Guillaume Dustan, Oeuvres 1, P.O.L, 2013, préfacé et annoté par Thomas Clerc

Dans ma chambre – Je sors ce soir– Plus fort que moi

Mort à trente-neuf ans, Guillaume Dustan (1965-2005) laisse une œuvre dont l’aspect provocateur n’a pas facilité la transmission. La dispersion de ses écrits entre plusieurs éditeurs et l’évolution spectaculaire de son écriture et de sa pensée ont brouillé son image. À la suite d’Hervé Guibert, Guillaume Dustan est un des grands autobiographes de notre temps. Il fallait, pour saisir l’importance de ses livres, une édition complète. Ce premier volume des Œuvres, qui sera suivi de deux autres, regroupe la première trilogie parue aux éditions P.O.L entre 1996 et 1998, Dans ma chambre, Je sors ce soir et Plus fort que moi. Cette édition accompagnée d’une préface, d’une présentation et de notes pour chaque texte, est dirigée par Thomas Clerc.



Dans ma chambre :

Publié en 1996, à l'âge de trente et un ans, Dans ma chambre, le premier livre de Guillaume Dustan, est un livre dur : en ce sens, c'est un « premier livre », dans lequel Dustan expose les lignes d'une existence aussi brûlante que désespérée. Il y a un côté « descente aux Enfers » dans ce texte à thème quasiment unique – le sexe – et la représentation souvent insoutenable qu'il en donne explique la suspicion dans laquelle a été tenue d'emblée son auteur. Guillaume Dustan aurait aimé être un écrivain populaire ; sa radicalité l'en a empêché. S'il y a de toute évidence quelque chose de « pop » dans l'œuvre de Dustan, c'est un popisme qui ne fait pas l'économie du négatif. Andy Warhol a peint des fleurs, mais ce sont des chrysanthèmes. Dans ma chambre a l'outrance des débuts, ceux par lesquels se trouve réalisée la remarque de Baudelaire : « il faut entrer en littérature par un coup de tonnerre. » Lecteur, laisse ici toute espérance : le désespoir contre lequel s'adosse ce premier texte, rendu dans un style de pauvreté volontaire, augure d'une montée en puissance. D'emblée, un auteur s'inscrit dans la chambre noire du sexe, de la mort et de l'écriture.

Je sors ce soir :

Pour qui n'aurait jamais lu Guillaume Dustan, Je sors ce soir, le deuxième volume de la première trilogie, paru en 1997, constitue le meilleur accès à son œuvre : deux ans après le radicalisme sexuel de Dans ma chambre, qui pouvait effrayer un lecteur non averti, l'auteur explore un autre univers qui lui est consubstantiel, la boîte de nuit. Dustan est l'un des premiers écrivains à avoir introduit ce lieu de plaisirs moderne dans la littérature française, lui donnant ainsi une consistance presque mythologique. On peut s'étonner qu'une des activités favorites de la jeunesse, la danse, n'ait pas, avant lui, trouvé son Balzac, là où le cinéma avait dès 1978, produit un film-culte disponible pour cette génération, La Fièvre du samedi soir . C'est que la littérature, bien souvent faite par des écrivains qui, arrivés à la quarantaine, ont cessé de fréquenter ce type d'établissements (s'ils les ont jamais fréquentés), s'est plutôt spécialisée dans des lieux où la barrière d'âge est moins dirimante, maisons de passe ou de jeu, notamment dans la culture hétérosexuelle. On peut pourtant bâtir une histoire de la littérature autant par ses personnages que par ses espaces, et de ce point de vue Dustan est un novateur.

Plus fort que moi :

Plus fort que moi, troisième et dernier opus de la première trilogie, est un livre-limite : alors qu'il a déjà consacré son premier texte au sexe, Dustan va radicaliser sa geste en l'orientant dans un sens clairement sadomasochiste. "Plus fort que moi" est un livre dur, très dur même, pour qui goûterait peu les descriptions de sexe s-m gay. Il y a cependant quelque chose d'étrange dans cette reprise sexuelle, comme si Plus fort que moi faisait pendant au premier volume pour le parachever. Pénétrant dans une zone où la désubjectivation apparaît comme l'enjeu de la pratique s-m, Dustan refait Dans ma chambre en plus fort. Qu'est-ce qui, en définitive, est « plus fort que moi » ? Est-ce le Sexe, qui fait basculer le sujet vers la déprise de soi ? L'Homosexualité, qui s'impose à lui ? Est-ce le Sida, qui anéantit une forte partie de la communauté homosexuelle des années 1980-1990 ? La forme, en l'occurrence la composition, donne une clé de lecture possible. Plus fort que moi, dernier volet de la première trilogie, clôt un cycle. À la fin du livre, Dustan part pour Tahiti, sorte de paradis solaire, de monde d'avant la faute, qui ouvre sur un nouvel espace-temps. L'épilogue rejoint le présent de l'énonciation. On est passé de l'initial « ne rien dire pour être accepté » au final « tout dire pour être inaccepté, mais libre ». La terrible radicalité de Plus fort que moi ne comporte d'autre solution que son propre dépassement. C'est toute l'intelligence de son auteur de l'avoir compris. Après Plus fort que moi, un autre Dustan va naître, entièrement orienté vers la vie.

http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-1466-0 publié par Isabelle Grell

Le sulfureux Guillaume Dustan est mort en 2005. Alors que paraissent ses œuvres complètes, l'écrivain Virginie Despentes lui adresse cette lettre

« Cher Guillaume,

La première fois que je t'ai vu, c'était à une lecture de la performeuse Lydia Lunch au Glaz'Art. Daniel, un ami commun, nous a présentés. Il m'a dit que tu écrivais et qu'il aimait ce que tu faisais mais je t'ai trouvé trop propre sur toi, et vu le titre de ton livre, Dans ma chambre, chez POL, j'ai cru que tu faisais de la poésie. Je n'ai même pas ouvert ton roman quand tu me l'as envoyé. Puis Daniel est mort, je me suis souvenue de ce recueil et je l'ai lu. Eh bien, bonjour la poésie... Tu appelais ton autofiction de la pornofiction et on ne peut pas dire que tu exagérais. Mais je ne te prenais pas particulièrement au sérieux, comme auteur. Tu faisais partie des bouffons de ma génération, c'est tout.

Depuis quelques années, je relis tes livres. C'est une surprise. Alors comme ça, c'est toi, le meilleur d'entre nous ? Et de loin. Tu as encapsulé les 90's. Cette France de la fin du siècle dernier, le Paris de la nuit, l'état d'esprit, les objets, les habitudes – ça remonte d'entre tes pages. Tout y est. Mauvaise humeur, consumérisme qu'on croyait cool, techno, jouissances à la chaîne, Madonna, Minitel, ecstasy, obsession pour les fringues, politiques identitaires, alcools blancs et pharmacopée.

Tu écrivais des romans rapides, égocentrés, avec beaucoup de descentes. Tu n'étais pas un gars sympa, tu n'étais pas une bonne personne. Mais tu étais drôle, et tu aimais l'adrénaline. Parfois tu étais sentimental, jusqu'à l'imbécillité, ce qui t'allait bien. Te lire, c'est se retrouver collé à ta nuque, comme une caméra à la Dardenne, mais chez toi Rosetta est sérieusement détraquée. Tu étais à mi-chemin entre la pétasse adolescente décérébrée et le khâgneux militant intello. Et la grande différence entre tes livres et un texte bien gaulé mais qui manquerait de consistance, c'est la mort. Il y a ce martèlement, une ombre constante, le souffle court - tu vas crever, tu ne penses qu'à ça. Et c'est vrai. Tu vas crever, très vite.

Tu étais terrorisé. C'est seulement aujourd'hui en te relisant que je le comprends. On ignorait, alors, que beaucoup de séropositifs en France fêteraient leurs 60 ans. Vous étiez condamnés. Les gens comme moi vous côtoyaient, on pensait à autre chose, nous, on n'était pas des positifs, vous vous promeniez avec la mort comme un oiseau sur vos épaules. Et on vous demandait, évidemment, de ne pas trop faire chier avec ça. L'important c'était de danser, n'est-ce pas. Range ta terreur et vis avec, et tu faisais très bien le gars qui pense à autre chose.

Ensuite tu es devenu le barebacker. Ça n'était pas très malin, remarque, d'aller te vanter de baiser sans capote. Il est même possible que tu l'aies fait en désespoir de cause, pour qu'enfin on t'invite plus souvent à la télévision. Ton côté petite pétasse, une Paris Hilton avant l'heure. C'est que c'était moins facile pour toi que pour moi, les médias. Trop de sodomie dans ta prose, trop de merde et de litres de sperme avalés pour que tu sois un auteur subversif lambda. Avec cette histoire de bareback, tu as servi sur un plateau le bon motif pour t'ignorer. Il fallait t'interdire, t'enterrer. Tu étais l'auteur qu'on doit mépriser. Vu de loin, ça faisait mec sérieux, détesté jusque dans son camp. Autant d'hostilité valide l'oeuvre. Vécu de ton point de vue, je sais que c'était atroce. Encore aujourd'hui, cher Guillaume, ton nom provoque de petits remous offusqués. Céline, oui, Dustan, non. Tu as payé le prix fort pour ça, mais l'unique auteur maudit, le grand absent des listes officielles, le mauvais élément passé sous silence parce que trop dérangeant – c'est toi. Les autres, tous, nous n'aurons fait que faire tourner la machine. Toi il suffisait que tu l'approches pour la faire dérailler. L'époque aura digéré tout ce qui lui passait sous la dent, sauf Dustan. Quand tu es mort, le silence a été troublant. On ne saura jamais quel genre de vieux tu serais devenu. Tu auras toujours ta belle gueule de petite frappe insolente. Si tu voyais les têtes qu'on a chopées, nous les vivants, tu rigolerais je pense. Ce mois-ci, tes trois premiers romans sont réédités en un premier tome, chez POL. C'est un beau volume, épais, tu serais content, ça a de l'allure. Bon, pour le grand couronnement, Guillaume, je crains qu'il faille attendre un peu. L'époque n'est pas à la glorification de la baise pédé, du mauvais esprit et de la militance gay. Tu es mort depuis presque huit ans. Tu ne ressemblais pas à un écrivain français. Tu étais beau, dangereux, drogué, séducteur, ta voix était à tomber par terre de sexy. Une drôle de grimace remontait ta bouche d'un côté quand tu souriais et on ne savait pas trop si tu étais doux ou teigneux, fort ou désespéré. Tu étais excitant. Tes romans te ressemblent. C'est un plaisir de te retrouver. À très vite, V. "

Virginie Despentes, Le Monde, 31 mai 2013

Portrait de Dustan en moraliste

En 2005, quand Guillaume Dustan est mort (à 39 ans) des suites d'une intoxication médicamenteuse, je me trouvais de permanence au journal. On m'a demandé d'écrire très vite sa nécrologie. De William Baranès, alias Guillaume Dustan, je ne connaissais alors que l'image repoussoir répandue dans le grand public, et qu'il avait largement contribué à alimenter : celle du gay trash et de l'énarque sado-maso, magistrat le jour, partouzard la nuit, qui avait poussé la provocation jusqu'à prôner le bareback, autrement dit la revendication du « sexe sans capote » chez les homosexuels. Premier de la classe, premier de la casse aussi. Près de dix ans ont passé et voici que ses œuvres complètes paraissent chez POL. Du moins le premier tome, trilogie inaugurale (1996-1998) où le sexe est central et cru : orgie insoutenable avec Dans ma chambre, déchaînement des corps dans Je sors ce soir, apprentissage SM dans Plus fort que moi. Cette publication affiche un but clair : arracher Dustan à sa réputation de débauché pour talk-shows ; lui restituer, par-delà les polémiques, sa force littéraire et politique.

La démarche n'est pas sans risque. C'est Thomas Clerc, écrivain, universitaire et critique de grande classe, qui s'y essaye avec beaucoup d'autorité. Dans l'édition de ce volume, il a l'audace de brosser un portrait de Dustan en intellectuel d'avant-garde, et même en moraliste de son temps. Un intellectuel anti-intello, qui prend le sexe au sérieux et place le corps au centre de sa philosophie. Un moraliste au sens baudelairien du terme, confrontant ses contemporains à des questions qui traversent la société mais qu'elle ne veut pas voir. À travers cinq mots-clés, et après discussion avec Thomas Clerc, voici le portrait d'un autre Dustan.

Affirmation

« Alors je me dégoûterai tellement que ce sera enfin le moment de me tuer », note Dustan à la fin de Dans ma chambre. Quand on referme la trilogie, ce sont des formules comme celles-là qui hantent l'esprit. Des mots qui semblent structurer une passion nihiliste. Telle n'est pas la lecture de Thomas Clerc, qui voit essentiellement dans l'écriture clinique de Dustan un geste d'affirmation : « Cette affirmation est double, dit-il. Face à la négativité d'une société peu favorable aux minorités, face à la maladie aussi, il affirme son identité d'homosexuel sur un mode volontairement outrancier – ce qui lui vaudra l'hostilité des “queers", qui se méfient de toute notion d'identité. Pour Dustan, l'homosexualité n'est ni menaçante ni normale, c'est un vitalisme. Et la littérature, qui permet une telle affirmation, constitue une forme de salut. »