Iacub-DSK : une affaire sans appel ? par Mathieu Simonet, écrivain, avocat

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Faut-il interdire aux écrivains d’écrire leurs histoires de couple? Faut-il refuser aux partenaires de ces écrivains d’obtenir réparation lorsque leur histoire intime constitue un des ingrédients de ces livres?

En France, la Cour de Cassation reconnaît qu’elle ne dispose pas d’une solution satisfaisante pour répondre à ces questions. Pour elle, la liberté d’expression et le respect de la vie privée sont deux droits fondamentaux, qui ont chacun la même valeur. C’est pourquoi, il est impossible de les hiérarchiser.

Dans ce type de contentieux, il s’agit moins de trouver un coupable et une victime, que de protéger, au mieux, deux victimes potentielles (l’écrivain dont la liberté d’expression est remise en cause, le personnage dont le respect de la vie privée est remis en cause). Pour protéger au mieux ces deux victimes, la jurisprudence identifie, au cas par cas, la victime qui mérite le plus d’être protégée (parfois il s’agit de l’écrivain, parfois il s’agit du personnage). Une fois que la « meilleure victime » a été élue, l’autre (celle qui méritait d’être protégée, mais de manière moins évidente) est sacrifiée pour le bien de la première.

Parfois, les choses sont assez simples. Il arrive que l’une des deux victimes soit un « imposteur » (le personnage ne cherche pas à protéger sa vie privée ou l’écrivain ne cherche pas à protéger sa liberté d’expression : l’un ou l’autre, derrière une motivation de façade, cherche « autre chose » à travers un procès). C’est ainsi que l’année dernière l’ex-compagne de l’écrivain Nicolas Fargues a perdu son procès (il semble qu’elle avait lancé une procédure, plusieurs années après la parution du roman litigieux, pour des raisons plus complexes que pour protéger le respect de sa vie privée). Plus récemment, Marcela Iacub a également perdu son procès contre Dominique Strauss-Kahn (un mail adressé par l’écrivain à son ex-amant semble attester que son livre Belle et Bête avait pour origine une machination dont elle n’était qu’un des pions). Si le personnage ne cherche pas vraiment à protéger sa vie privée, si l’écrivain ne cherche pas vraiment à protéger sa liberté d’expression, ils sont considérés comme des imposteurs par la justice ; leur parole n’est alors pas entendue. L’autre victime (la vraie victime, celle qui défend réellement son droit au respect de la vie privée - ou celle qui défend réellement son droit à la création - est protégée contre l’autre.

Dans l’affaire Marcela Iacub, que se serait-il passé si ce mail énigmatique n’avait pas existé ? L’écrivain aurait-elle pu obtenir gain de cause ? Nul ne peut le savoir. Tout au plus, on peut noter que, dans le cas où les deux victimes sont « sincères », la jurisprudence a tendance à « couper la poire en deux » : lorsque la violation du respect de la vie privée est relativement faible, les tribunaux imposent au « personnage » de prendre sur soi (de sacrifier cette portion de vie intime au profit de la littérature) ; lorsque la violation du respect de la vie privée est relativement forte, les magistrats imposent à l’écrivain de prendre sur soi (de sacrifier quelques pages d’écriture au profit du respect de la vie privée). Toute la difficulté consiste à placer le curseur (à quel moment une violation du respect de la vie privée est considérée comme « faible » ou « forte » ?)

En général, les violations du respect de la vie privée qui concernent la sexualité sont qualifiées de « fortes ». En clair, si un écrivain s’inspire de la vie sexuelle de son ex, les juges protégeront a priori plus facilement le personnage que l’écrivain. Et cela pose un problème théorique : si cette règle était appliquée sur tous les livres, une part substantielle de la littérature contemporaine serait condamnée. Heureusement, peu de procès sont initiés au regard du nombre de livres qui pourraient être sanctionnés. La liberté des écrivains dépend donc de cette loterie humaine selon laquelle très peu d’auteurs « tirent le gros lot » (se faire attaquer par un proche).

Selon moi, le raisonnement suivi actuellement par les magistrats français pourrait être modifié : plutôt que de sacrifier l’une des deux victimes, il serait pertinent de s’inspirer par exemple de la jurisprudence italienne, qui préserve les intérêts de chaque partie en imposant à chacun des concessions.

Telle est d’ailleurs la solution qui semble avoir été retenue récemment dans la décision Marcela Iacub : d’un côté, le tribunal a donné raison à Dominique Strauss-Kahn (il a obtenu l’insertion d’un communiqué dans le livre mentionnant que sa vie privée avait été bafouée et 50 000 € de dommages-intérêts) ; d’un autre côté, l’écrivain paraît aussi avoir tiré son épingle du jeu (le livre n’est pas interdit ; le montant des dommages-intérêts semble compatible avec l’économie du livre, qui a bénéficié d’une promotion hors du commun). Ainsi, les avocats de Strauss-Kahn se félicitent de la décision ; de même, Marcela Iacub (par la voix de son conseil) se réjouit que le livre puisse enfin « vivre sa vie ». De manière pragmatique, il semble donc que cette décision ait réussi à concilier tout le monde, à protéger la liberté d’expression et le respect de la vie privée.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette décision ne s’inspire pas de la jurisprudence italienne ; elle n’est que l’application stricte des principes dégagés par la Cour de cassation française : concrètement, la magistrate, qui a rédigé l’ordonnance, a identifié l’intérêt le plus légitime entre celui de l’écrivain et celui du personnage (en l’espèce, c’est l’intérêt du personnage qui a été considéré comme le plus légitime, du fait notamment de l’existence de ce mail, qui remet en cause la sincérité de l’écrivain) ; une fois cette personne identifiée, la magistrate a accédé aux demandes formulées, « à titre principal », par les avocats de Dominique Strauss-Kahn : ordonner l’insertion d’un communiqué dans chaque exemplaire vendu.

Si la magistrate n’a pas ordonné l’interdiction du livre, ce n’est pas parce qu’elle a voulu protéger la liberté d’expression de Marcela Iacub ; c’est parce que cette demande n’a été formulée qu’à « titre subsidiaire ». En droit, c’est comme lorsqu’on fait une liste pour le Père-Noël : on mentionne son choix numéro 1 (les « demandes à titre principal ») ; et si ce choix n’est pas exhaussé, on a une deuxième chance (on peut faire des « demandes subsidiaires »). Bien sûr, si le choix numéro 1 est retenu, personne ne s’occupe de regarder le choix numéro 2. Ainsi, cette décision qui paraît concilier les deux droits en présence n’est en fait que le fruit d’une bizarrerie procédurale (avoir demandé en premier la solution la moins intéressante, et en second, la plus avantageuse…)

Sur le fond, aurait-il, été pertinent d’interdire la publication de ce livre ? Est-il choquant, sur un plan littéraire, que ce livre puisse être lu ? Selon moi, la réponse est non. Je pense en effet que Belle et Bête a des qualités littéraires évidentes ; il est par exemple traversé de fulgurances poétiques, notamment à travers ses scènes sexuelles : « J’ignorais que l’on pouvait aller si loin à l’intérieur d’une oreille, je ne savais pas que les oreilles n’avaient pas de fond, que l’on pouvait toujours continuer. Puis tu as enlevé ta langue et tu as mis ton énorme doigt dans le trou de mon oreille, tu l’as enfoncé de plus en plus loin. Je sentais que tu avais touché mon cerveau, que tu avais atteint ma mémoire et tu m’as dit : « Les voici, voici tes souvenirs, les souvenirs de tes plaisirs. Je les sors, je les vois, je les dévore, je les incorpore, je les sens en moi. Je déguste le plus beau de ta vie. Quelle vie ! Quelles extases ! Quelle chance que le temps pendant lequel on a joui ne soit pas irrévocable, que tout soit conservé quelque part, que tout puisse revenir, que tout puisse être dévoré à nouveau ! Et toi tu les sens aussi ? Tu les sens comme je les sens ? » J’ai dit « Oui » et tu t’es mis à trembler, puis tu es entré dans une extase et tu es tombé par terre. »

Je ne crois pas que l’enjeu de ce livre était de faire un « coup » pour gagner de l’argent. Le penser, c’est sous-estimer l’intelligence de Marcela Iacub : si elle l’avait souhaité, elle aurait pu écrire un livre grand public, y révéler sa liaison avec DSK, ne décrire aucune scène sexuelle, relater simplement des éléments de la vie privée de DSK considérés comme faibles par la jurisprudence, et là, elle aurait vraiment gagné de l’argent.

Je pense que Marcela Iacub a voulu fabriquer un objet littéraire et un objet politique (écrire sur les rapports de domination et de soumission, mais aussi sur cet événement planétaire qui rejoint l’intime et le collectif : comment un homme, sur le point d’accéder au poste suprême de la France, se retrouve banni, du fait de ses pulsions sexuelles ?). Je ne dis pas que la colère de Strauss-Kahn à la lecture de ce livre est illégitime (chacun imagine très bien la douleur intime que ce livre peut causer) ; je dis simplement qu’il n’était a priori pas inintéressant, sur le plan des idées, de raconter de l’intérieur ce mécanisme de domination/soumission, de l’intime et du collectif.

A ce niveau du raisonnement, on peut d’ailleurs s’interroger : que trouve-t-on finalement dans ce livre qui soit particulièrement attentatoire à la vie privée de DSK ? (et je mets de côté les passages concernant Anne Sinclair, qui sont peut-être plus problématiques). Concrètement, on y apprend surtout que Marcela Iacub et DSK ont eu une liaison et que DSK a un appétit certain pour les relations sexuelles (étant précisé que le détail des scènes sexuelles n’est absolument pas crédible : aucun lecteur ne peut par exemple croire que DSK ait réellement arraché avec ses dents l’oreille de Iacub). En soi, cette double information (une liaison / une importance de la vie sexuelle dans le quotidien de DSK) n’a aucune originalité avec tout ce qu’on lit sur DSK depuis des mois… Si un journaliste avait révélé ces évènements, si un caricaturiste avait dessiné DSK sous les traits d’un animal, je ne suis pas sûr qu’ils auraient été attaqués. Et s’ils avaient été attaqués, je ne suis pas sûr qu’ils auraient été condamnés. Ils auraient en effet pu bénéficier, à certaines conditions, de la souplesse octroyée par la liberté d’expression. En revanche, peut-on utiliser la littérature pour communiquer sur les mêmes faits ? Un écrivain a-t-il moins de droits qu’un journaliste ? qu’un caricaturiste ?

La question s’était déjà posée, il y a plus de dix ans, concernant un texte de Françoise Chandernagor publié dans Le Figaro. Elle avait alors perdu son procès. Il me semble que cette position de principe, selon laquelle les écrivains seraient moins légitimes à s’emparer du réel que les journalistes, est inquiétante et mériterait d’être débattue en dehors des prétoires.

Au final, ce livre et le procès qui l’entoure restent un mystère. Belle et Bête raconte notamment comment Marcela Iacub, qui se décrit en truie, souhaite se faire dévorer par DSK. Elle raconte également un souvenir d’enfance, qui est peut-être la clef de voûte de ce livre : sa grand-mère lui conseillait de partager les coups de toute personne qui se ferait attaquer. Si cela est vrai, on peut se demander si Marcela Iacub n’a pas espéré ce procès, si ce communiqué judiciaire (qui ouvre dorénavant son livre) ne fait pas partie du dispositif artistique, voire d’un jeu érotique (sous une forme subtile de soumission).

Et si (et là, c’est l’écrivain qui parle, le romancier qui invente), et si DSK et Iacub avaient tout anticipé ensemble (le livre, le procès, le mail mystérieux, la bizarrerie procédurale, qui consiste à avoir sollicité l’interdiction du livre à titre subsidiaire), et si l’objectif avait été de racheter une virginité médiatique à DSK sans détruire totalement le livre… toute cette histoire serait alors machiavélique, romanesque et terriblement réussie.

Par Mathieu Simonet

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