Clément Bénech, un tendre Beckett

Une lecture de L’Eté slovène de Clément Bénech

Par Philippe Lumbroso

Je me suis donc décidé à lire ce nouveau roman dont tout le monde parle, malgré ma légère appréhension teintée de jalousie devant les jeunes auteurs surdoués tels Clément Bénech. Surdoué dans son rapport au langage et aux mots, son esprit alerte étant en perpétuelle déconstruction/reconstruction de la langue, à l’affût des jeux de mots, des sonorités, des associations. A tel point que rentrer dans son roman prend un peu de temps, chaque phrase se présentant comme une « vanne » légèrement cryptée, une énigme à comprendre ou élucider. D’où cette première impression d’avoir affaire à une sorte de « test kangourou », ces jeux-concours mathématiques en forme de qcm proposés aux lycéens, où chaque question, en générale sibylline, est un petit problème pouvant s’avérer un véritable casse-tête, et pas seulement pour le néophyte. Ici, dans ce début, la légèreté est de mise, la récompense du lecteur qui « percute », ce qui peut prendre deux bonnes secondes, est un franc éclat de rire car l’allusion est souvent très drôle. Bien que ce petit jeu nuise un peu à la fluidité de la lecture au début, (ou alors est-ce seulement moi qui suis une gourde ? - Par exemple, je n’ai rien compris à cette distinction entre pull et vêtement chaud), il donne d’emblée sa tonalité au roman : c’est de la littérature fine, comme il y a de la dentelle fine, chaque mot est important, traîne avec lui son subtil cortège de nuances, d’intentions, de sous-entendus, de non-dits. On pense alors tout de suite à Samuel Beckett, et particulièrement à son court « Premier amour », dont je citerai quelques extraits.

Dans les deux textes, une même forme d’esprit est à l’œuvre, celui qui a tendance à scier la branche sur laquelle il repose, j’ai nommé l’esprit de dérision, qui oscille constamment entre la franche drôlerie et le pathétique. Une différence d’importance néanmoins entre ces deux romans, c’est qu’alors Beckett parle quasiment tout seul, dans l’Eté slovène on entend beaucoup mieux la voix de l’interlocutrice du narrateur, Elena, qui représente son « autre », bien au-delà de la simple différence des sexes, une alternative quasi-philosophique à sa position, et nous interroge sur le type de lien qui relie les deux protagonistes. Y-a-t-il bien de l’amour, du désir, entre ces deux oiseaux-là, ou sont-ils fortuitement coincés dans cette improbable Slovénie, inquiétant étranger, où même la langue a un petit côté bouffon et kafkaïen, (pletna, potica, burek, Bled, …) et « sent quand même l’Autriche » ? Cette sus-citée dérision est bien le ton général du récit, même si à moment, C exprime un salutaire bien que passager agacement contre cette bataille (jeu de cartes) qu’il taxe de passe-temps. Certes il est en train de la perdre, la bataille, mais elle lui vaut quelques lignes merveilleuses : « C’est un passe-temps, et les passe-temps sont ridicules. Leur seule vocation est de nous prendre ce que nous avons de plus cher. Ils se sont moqués de moi. Il n’y a pas que la construction dans la vie, dit Francè l’hôte. Il y a aussi le rire, le divertissement, la futilité… ». On moque son sérieux, c’est le bouquet ! Reste quand même à prouver que ce voyage en Slovénie n’est pas qu’un passe-temps ou une perte de temps. Que la vie, même amoureuse, n’est pas elle-même une perte de temps. Clair a priori, beaucoup moins évident a posteriori. Souvenons-nous de la profonde vérité qui clôt Un Amour de Swann, -Swann le personnage de Proust, pas la chatte du roman, bien sûr. Revenu de son amour pour Odette de Crécy comme du Diable Vauvert, Swann donc s’exclame : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » Certes, mais au moins il l’a traversé, cet amour, et cette phrase est bien de celle qu’on dit quand, repu mais pris de quelque remords, on repousse son assiette après l’avoir consciencieusement vidée et saucée.

Quels sont donc les présupposés du couple formé par le narrateur (dont la seule dénomination dans la bouche de sa compagne sera « mon chat » et que nous désignerons naturellement par C) et Elena. On comprend qu’ils sont partis en voyage pour se prouver, voire éprouver, la solidité de leur amour. Elena demande à C pourquoi (diable) il est avec elle, « je te demande si on est ensemble parce que tu me considères comme un trophée ou parce que ça te rend heureux ? » (p30). Philippe Geluck a commis un dessin plutôt drôle de son Chat à lui : mis sur son 31, se souriant et se peignant devant son miroir, et lui confiant (au miroir) : « Je ne détesterais pas être la fille qui va tomber amoureuse de moi ». Es-tu donc un narcissique primaire, semble-t-elle lui demander, sans beaucoup d’aménité mais sans « inimitié » (p16) non plus. Une réponse légère aurait été de lui chanter De bonnes raisons, cette chanson d’Alex Beaupain qui ouvre le film de Christophe Honoré LesChansons d’amour, (« je ne manque pas de bonnes raisons pour t’aimer / je ne vois pas pour quelle raison te les donner »), mais il lui en aurait certainement fallu plus. Plus loin, alors qu’Elena veut faire l’amour et qu’il a des préventions, « Tu te souviens, mon chat, pourquoi on est venus en Slovénie, pourquoi on a décidé de faire ce voyage ensemble ? », levant sa gêne : « Oui. Oui, je me souvenais. Je consentis donc à faire l’amour, ce que je n’ai pas regretté » (p34). Première constatation, pour poser le cadre : ce voyage est un test grandeur nature où C doit prouver qu’il aime, désire, tient à Elena, test dont elle est seule juge. On pourrait naturellement se demander pourquoi elle, elle ne doit pas également lui montrer son attachement, à lui, mais bon, c’est comme ça que ça se fait (encore) : l’homme s’expose, la femme dispose. Mais à priori comment s’étonner que C ait tant de difficulté à exister en face d’elle et finisse par s’interroger sur sa capacité à éprouver un désir sincère ? En effet Elena égrène les reproches de fond à son damoiseau, tenant le catalogue de ses insuffisances et lui disant son fait comme on balance des uppercuts : « Tu es lourd » (p22), (ne voulait-elle pas dire même lourdingue ?), « Avec toi ce n’est jamais naturel » (p33), « Tout à l’air parodique avec toi » (p55), « Tu n’as aucun sens de l’évènement » (p55), « Tu n’as aucun sens des circonstances » (p92), passant son temps à le tester puis le disqualifier. La phrase assassine, qui en fait un exemplaire parmi d’autres, zappe littéralement ce qu’elle aurait dû ne pas renoncer à aimer en lui, son unicité : « je pense qu’un garçon tel que toi, ou toi, puisque tu es là, ne devrait pas être avec une fille comme moi », faisant réagir le narrateur piqué au vif avec cette réplique amère et brillante : « C’est vrai que je suis un assez bon exemple d’un garçon tel que moi » (p69). C est-il pour Elena une autofiction, quelqu’un qui parle en son nom propre mais qui n’est pas lui ? Ses appréciations au scalpel continuent d’être inexorables, et même quand il réalise des petites performances, -décider de nager dans le lac de Bled par 30 mètres de fond pour une fameuse île à voir absolument, coucher de nuit dans le parc de Tivoli-, engagements physiques mais surtout sympathiques transgressions, elle l’accable derechef : « il faut que tu apprennes à transgresser avec plaisir.» (p68). Est-il trop conventionnel pour elle ou pas assez ? Pour illustrer cette insatisfaction permanente très souvent à l’œuvre dans le rapport amoureux quand un partenaire ne reconnaît pas l’autre pour ce qu’il est, citons le dessinateur Voutch: « Michel m’a toujours traitée d’égal à égal. Ca ne pouvait pas marcher : c’était trop, ou pas assez. » Pour revenir à Eléna, son reproche est en l’occurrence très injuste, car au moment crucial, dans Tivoli, c’est bien elle qui, ne jugeant aucun lieu d’amour à sa convenance, procrastine et fait l’enfant gâtée : « C’est que quand tu désires ardemment quelque chose, tu voudrais que ça se passe tout seul, sans que l’on y oppose d’obstacles, tu voudrais si possible que personne ne mentionne même ce désir et qu’il se réalise de lui-même, en douceur. Pas toi ? » (p66). Il y a du vrai, lui non plus visiblement n’aime pas trop forcer, et semble même allergique à toute velléité de domination, ne voulant surtout pas passer pour un de ces « crétins grisés par leur petit ascendant.» (p13). Personne ne veut, et avec raison, assumer le désir du partenaire en plus du sien propre, ces choses-là se font à deux ou ne se font pas.

Finalement faut-il donner raison au narrateur ou à Eléna (vue par le narrateur), qui des deux est vraiment, ou le plus, responsable de l’échec de cette relation amoureuse, échec quasiment annoncé ? Bien sûr, si la responsabilité de cette Bérézina n’est certes pas uniquement celle du narrateur C, elle en revient bien toute entière à l’écrivain Clément Bénech. (Mais pour lui, finalement, c’est une réussite). Avant d’essayer de comprendre « ce qui cloche », illustrons avec ce cocasse « Premier amour » de Samuel Beckett la curieuse mais très naturelle envie d’être soulagé de l’effort et de la culpabilité inhérents au désir, qui charge l’autre de tout faire tout seul, lui refilant ainsi le bébé.

Dans ce récit plus décharné, plus près de l’os, le « je » de Beckett, sorte de monstre autistique sur-intelligent, commence par être dérangé par une pertubatrice, qu’il tolère néanmoins : « Faites-moi une place, dit-elle. Mon premier mouvement fut de m’en aller, mais la fatigue, et le fait que je ne savais pas où aller, m’empêchaient de le suivre. » (p19 Ed de Minuit). Peu à peu, malgré son dérangement, il se laisse faire, au début pour des raisons purement sexuelles : « Mais à 25 ans, il bande encore, l’homme moderne, physiquement aussi, de temps en temps, c’est le lot de chacun, moi-même je n’y coupais pas, si on pouvait appeler cela bander. Elle s’en aperçut naturellement, les femmes flairent un phallus en l’air à plus de dix kms et se demandent, comment a-t-il pu me voir celui-là ? On n’est plus soi-même dans ces conditions, et c’est pénible de ne plus être soi-même, encore plus pénible que de l’être, quoi qu’on en dise ».(p21) Puis il prend conscience de son merveilleux et si romantique amour pour « Anne » : « C’est dans cette étable, pleine de bouses sèches et creuses qui s’affaissaient avec un soupir quand j’y piquais le doigt, que pour la première fois de ma vie, je dirais volontiers la dernière si j’avais assez de morphine sous la main, j’eus à me défendre contre un sentiment qui s’arrogeait peu à peu, dans mon esprit glacé, le nom d’amour. » (p26) Tout se passe comme sur des roulettes, ou à merveille, il fait donc connaissance et par la même occasion, cherche un nid : « Elle me demanda si je voulais qu’elle chante quelque chose. Je répondis que non, que je voulais qu’elle me dise quelque chose. Je croyais qu’elle allait me dire qu’elle n’avait rien à me dire, ç’aurait été bien dans son caractère. Je fus donc agréablement surpris de l’entendre dire qu’elle avait une chambre, très agréablement surpris. Je m’en doutais d’ailleurs. Qui n’a pas sa chambre ? Ah, j’entends la clameur. » NDL cette question d’avoir un lie.... « J’ai deux chambres, dit-elle. Combien de chambres avez-vous au juste ? dis-je. Elle répondit qu’elle avait deux chambres et une cuisine. Cela augmentait à chaque fois. Elle finirait par se rappeler une salle de bains. C’est bien deux chambres que vous dites ? dis-je. Oui, dit-elle. A côté l’une de l’autre ? dis-je. Enfin un sujet de conversation digne de ce nom. La cuisine est au milieu, dit-elle. Je lui demandai pourquoi elle ne me l’avait pas dit plus tôt. » (p38). Bref, après d’âpres négociations, vient « la nuit de noces ». Le narrateur est dans son lit avec un faitout en guise de vase de nuit, et qu’il tient (à garder) près de lui. « Je l’entendis traverser la cuisine et refermer sur elle la porte de sa chambre. J’étais seul enfin, dans l’obscurité enfin. Je n’en dirai pas plus long. Je me croyais parti pour une bonne nuit, malgré l’étrangeté du lieu, mais non, ma nuit fut extrêmement agitée. Je me réveillai le lendemain matin rompu, mes vêtements en désordre, les couvertures aussi, et Anne à côté de moi, nue naturellement. Ce qu’elle avait dû se dépenser ! Je tenais toujours le faitout à la main. Je regardai dedans. Je ne m’en étais pas servi. Je regardai mon sexe. Si seulement il avait su parler. Je n’en dirai pas plus long. Ce fut ma nuit d’amour. » (p47). Et voilà, « done ! » comme on dit en irlandais, où comment vivre sa nuit d’amour « à l’insu de son plein gré » (Richard Virenque).

Après ce petit détour par ce fantasme très régressif, très oblomovien, de prise en charge auquel probablement beaucoup d’hommes et de femmes aspirent avant de (plus ou moins) renoncer, revenons sur l’opposition philosophique entre C et Eléna.

Du côté d’Elena, la Réalité, la Nature, le naturel, le sensitif, le (bon) sens, le corps, le silence, les larmes, le sexe, l’instinct, la chatte Swann. Le naturel, tiens, parlons-en. Et dans la continuité, évoquons cet autre doux rêve, encore un pur fantasme, très proche de la thématique du Prince Charmant, et peut-être une version édulcorée de celui de la prise en charge que nous venons de décrire, ce rêve donc d’un désir simple, qui coule de source, digne de Tarzan et Jane. Mais pour C, faire l’amour c’est « une petite cérémonie, je ne fais pas ça n’importe où… », et on peut aisément le comprendre : est-ce trop demander qu’un peu de confort, un brin d’intimité (ils passeront la première moitié du roman à courir après cette fichue Arlésienne d’intimité, cette chambre à eux !) ? Moquons nous gentiment de ce fantasme de « sauvagitude », qui en devient même pour le coup tout à fait contraire à la nature, en rappelant l’inénarrable réplique de Tarzan à Jane lui objectant qu’il ne s’y prend pas exactement comme il faudrait : « Tarzan faire son trou lui-même ! ». Le naturel est si différent d’un individu à l’autre, d’un peuple à l’autre. Certaines relations, sexuelles ou autres, sont par exemple si naturelles, qu’il a fallu à la civilisation des interdits massifs et rigoureux pour les prévenir. Et aujourd’hui il est de bon ton d’adorer Dame-Nature, de vouloir la préserver, mais au moindre de ses caprices, l’on est bien content d’avoir les hôpitaux et la civilisation. Bref, sujet bien trop vaste pour notre (modeste) ambition, brièvement discuté ici simplement pour mettre en évidence la non-évidence de cette notion de naturel. Mais cette lecture n’est-elle pas déjà contaminée par l’esprit du narrateur ?

De l’autre côté, C justement, jeune mâle intelligent donc angoissé, pour qui rien n’est si naturel, aux prises avec le langage, plein de bonne volonté, -il n’est pas nihiliste : « Tout n’est pas mieux que rien » (p77)-, persuadé qu’en entrelaçant ses mots avec ceux de sa partenaire, il va parvenir à construire son « tombolo » (p105) d’amour, inaltérable forcément, car conscient, volontaire, intelligent. L’amour est-il une décision, une affaire de pure volonté, songe-t-il déjà au mariage ? Pour Beckett, « l’amour ne se commande pas » (dernière phrase de Premier amour), contrairement à la fameuse bandaison de l’ami Georges : ici aucun souci corporel, cette partie du corps que Beckett souhaiterait entendre parler répond a priori présent. Le problème est bien dans la parole. Cette fracture est-elle inhérente à la différence des sexes ?

L’attitude et la parole de C évoquent un peu ce grand penseur Grec, Zénon d’Elée, célèbre pour ses paradoxes, notamment celui d’Achille et de la tortue. (Tiens, on apprend (p37) que C appelle quelquefois affectueusement Elena « ma tortue », remarque elle l’appelle bien « mon chat »). Le paradoxe est le suivant : sur un stade, on place une tortue à une bonne toise devant Achille, et au top départ, les deux se mettent en branle (dans le même sens). Question : Achille rattrapera-t-il cette satanée tortue ? Zénon affirme que rien n’est moins sûr : car avant de la rejoindre, Achille devra d’abord avaler une demi-toise, puis, cela fait, parcourir la moitié du chemin entre lui et l’animal, puis encore la moitié, et ainsi de suite. Le hic est qu’il y aura toujours une moitié à parcourir, fût-elle de plus en plus réduite, et qu’Achille mourra avant d’avoir effectivement rattrapé la tortue. (Les tortues battant en général l’homme à plate couture sur le plan de la longévité). Bref, le mouvement n’existe pas. Bien sûr, on pourrait arguer que Zénon ne coupe pas des moitiés de toises mais bien les cheveux en quatre, et que la simple expérience lui donne tort. Il invite néanmoins à réfléchir. Sa grande profondeur, -il a dans sa besace d’autres paradoxes du même tonneau (et pourtant il n’est pas Diogène), comme celui des grains de mil auquel fait référence Beckett à la fin de Fin de partie : comment se fait-il qu’un boisseau fait du bruit en tombant alors qu’un simple grain n’en fait aucun ?-, le pousse à essayer de diviser des substances à priori continues : l’espace, le temps, le bruit.

Le « continu » est un problème ardu pour tout le monde : en sciences physiques, savoir si la lumière est de nature ondulatoire (continue) ou corpusculaire (discrète) est une question ouverte ; en mathématiques, « l’Hypothèse du continu » (existe-t-il un infini entre le rationnel et le réel ?), demeurée longtemps une énigme, a rejoint la liste des énoncés indécidables…Mais ce qui est sûr, c’est que la littérature, tout en étant à priori infinie, est discrète et combinatoire, car il y a un nombre fini de lettres, la nouvelle de Jorge Luis Borges la Bibliothèque de Babel, -bibliothèque censée contenir tous, absolument tous les livres de 410 pages, chaque page ayant exactement 40 lignes, chaque ligne 80 caractères noirs, et le nombre de caractères différents étant de 25, (22 lettres plus l’espace, la virgule et le point)-, nous le rappelle en nous collant des sueurs froides toutes pascaliennes. Peut-elle (la littérature) rendre compte de ces « substances », de ces « tissus » que sont l’espace, le temps, le rêve, l’amour, la vie ? Proust semble bien avoir réussi cette gageure pour le temps, mais ce n’est pas certain. Bien sûr, c’est la beauté du langage, constitué de signes et de symboles, d’être dissécable, interprétable « à l’infini ». Peut-être même est-ce l’objet de la littérature, cette dernière n’étant alors qu’une perpétuelle auto-exégèse. (On parle bien d’autofiction, pourquoi me priverais-je de ce néologisme ?). En tout cas, C, pour revenir à lui, est constamment dans la coupure, l’inscription, l’écriture, à tel point que, n’en pouvant plus, -nos deux héros venaient d’avoir leur accident-, elle lui intime le silence, avant de fondre en larmes : « Tu ne veux pas te taire ? Juste te taire deux minutes ? » (p50)

Mais que reproche-t-elle vraiment à « son chat » C, d’autant plus fort qu’implicitement ? D’être un écrivain ? D’accord il n’est sans doute pas du genre « écrivain-fleuve », le futur auteur d’un Guerre et Paix, tant il est perclus de doute sur les mots et le réel, et alors, n’est-ce pas une qualité pour un véritable écrivain de les (sou)peser, ses mots ? Est-il accusé de préférer la langue là où elle espère du sexe ? Mais est-il si déraisonnable d’essayer de construire une relation par le langage, et donc dans la durée, et non uniquement sur le sexuel ? Et comment faire autrement dans un roman, à moins d’écrire 50 nuances de Gris, ce que je ne souhaite qu’à ceux qui veulent gagner beaucoup d’argent ? Enfin imaginons deux minutes un garçon pour qui chaque mot dans la vie réelle est une question, fait problème, voire débat : cela en ferait un garçon certes intéressant, mais aussi complètement invivable. Tout le monde n’est pas Modiano, qui de cette difficulté à aller au bout d’une phrase, de cette hantise de fixer un mot dans l’espace sonore, -cherchant toujours, derrière ou dessous le mot spontané, le mot plus juste, plus profond-, fait une attitude, une posture, une clownerie. Et qui sait si Modiano n’est pas invivable dans l’intimité ? Et néanmoins adorable ? Est-ce vraiment un tue-l’amour d’être comme cela ?

Cependant quelque chose de sérieux se casse en Eléna au moment de l’accident, quand elle voit la réaction de son « chat », qui pense : « Il me semblait que nous allions mourir, mais curieusement, depuis que la voiture s’était emballée, j’accueillais cette hypothèse avec une certaine sérénité, à moins que mon cœur ne fût bloqué par la détresse.» (p48). Ici pourtant on dirait bien, nonobstant son implacable lucidité, que le narrateur « n’assure pas » : non seulement il met leurs deux vies en danger, mais il n’a même pas bien conscience de la gravité de l’événement, qu’il est en train de tutoyer la camarde, et la petite veilleuse en chaque être, si importante, car elle peut déclencher le bon geste au bon moment, sauver une vie, -ou deux, en l’occurrence-, et prouve notre viscéral attachement à l’existence ici-bas, -n’est-ce pas d’ailleurs tout à fait cela qu’on appelle l’instinct de conservation ?-, cette veilleuse donc reste chez lui complètement inerte. A-t-il bloqué juste à ce moment-là, ou se savait-il déjà auparavant sujet à ce genre de crise de je-m’en-foutisme aigu ? Ici précisément, sur le côté protecteur, rassurant, cette mission de veiller a minima l’un sur l’autre, qui est à mon avis dans le cahier des charges de tout couple en formation, savoir que son partenaire, même s’il fait le clown dans la vie quotidienne, est capable de répondre présent dans les moments cruciaux, elle trouve une faille, une béance même. Son inquiétude est légitime : pour aimer, pour vivre, il faut au moins être-là, un minimum arrimé à son existence. « Tu sais bien que pour moi, tout ça n’existe pas, je ne crois pas que ça existe.» (p55). Philosophiquement un peu court. Que serait-il devenu lui, si quand se sentant couler dans les 30 mètres de profondeur du lac de Bled, et appelant Eléna à la rescousse, elle lui avait nonchalamment rétorqué : tu sais bien que pour moi tout ça n’existe pas ? C est bien là pris en défaut, dans sa perception de la réalité, et donc aussi dans son être. Le centre des émotions, qu’on appelle usuellement, -mais à tort car tout se passe dans la caboche-, le cœur, est-il gelé en C ? Toute sa dextérité langagière, raffinée certes, si elle fonctionne au début du roman, s’avère finalement vaine et masturbatoire. Sa faconde de prestidigitateur devient boniment de charlatan, voire d’imposteur. Que s’est-il donc passé, qu’est-ce donc qui s’est brisé : le charme n’opère plus. Est-ce structurel chez C ? A-t-il été démasqué ? L’agilité de son esprit, son humour, sont-ils finalement des cache-sexes, destinés à masquer cette détresse profonde due à son manque de prise sur le réel ? Quand il essaie une fois de plus de se justifier, elle le renvoie à lui-même, l’excluant définitivement de son monde, du monde : « Arrête de me parler de toi, tu vois bien que je m’en fous. », tout juste si elle ne rajoute pas « de toutes façons, tu es taré, je n’y peux rien.» L’exclusion et la culpabilisation vont aller encore plus loin, jusqu’au dégoût, dégoût de sa chair et de son âme d’homme, quand elle l’assimile au photographe pédophile. Au moment où il veut l’embrasser : « Tu ne vois pas que la chair me dégoûte en ce moment même ? Je n’ai pas envie de t’embrasser. Ce truc, c’est un truc d’homme, et tu es un homme jusqu’à preuve du contraire.» (p92) Haine très pure, comme on le dit de l’héroïne, le « un homme » le renvoyant à la grande foule anonyme « des mecs », elle ne le reconnait plus désormais ni comme son chat ni comme personne. Mais, pour la dernière fois, de quoi est-il réellement coupable ? A-t-il vraiment fauté ? Il apparaît que le temps de l’accident, même s’il est présenté de façon presque anodine, est central, et nous devons, pour y voir plus clair, faire un tour du côté de la psychopathologie (psychopathologie autofictionnelle évidemment, prenant pour sujet le narrateur, mais tenant pour probable que l’auteur a bien vécu cet événement).

En cas d’évènement traumatique, tel un accident de la route, le sujet soudain, dans un état de stress aigu, un sentiment d’effroi et d‘impuissance, fait face à la mort, la sienne et éventuellement celle d’autrui, et l’impossibilité pour le psychisme de symboliser le néant, de lui trouver signifiant ou représentation, de le « métaboliser », le plonge dans une absolue détresse. « Le trauma n’est pas seulement effraction, invasion et dissociation de la conscience, il est aussi déni de tout ce qui était valeur et sens et il est surtout perception du néant, mystérieux et redouté, ce néant dont nous avons l’entière certitude qu’il existe, inéluctablement, mais dont nous ne savons rien et que nous avons toute notre vie nié passionnément. » (Crocq)

Une plus ou moins grande perte du contact avec la réalité se produit alors chez le sujet, appelée dissociation péri-traumatique, altérant la perception naturelle du temps et de l’espace, se caractérisant par l’expérience transitoire d’une absence partielle ou complète d’affects : « le sang se fige », faisant du sujet à ce moment-là un automate sans conscience de soi, qui a l’impression que rien n’est vraiment arrivé ou que tout cela n’est pas réel. Il peut (ou pas) s’en suivre un « état de stress post-traumatique », suivant plusieurs facteurs, bien sûr la violence du trauma, mais aussi la vulnérabilité intrinsèque du sujet. Ce stress, plus ou moins élevé, peut se traduire, par exemple, par un sentiment d’avenir bouché (ne pas pouvoir se marier, avoir des enfants, suivre un cours normal de vie…), et aussi par une instabilité des relations aux autres, notamment amoureuses : la peur du rejet, celle constante d’être pris en défaut, la méfiance, des difficultés avec l’intimité, l’impossibilité d’exprimer des sentiments tendres, la culpabilité… Ainsi, l’accident est venu déchirer ce maillage fragile que le narrateur tentait de tisser avec sa partenaire. C, dans ce qui est vraisemblablement cette fameuse dissociation péri-traumatique, ne perd pas les mots comme Elena, mais n’est pas pour autant indemne : il continue de parler comme un automate, par horreur du vide. En l’occurrence ce n’est plus tout à fait une parole mais ressemble presque à la marche réflexe du poulet qu’on vient d’étêter. La question de la « responsabilité » de C dans l’échec de cette histoire se réduisant finalement à celle-ci : la grande jeunesse du narrateur, voire son immaturité n’ont-elles pas fait de lui un terreau idéal pour qu’un tel accident accentue dans son esprit ce léger trouble dissociatif, jusque-là resté une forme d’humour, de dérision, d’acrobatie sur la corde raide, un « petit grain » ?

Voilà pourquoi le narrateur nous évoque une version très adoucie, voire tendre de Samuel Beckett, ce dernier se débattant avec quelque chose de plus violent, radical : sa part autistique ou psychotique. Et si le narrateur de l’Eté slovène nous touche si profondément, c’est d’abord parce qu’il parvient à donner le change et à garder bon an mal an l’équilibre, malgré l’accident, malgré son extrême jeunesse et la très grande violence symbolique qu’il encaisse tout du long, et qui va crescendo. Mais surtout parce qu’on sent bien que sous cette banquise sommeille un océan d’artiste, tout de tendresse et de douceur. Que dit donc ce choral de Bach, Ich Ruf’ Zu Dir, Herr Jesu Christ, qui tire le narrateur de son sommeil, et de lui une petite raillerie machinale, et lui ouvre soudain l’oreille et le cœur, -c’est toujours un peu comme cela avec Bach, on croit être saisi par surprise, alors que c’est par l’émotion : « Je t’appelle Seigneur Jésus Christ, écoute ma plainte », jusque-là c’est classique, mais la deuxième strophe est une bien étrange coïncidence : « Je t’en demande encore davantage, Seigneur Dieu et tu peux me le donner afin que je ne devienne jamais objet de dérision ; donne-moi l’espérance, laquelle, au moment où je devrai partir, me permettra de ne me fonder que sur toi et non de construire sur toutes mes œuvres, dont je n’ai qu’à me repentir. » Voilà, s’il avait jeté un œil sur le programme du concert ou parlé l’allemand, il aurait été prévenu de la vanité de son ambition du tombolo : l’amour n’est pas affaire de (bonne) volonté, de construction, sans doute pas tout à fait une tombola, mais tout de même bien une grâce.

La fin du roman, mais tout le roman est lui-même une fin, est très triste, le chemin de croix jusque-là doux-amer, par moment presque plaisant, devient un véritable jeu de massacre. « Naturellement », faute d’avancer, la relation se désagrège. Les forts soupçons qu’Eléna a trouvé un autre homme sur internet, les soirées trop bruyantes où l’intimité est perdue et où elle laisse prise à la drague vulgaire de beaufs de passage, elle-même enfin qui, à l’évocation par C de leur désormais lointaine rencontre, porte l’estocade devant son public féminin : « Elena, les yeux fermés, hurlait en souriant comme un loup qui invective la Lune. En faisant le tour de la table du regard, je me rendis compte que chacune suivait ce petit manège en reprenant le refrain d’une chanson pour filles bien connue. Je tapotai le fond de mon verre avec ma paille pour me donner une contenance et me représentai, pour passer le temps, la mort par noyade. Visiblement, je n'étais plus de la partie." (p102) Bizarrement le style se fait alors beaucoup plus fluide, tous les éléments semés çà et là au cours du récit viennent s’enchaîner comme par miracle, on sent que C vit une véritable libération, remonte à l’air libre, hors de cet enfer de jugement et de culpabilité perpétuels, comme après un examen qu’on est sûr d’avoir échoué mais qui ne porte finalement guère à conséquence.

Bien sûr, dans un dernier baroud d’honneur il se battra pour la garder, enfin fera semblant, et ira vers la rupture avec une sorte de joie mauvaise. Il se permettra même d’être franchement mauvais joueur, ou encore plus cruel avec lui-même, et il en a bien le droit, tout est foutu, donc tout est permis, car rien dans cette histoire n’a vraiment été grave (p114): « Mon vieux, tu aurais beau être le plus drôle, le plus gentil, le plus intelligent, le plus doux et le plus viril, le plus à l’écoute, le plus athlétique de tous les hommes de cette planète, ce type qui drague ta copine n’en aurait pas moins la plus grande des vertus en amour : la nouveauté.» Constat qui sonne quand même un peu, tout élégamment écrit qu’il soit, comme le vulgaire « toutes des putes ! » Dernier réflexe de survie, comme s’il sentait derrière lui la voiture-balai, C, « bombant le torse », dramatise (enfin !), sans y croire une seule seconde, avec une déclaration d’amour téléphonée, qu’elle n’entendra pas : « Bon, tu abrèges ? Parce que je m’amusais bien, figure-toi. » (p106) Jusqu’à ce souvenir que C croyait partager avec elle, -cette chanson française entendue dans l’autoradio au début du roman, quand ils étaient « à peu près amoureux » (p31)-, et dont il s’aperçoit avec effarement qu’il n’est que le sien, et qu’elle l’a effacé avec lui. L’adieu se fait en douceur, et le dernier câlin, il ne le prend « pas contre elle mais contre la fin de notre leur histoire ». Si effectivement rien de grave ne s’est vraiment passé, qu’ils en sont tous les deux sortis (presque) indemnes, qu’ils ont eu tout compte fait « plus de peur que de mal », pour reprendre encore une chanson de Beaupain, rien non plus ne restera. Si ce n’est L’Eté slovène, beau premier roman d’un jeune écrivain prometteur. Roman désenchanté certes, - l’entrée en littérature, comme dans l’âge adulte, n’est-elle pas toujours un désenchantement ?-, mais drôle, tendre, et malgré le très jeune âge de son auteur, étonnamment lucide, sans aucune concession ni complaisance, donc cruel. Désenchantement pour le narrateur, enchantement pour le lecteur, pari gagnant pour l’auteur, Clément Bénech.

Quelques liens :

Sur la partie psychopathologie, j’ai utilisé l’excellent livre de Sabine Morgan, L’état de stress post-traumatique : diagnostic, prise en charge, et réflexions sur les facteurs prédictifs (Mon Petit Editeur).

Alex Beaupain : De bonnes raisons pour t’aimer : https://www.youtube.com/watch?v=O1mmVvJJgug

Plus de peur que de mal : https://www.youtube.com/watch?v=EIR9EXbk-oE&list=PLQ-Bpk3q8xCxPqQUtpZTh6tITd3IBmJEL

Choral de Bach Ich Ruf’ Zu Dir, Herr Jesu Christ, violoncelle (Maurice Gendron) et piano https://www.youtube.com/watch?v=ApN31QRqgIk

Busoni, piano (Horowitz) https://www.youtube.com/watch?v=cMlgyCb6vfg

Texte français du Choral : http://www.bachoque.ch/traductions/BWV-177-0

Mise en ligne Arnaud Genon