France Martineau, Bonsoir la muette, Ed. Sémaphore, Montréal, 2016.

Un premier roman, présenté comme une autofiction. Une histoire de négligence parentale, de violence familiale et d’inceste. Encore une. Terrible, terrifiante, paralysante. Ainsi, pourrait-on résumer Bonsoir la muette.

Mais ce serait réducteur. Car ce récit est aussi celui d’une femme cadenassée de l’intérieur qui tente de retrouver la mémoire. Qui fouille dans ses souvenirs enfouis, par à-coups, pour se délester du poids du secret.

France Martineau, mi-cinquantaine, linguiste reconnue, tend la main à la petite France emmurée dans le silence et la fait parler. Elle la fait exister, dans toute sa détresse, dans sa lutte incessante pour ne pas se laisser avaler par la folie.

Ce qui donne à Bonsoir la muette toute sa force, c’est que nous sommes à la fois dans la distance et au plus près de ce que vit la petite France. Distance des années : c’est une femme d’âge mûr qui tente de recoller les morceaux de sa jeunesse bafouée, qui se fait violence en déterrant les scènes qu’elle se gardait bien de se remémorer pour se protéger. Elle se croyait, se voulait blindée, mais son armure est fissurée.

Ce qui ajoute encore à la spécificité du récit, c’est le refus du sensationnalisme, de la victimisation à outrance, du règlement de comptes. C’est-à-dire : oui, les choses sont dites, nommées. Coups du père (appelé P.) dès la petite enfance, premiers attouchements sexuels, viols répétés à l’adolescence. Indifférence de la mère (appelée M.) devant la détresse silencieuse de sa fille, cette mère elle-même victime de la violence de son mari tout-puissant qui se comporte en bourreau domestique, mais aveuglée par son amour pour lui.

« L’amour de M. pour P. est resté inaltéré, figé dans un espace-temps où il n’y avait qu’eux deux, malgré l’éraflure des années et des infidélités de P. Nous n’avions pas de place dans cette relation exclusive où les enfants n’étaient pas conviés. »

Ce qui transpire, c’est la quête incessante de l’enfant pour être aimée de ses parents. Et l’amour que la grande ressent encore pour eux, malgré tout. Elle ne les condamne pas avec aigreur, mais tente plutôt de comprendre. Comprendre qui étaient ses parents. Sa mère surtout : « M. vivait murée dans une prison intérieure, et cette détresse que l’on peut saisir dans ses pupilles fixes est un terrible appel à l’aide d’une femme à l’âme d’enfant, garrottée dans une maisonnée en implosion. »

Des mots sur la lutte

Bonsoir la muette est davantage un récit sur les ravages de la négligence, de la violence, de l’inceste, qu’une reconstitution minutieuse des actes commis. Ravages que la petite France tente de combattre. En fait, c’est la lutte de cet enfant qui est au coeur du livre. Et celle de la femme qu’elle est devenue, pour mettre des mots dessus.

Pour exprimer cette lutte, l’auteure choisit d’être au plus près, non pas de la vie en continu de l’enfant et de l’adolescente, mais de ses sensations, de ce qu’elle vivait à l’intérieur, lors de telle ou telle scène. Nécessité pour la grande de revivre ces sensations pour pouvoir s’en libérer, en libérer la petite France.

Sensation d’étouffement constant. Depuis toute petite. Enfermement en soi-même, de peur de déclencher la colère, les coups, puis le désir. Enfermement en soi-même parce que rongée par la honte d’être celle-là qu’on maltraite, qu’on tripote, qu’on viole, que l’on considère comme attardée, qu’on qualifie de folle. Enfermement en soi-même par crainte que l’équilibre familial précaire ne se rompe, par sa propre faute. Et par crainte qu’au-dehors, tout cela se sache.

Enfermement en soi-même devant la toute-puissance du père autoritaire, admiré. « P. sait toujours ce qui est bon, ce qui est mauvais. Je sais que j’ai une culotte, que là où les mains de P. se glissent, il y a un espace pour P. N’existe que la honte de déplaire à P., n’existe que le désir de le voir heureux. Je suis contente s’il est content, effrayée s’il est en colère. »

Enfermement dans le silence, pendant un an. À prendre au pied de la lettre : muette, la petite, entre quatre et cinq ans. « Ne pas parler, ne pas bouger les lèvres, fuir le regard devenaient des diktats d’une voix intérieure à laquelle j’obéissais. Si j’arrêtais de parler, le monde se figerait, et M. et P. seraient sauvés.

Enfermement dans l’esprit, à travers la vie des saints ou en imitant des personnages fictifs de la télé. Puis, à l’adolescence, enferment dans le corps, anorexie. « Je suis laide, squelettique, folle, pas de fesses, pas de seins, bonne pour la benne à ordures où on me menace à l’occasion de me jeter. »

Un livre comme un aveu

Harcèlement à l’école, indifférence de la famille. Désir obsédant d’en finir, comportement suicidaire. Reste le théâtre avec un groupe de marginaux, le théâtre où elle se donne complètement, « comme on entre en religion ».

Même si ça ne résout pas tout, loin de là : « L’école et le théâtre, les notes parfaites et les pièces s’accumulaient, faisaient paravent contre ma folie. Il ne fallait pas que je reprenne du poids, cela aurait signifié, dans mon esprit, la fin de ma carrière de théâtre à peine entamée, la dégringolade de mes notes et la découverte par tous de mon secret, que j’étais impure. »

Le livre s’ouvre sur une scène affligeante, pathétique : à l’hôpital, la mère agonisante, son mari prostré, inconsolable, qui refuse l’inéluctable. Et les enfants devenus grands rivalisant pour « recueillir des miettes d’attention » de la part de cette mère qui n’a jamais été aimante. On comprendra qu’il aura fallu la mort de la mère pour que la petite France revienne hanter la grande, enfermée à double tour dans le travail, les recherches universitaires et la maternité.

La toute dernière scène, dont on sent que la narratrice retardait le moment du dévoilement, s’avère révélatrice, fondatrice. On comprendra qu’il aura fallu la mort du père pour que ce livre-aveu, déchirant, courageux, finement ciselé, prenne vie.

http://www.ledevoir.com/culture/livres/463377/l-armure-fissuree-la-parole-liberee

Mise en ligne par Isabelle Grell