Laurent Herrou, La Part généreuse, journal de bord / Montréal 2012, préface de Claire Legendre, Jacques Flament éditions, coll. « Ambre », 2014. www.jacquesflament-editions.com, par Sylvie Loignon.

On peut d’abord entendre ce Journal de bord comme le journal que tiendrait un navigateur ou un marin. Le narrateur navigue, effectivement, entre deux continents, entre deux amours – entre des amours. Le récit est fondamentalement « ouvert ». Il dessine une errance qui prend la double forme d’une quête et d’une rencontre, la tuchè, celle qui se fonde sur l’impossible, sur le réel. Celle qui tisse le hasard et le désir. Celle qui fait affleurer le regard.

Une offrande

Ainsi, le narrateur est regardé. Il y a quelque chose de l’offrande dans ce Journal de bord. C’est le corps qui s’offre aux regards. Le désir qui s’exacerbe, qui s’épuise presque dans une quête de l’Autre, où se reflète le même – à l’image du dispositif de « facetime » qui ponctue le récit. Le narrateur cherche sa part généreuse, cette image qui ferait tenir ensemble ses contradictions – qui sont aussi sa vérité. Truth or dare. Le journal rend compte d’une présence et d’un lieu (« je suis à Montréal ») et non pas seulement d’une activité mais d’une essence : « je suis un écrivain ». Ou plutôt, ce journal en rend moins compte qu’il ne joue de ces deux énoncés – les interrogeant, les confrontant à l’autre. L’écrivain est celui qui cherche sa place, toujours absent de là où il est, de là où il écrit, de son énonciation même.

Image absente, Image de l’absence

Alors, l’image prend le relais, sans combler les vides, les exhibant plutôt. L’image traverse l’œuvre – l’image et l’absence, l’image absente. Claire Legendre écrit, dans sa belle préface : « à force de passer dans le champ, on reste sur les photos ». Voilà. Le récit fait passer l’autre dans le champ, donne à voir virtuellement. Parce que ce journal de bord fait penser à un don. Le titre évoque la gourmandise, la « part généreuse » comme un gâteau partagé. La gourmandise, non pas comme l’un des sept péchés capitaux, mais, de nouveau, comme une offrande.

Ecrire donne alors à regarder, à fixer l’image. Puisqu’écrire, c’est ici écrire l’absence, le manque. Le récit diariste alterne cadres et décadrage, alterne les photos absentes, mais écrites et fixées dans le texte par l’encadrement typographique et balades dans la ville de Montréal, au gré des amitiés et des rencontres. Les photographies, faites pour l’autre et retirées au regard du lecteur, dessinent la part généreuse d’une écriture qui ne l’est pas moins. Elles sont la trace d’un deuil, elles révèlent l’encre noire de la mélancolie.

Donner et reprendre

Car l’image demeure absente, la présence demeure virtuelle, l’écriture se lo.(ve) dans une réticence – un empêchement à dire, une délicatesse qui n’ose pas. Le partage se fait alors écriture à rebours d’une culpabilité qui innerve le récit. Celui-ci s’écrit dans une tension entre donner et reprendre. L’écriture donne et se reprend : « Par-delà les buildings, le Saint-Laurent, le port, à droite si tu tournais l’objectif de ton appareil photo tu verrais le pont Jacques Cartier. Tu regardes droit devant. Le ciel est bleu. » Donne des variations sur l’autoportrait. Ouvre des perspectives. Dévoile des horizons où « le ciel l’emporte toujours ».

Sylvie Loignon

Mise en ligne A.Genon