Oréal ? Moche comme une femme normale ? Moche comme une femme non mannequin ? Moche comme moi. Moche comme la plupart des femmes que je connais et avec qui je suis amie. Moche comme la femme de ces journalistes, qui estiment qu'un homme riche a les moyens de se payer un objet plus beau que ça.

Comment ça "grand consommateur de laiderons" ? Nous sommes toutes des laiderons. Je ne supporte plus qu'on ne parle pas des laiderons eux-mêmes, mais qu'on se passionne pour ceux qui les "consomment".

Relisons Jacques Brel : "Les bourgeois c'est comme les cochons/Plus ça devient vieux plus ça devient bête/Les bourgeois c'est comme les cochons/Plus ça devient vieux plus ça devient..." Ça c'est le refrain, dans le couplet il explique qu'il est avec l'ami Jojo et l'ami Pierre, "Jojo se prenait pour Voltaire et Pierre pour Casanova".

Marcela Iacub dit qu'elle se voit comme Voltaire éclairant, de ses lumières, la société. Il ne faut pas se voir du tout quand on écrit. Ni en Voltaire ni en Casanova ni même en soi.

UN PORC NE FAIT PAS ÇA

Il faut travailler à se rendre voyant, mais pas voyant de soi. Il faut voir les mots, elle ne voit que les formules que son expérience lui a livrées. Explique qu'elle se voit en nonne qui sauve un homme, que la partie cochon est la meilleure de l'homme, la plus libre et universelle.

Non non et non. La partouze est un univers codifié, les vieux les moches les pauvres y ont leur place sur un temps et dans un espace définis, limités, ce qu'on demande aux participants n'est pas de s'exprimer librement mais de s'exprimer sexuellement.

La partition à jouer n'est pas celle de la liberté, elle est tout aussi précise que celle de la régulation des mouvements monétaires internationaux. Avant d'arriver chez elle, DSK annonce ses intentions par texto, un porc ne fait pas ça.

Ce n'est certainement pas quelqu'un qui s'oublie, perd patience, perd la raison, comme elle le dit au Nouvel Obs. Journal dont je salue au passage la défense d'un livre par amour soudain de la littérature et au mépris tout aussi soudain de l'atteinte à la vie privée, je les ai connus moins engagés au côté des écrivains.

Je note que tous ces papiers ont été écrits par des hommes, Aeschimann, Bourmeau, Garcin, Lefort, Lançon. Pourquoi ça leur plaît ? C'est simple.

Marcela Iacub défend l'idée qu'un cochon sublime ça existe, et que ça plaît aux femmes. Dans Une semaine de vacances on voit le contraire. Ça ne plaît pas à la jeune fille.

Par extension on peut douter que ça plaise aux femmes. En tout cas il y en a à qui ça ne plaît pas, ça c'est sûr, il faut vous faire une raison, Messieurs, il y en a qui se forcent, qui s'ennuient, qui attendent patiemment que ça finisse, que vous en finissiez et qu'on en finisse, tant pis pour vos fantasmes.

OUI, JE SUIS MORALISTE, OUI, JE FAIS UNE PSYCHANALYSE

Je prends la peine d'écrire aujourd'hui pour dire : on peut aimer la saleté, bien sûr, ça a pu m'arriver aussi, mais l'aimer ne la rend pas sublime. Oui, je suis moraliste, oui, je fais une psychanalyse.

Gérard Lefort dans Libération dit que Marcela Iacub a écrit son livre "loin des cabinets psy, fosses d'aisances où faut en chier". Je ne peux plus supporter cette vision de la psychanalyse.Alors que ça sauve des gens. Oui, ça sauve des gens.

Marcela Iacub jusqu'à présent n'a sauvé personne, malgré ses intentions de départ. Arrêtons de nous prendre pour des nonnes sauvant des hommes perdus, malheureux, faibles comme des petits garçons, arrêtons de nous prendre pour des mamans corrompues, c'est juste dégueulasse, ce n'est pas héroïque, ce n'est pas christique.

Oui, la littérature pense. Oui, la littérature pense quelque chose. La mienne, contrairement à ce que dit la presse, ne cherche pas à approcher au plus près la corne du taureau, c'est la corne du taureau qui cherche à la détruire, justement parce qu'elle ne cherche pas à l'approcher et qu'elle n'est pas fascinée par son tranchant, comme vous l'êtes tous, et toutes, tranchant de l'argent, tranchant du pouvoir, tranchant du savoir, tranchant de la domination, et donc, pour vous justifier à vos propres yeux, vous dites qu'une part de ça est sublime, mais non. Non non et non.

Ce que j'aime chez DSK, c'est justement ce qui dans son comportement a déçu Marcela Iacub. Le fait qu'il ne confonde pas les animaux et les femmes.

Quand elle lui parle de Lola, sa chienne, il ne sait pas qui c'est, alors qu'il la côtoie chez elle depuis des mois. "Lola ? Qui est-ce Lola ?", lui répond-il quand elle veut le quitter pour s'occuper de Lola.

PASSION ÉGALITAIRE

Elle le quitte pour s'occuper de sa chienne, un chien vaut autant qu'un humain, c'est un égal, pas plus qu'un humain il ne doit être mangé, CQFD. Elle en déduit qu'il n'est pas sensible aux autres, qu'il est bête et que sa bêtise l'a tué.

Non, non non et non. Son intelligence est probablement en train de le sauver, cette intelligence que la juriste prend pour de la bêtise, et qui fait qu'il arrive à voir la différence entre une femme et une chienne, différence que elle refuse de voir par passion égalitaire.

C'est aussi par passion égalitaire qu'elle est effrayée quand elle dit qu'Anne Sinclair considère qu'ils "appartiennent à la caste des maîtres du monde" elle et son mari, ça la choque, ça l'effraie. Pourquoi ?

Est-ce qu'elle pensait que c'était elle et Lola les maîtres du monde ? Non. Les maîtres du monde sont les gens riches et haut placés, c'est comme ça, il faut s'y faire. Il ne faut en concevoir ni jalousie ni fascination.

C'est elle qui considère que ses codes sont le code, que sa culture est la culture, que sa sensibilité est la sensibilité, que sa distinction est la distinction, et que sa supériorité est la supériorité.

Elle écrit "j'étais folle de toi" alors que "tu étais insensible" et que "tu n'avais aucune culture". De quelle culture parle-t-elle ? Pense-t-elle vraiment que DSK n'a aucune culture ? Pense-t-elle vraiment que ceux qui n'ont aucune culture sont insensibles et brutaux ? Pense-t-elle vraiment que Libération et Le Nouvel Obs c'est la seule culture ?

Et vous Gérard Lefort, pensez-vous vraiment que les "cabinets psy sont des fosses d'aisances où faut en chier" ? Vous me dégoûtez, et pourtant vous n'êtes pas vieux, vous n'êtes pas moches, vous n'êtes pas machistes, vous n'êtes pas vulgaires, vous n'êtes pas insensibles, vous n'êtes pas mesquins, vous n'êtes pas égoïstes, vous n'êtes pas brutaux et vous avez de la culture.

Née en 1959 à Châteauroux, Christine Angot est une romancière et dramaturge qui a publié Vu du ciel, son premier livre, chez Gallimard en 1990. Elle a notamment publié L'Inceste (1999), Quitter la ville (2000), Pourquoi le Brésil ? (2002), Les Désaxés (2004), Rendez-vous (2006), Le Marché des amants (2008), Les Petits (2011). Son dernier roman, Une semaine de vacances (Flammarion), est paru à la rentrée 2012.

Christine Angot, romancière et dramaturge