Camille Laurens, Encore et Jamais, Gallimard, janvier 2013

par Olivier Steiner http://www.huffingtonpost.fr/olivier-steiner/encore-et-jamais-camille-laurens_b_2811980.html

"Ecrire n'est pas de seconde main. Un roman ne mime pas le passé, ne reproduit pas la réalité. Il ne représente pas le monde, il le présente, il l'ouvre comme on ouvre une porte : qu'un lecteur entre dans le livre, et la rencontre a lieu : "je vais faire les présentations", dit l'auteur." Camille Laurens

Les présentations, Camille Laurens les fait dès la couverture. Ceci n'est pas un essai, encore moins des pensées mais des "variations" sur un même thème, la répétition dans l'art en particulier et dans la vie en général. Si répéter - élément masculin - c'est refaire, redire, stagner, rediffuser ; la variation - élément féminin - c'est alors revivre, fluctuer, changer, osciller dans l'écart, créer la différence au sein du même. Dans "Encore et Jamais", Camille Laurens décape la notion de répétition, la débarrassant de ses relents péjoratifs ou freudiens, construisant chemin faisant un kaléidoscope positif et poétique.

C'est vilain de répéter, disait-on à l'école, répéteur, va ! Rapporteur ! Arrête de faire le perroquet, tu m'énerves ! Elle n'a pas bonne réputation, la répétition, c'est ainsi depuis la cour de récréation. Mais si la répétition, au-delà de l'erreur ou de l'errance névrotiques, était avant tout le mouvement vital par excellence, pulsation du vivant, à l'intérieur de tout ce qui est ?

Regardez. D'abord Bébé gazouille et ne parle pas. Puis il fait mmmm. Le lendemain le mmmm se transforme en ma. Il répète, fait ma, répète encore, fait ma-ma. Voilà son premier mot, le langage s'ouvre désormais devant lui, la parole lui appartient, plus tard ce sera l'écriture, une nouvelle vie commence. Bébé est délivré, il va répéter toute sa vie : Ma-Ma. Pa-Pa.

Regardez encore. Au niveau du poignet, dans le corps, sous la poitrine. Le pouls, le rythme cardiaque, encore une répétition, organique cette fois-ci. Et quand ça va mal, quand il y a tachycardie ou bradycardie, ça veut dire que le coeur se répète mal.

Et le désir, la pulsion sexuelle, la libido ? N'est-ce pas l'envie, toujours première, de répéter l'orgasme, la jouissance absolue, mythique, celle que l'on n'atteindra jamais mais dont on répète la recherche, encore et toujours ?

Encore, encore, dit-elle. Oui, oui, encore, dit-il.

Et dans le cosmos, très haut dans le ciel, très loin à des années-lumière, n'est-ce pas encore la même chose ? Chaque révolution autour d'une orbite n'est-elle pas une forme de répétition sous forme de boucle astrale ? Même les dernières théories sur le Big Bang semblent indiquer l'existence d'un mouvement répétitif général. Si l'on en croit les mesures effectuées par le télescopes spaciaux, l'univers alternerait entre des phases d'expansion et des phases de contraction, le Big Bang n'étant plus dans ce cas de figure le point d'origine que l'on croyait mais un simple point central, une explosion entre deux phases, explosion phénoménale se répéterait, à l'infini. Le Yin va au Yang tandis que le Yang va au Yin, mouvement perpétuel de la sagesse taoïste, répétition, encore.

Je lisais récemment une critique à propos d'un écrivain dont j'ai oublié le nom : "Elle ne se répète pas et elle construit, elle, nouvelle dans chacun de ses livres." Drôle de vision ! Que serait un écrivain s'il ne se répétait pas, s'il ne bégayait pas dans sa langue ? Idem un comédien de théâtre, que serait-il sans répétitions ? Que seraient nos années si les saisons ne venaient plus à se répéter, et nos jours ? Un long et interminable hiver, une nuit sans fin, un jour illimité, un été éternel ? L'enfer, quoi ! Et les livres, et l'amour ? Que seraient les livres si on ne les relisait pas ? Que serait l'amour si on ne le refaisait pas ?

Repetitio est mater studiorum, La répétition est la mère des études, Saint Thomas d'Aquin.

Mais il est un élément qui semble ne pas se répéter, la vie d'un être humain. On s'endort et on se réveille chaque nuit et chaque jour mais on ne vit et on ne meurt qu'une fois. Peut-être alors que la vie ne se répète pas, qu'elle est la seule. Mais si la vie ne se répète pas, force est de constater que tout dans la vie se répète, pour le meilleur et pour le pire, encore et jamais.

De Lacan à Hélène Grimaud, de Deleuze à Leonard Cohen, de Gertrud Stein à Lucienne Boyer, de Beckett à Gainsbourg, de Derrida à Christophe, de Kafka à Hervé Vilard, le voyage de Camille Laurens dans le monde de la répétition est un opéra, une chanson populaire, une ritournelle. "Essayer. Essayer encore. Rater, rater mieux" disait Beckett.

"Encore et jamais" sont des variations littéraires, des pierres de Petit Poucet posées sur un chemin de lecture mais il est possible de faire une autre expérience, lire ce livre comme une matière romanesque sans histoire ni personnage. Car c'est peut-être dans un essai, loin de la première personne du singulier, loin de ce qui a fait d'elle une reine de l'autofiction française, que Camille Laurens aura choisi d'en dire le plus, au plus près d'elle et de ses mots...

http://www.franceculture.fr/oeuvre-encore-et-jamais-de-camille-laurens

http://www.gallimard.fr/Contributeurs/Camille-Laurens

publié par Isabelle Grell