Ecritures journalières : de Gide à Queneau, Barthes et Ernaux

A propos de : Sam Ferguson, Diaries Real and Fictional in Twentieth-Century French Writing, Oxford : Oxford University Press, 2018.

Par Khalid Lyamlahy

« Dès lors, le but de tout ceci n’est-il pas de se donner le droit d’écrire un ‘journal’ ? » Roland Barthes

9780198814535.jpg Dans quelle mesure peut-on lire le journal intime comme une œuvre qui éclaire la figure de l’auteur et ses rapports à d’autres formes d’écriture, aussi bien autobiographiques que romanesques ? Pour répondre à cette question, l’ouvrage de Sam Ferguson, fruit d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université d’Oxford en 2014, analyse la relation entre les formes réelles et fictionnelles de l’écriture journalière et leur importance dans le champ littéraire français du vingtième siècle. La forme « nébuleuse » du journal, comme la décrit Ferguson dans son introduction, interroge non seulement la position de l’écrivain mais aussi la nature et la dynamique de ses écrits. Pour explorer ces aspects, l’ouvrage s’appuie sur un corpus d’œuvres qui correspondent, suivant l’auteur, à des « cas exceptionnels » de l’écriture journalière dans le sens où elles renouvellent le genre du journal intime et permettent d’appréhender son évolution historique. La première partie de Diaries Real and Fictional est consacrée à Gide, alors que la seconde aborde les écrits journaliers de Queneau, Barthes et Ernaux.

Lectures et littérarité du journal

Particulièrement documentée et organisée de manière à la fois thématique et chronologique, l’introduction de l’ouvrage passe en revue les travaux critiques consacrés au journal intime en France. Dans un premier temps, Ferguson résume les approches historiques et formelles développées à compter des Journaux intimes de Michèle Leleu (1952) jusqu’aux Baromètres de l’âme (1990) de Pierre Pachet, en passant par Le Journal intime d’Alain Girard (1963) et l’ouvrage du même titre de Béatrice Didier (1976). Cette revue de la littérature met en lumière l’oscillation des critiques entre une lecture du journal comme forme d’écriture intime, authentique et spontanée, des approches sociologiques ou temporelles du genre, et une reconnaissance, dans les mots de Pierre Reboul, d’« une présence imaginaire de l’autre à l’intérieur du journal ». Une autre tendance, représentée par les travaux de Philippe Lejeune mais aussi de Michel Braud, Catherine Rannoux et Françoise Simonet-Tenant, s’intéresse à l’articulation entre le journal intime et d’autres formes d’écriture autobiographique, révélant par là même la « littérarité conditionnelle » du genre. Enfin, Ferguson aborde les études consacrées exclusivement aux journaux dits « fictionnels », dans le sens où ils intègrent divers critères et degrés de variations fictives du pacte de lecture. Ainsi, les travaux de Valérie Raoul, Hans Porter Habbot, Lorna Martens et Jean Rousset, tous parus dans les années 1980, sont marqués à la fois par la reconnaissance du journal comme outil romanesque et l’hésitation des critiques à approfondir l’analyse du lien entre journaux réels et fictionnels.

Opposé à l’approche totalisante de l’autobiographie et ouvert sur l’instabilité du moi et la variation des modes d’écriture personnelle, l’intérêt du journal intime réside, selon Ferguson, dans le « principe d’impureté » et les contradictions internes qui le caractérisent. Par conséquent, étudier de manière simultanée les formes réelles et fictionnelles de l’écriture journalière permet non seulement d’identifier les possibilités littéraires et les limites formelles du genre, mais aussi de reconnaître sa prise en compte d’une forme d’altérité et sa négociation des pactes autobiographique et fictionnel, tout en saisissant le processus d’« idéalisation » dont il fait l’objet et la manière dont il contribue à redéfinir les concepts d’auteur et d’œuvre et à construire la figure de l’« auteur supposé » (comme le fait Gide avec André Walter et Queneau avec Sally Mara). Pour étudier le rapport qu’entretient le journal avec les marges et les limites d’autres pratiques scripturales, Ferguson introduit la notion du « supplément », permettant, telle que développée par Derrida, de considérer l’écriture journalière à la fois comme « un surplus » et « un substitut » qui « révèle et compense les carences de l’œuvre ».

Expériences et modèles gidiens

Le choix de consacrer la première partie de l’ouvrage aux écrits de Gide est justifié par le rôle que joue ce dernier comme « innovateur, modèle, et promoteur des possibilités » de l’écriture journalière. Ferguson se donne pour objectif d’explorer le lien entre la pratique gidienne du journal et la construction de son œuvre. Le premier chapitre s’intéresse à l’importance des Cahiers d’André Walter en tant que journal publié en 1891 et anticipant les débats à venir autour du genre. Partant des interprétations concomitantes des lecteurs de Gide, dont Mallarmé, Huysmans et Maeterlinck, Ferguson propose une lecture des Cahiers d’abord comme journal réel puis comme œuvre de fiction. Si le paratexte de la première version entretient « l’illusion de la supercherie » via des affirmations d’authenticité rappelant la forme des journaux posthumes, la structure interne et la construction narrative soulignent la dimension expérimentale de l’œuvre. Certes, Les Cahiers peuvent se lire comme un journal réel accompagnant l’écriture d’un roman par Walter, mais ce dernier, en tant qu’auteur supposé, permet de redéfinir l’œuvre en tant que fiction. Selon Ferguson, Gide réussit dans Les Cahiers à faire converger le journal et le roman en intégrant dans le roman « l’aspect contingent et informe » du journal. Ceci étant, l’apparition d’une voix d’auteur dans Les Poésies d’André Walter (1892) marque la fin du rôle de Walter en tant qu’auteur supposé et sa transformation en un « auteur-personnage » ou « alter-ego ».

Si Les Cahiers révèlent la volonté de faire fusionner la vie et l’œuvre de l’auteur à travers le journal intime, Paludes (1895) – ayant bénéficié de plus d’attention critique – se présente comme « une œuvre explicitement fictionnelle » qui prolonge « le désir de la contingence du journal ». Partant là encore du paratexte et de la stratégie de composition et de manipulation qui s’y joue, Ferguson identifie « une indétermination générique » qui met en exergue la responsabilité du lecteur dans l’interprétation de l’œuvre. Dès lors, il démontre que cette indétermination se prolonge dans le récit principal qui peut se lire comme intégrant, excluant ou dévoyant l’écriture journalière vers d’autres formes d’écriture. En somme, Gide utilise le journal intime dans Paludes pour explorer le « potentiel littéraire » du genre et son impact sur les possibilités de l’écriture, constituant ainsi – après Les Cahiers – le « second pôle » de son écriture journalière.

Le troisième chapitre s’intéresse au Journal des Faux-monnayeurs, publié en 1926 et donnant à lire – dans la terminologie derridienne – un « supplément » au roman des Faux-monnayeurs, paru un an plus tôt. A la fois œuvre autonome et addition au roman, Le Journal des Faux-monnayeurs illustre le rôle du journal dans l’élaboration du projet romanesque et du rapport entre le vécu et l’œuvre. En s’appuyant sur une analyse approfondie du contexte, des paratextes et des recensions, Ferguson montre que la composition du journal éclaire celle du roman, enregistre l’expérience de l’écriture, et rend possible la description aphoristique du genre romanesque et le transfert de matière du journal au roman. La dimension littéraire du journal est renforcée par la manière dont il subvertit l’opposition entre réalité et fiction et contribue ainsi à l’élaboration d’une œuvre littéraire à la fois plus ouverte et plus instable.

Dans le dernier chapitre de la première partie, consacré à ce point « culminant » de l’écriture journalière gidienne qu’est le Journal 1889-1939, Ferguson met en lumière les possibilités qu’il offre pour le développement du genre en France. Partant de la présentation ambigüe du Journal dans les Œuvres Complètes de Gide et de la lecture des Pages immortelles de Montaigne (1939) comme épitexte de l’œuvre, Ferguson s’arrête sur des passages dits « programmatiques », identifiant chez Gide « une lutte à la fois pour ignorer ou oublier l’œuvre totale que sera le journal et éviter une posture auctoriale, tout en produisant progressivement une figure d’auteur ». Plaidant pour une lecture du Journal en tant qu’œuvre littéraire plutôt qu’une compilation des journaux intimes gidiens, Ferguson étudie son influence sur les Carnets de la drôle de guerre (Septembre 1939 – Mars 1940) de Sartre et l’article de Barthes intitulé « Notes sur André Gide et son Journal » (1942). Si le premier hérite de Gide l’idéal de l’authenticité dans la construction de la figure de l’écrivain, le second résout la question de l’autonomie du Journal par rapport aux autres œuvres gidiennes en s’appropriant et en pratiquant sa forme fragmentaire. Au final, suggère Ferguson, le Journal gidien peut se lire comme « une étrange anti-œuvre qui interroge et réinvente la figure d’auteur et l’œuvre littéraire elle-même », ouvrant ainsi la voie aux débats à venir autour de l’écriture journalière.

Queneau, Barthes, Ernaux : transgressions, décalages et variations

Dans la deuxième moitié du vingtième siècle, où le journal bénéficie d’un regain d’intérêt mais se trouve marginalisé par l’avant-garde, Queneau, Barthes et Ernaux entretiennent « un rapport problématique » aux modèles forgés par Gide. En effet, le journal intime fait l’objet d’une attitude ambivalente qui se lit plus particulièrement dans les Œuvres complètes de Sally Mara de Queneau. En retraçant l’évolution du statut d’auteur de Sally Mara (et du traducteur Michel Presle) depuis On est toujours trop bon avec les femmes (1946) jusqu’aux Œuvres complètes (1962), en passant par le Journal intime (1950), Ferguson utilise le concept de la métalepse pour analyser les brouillages et les transgressions des frontières de l’univers diégétique dans ces différentes œuvres. Grâce à un « effet de défamiliarisation », Queneau mène « une exploration ludique et formaliste » de la figure d’auteur de journal intime qui résiste à toute tentative de réduction de la fonction auctoriale.

Avec Barthes, le journal intime devient le point d’articulation d’un retour du sujet-écrivain et du rapport entre la vie et l’œuvre tels qu’explorés dans le projet romanesque inachevé de la ‘Vita Nova’. Après avoir rappelé que le « retour de l’auteur » coïncide, chez le dernier Barthes, avec la résurgence de son intérêt pour Gide, Ferguson explore la progression barthésienne de l’écriture autobiographique au journal intime. Tout d’abord, le Journal de deuil (2009) interroge simultanément l’écriture du deuil et celle du journal, élaborant ainsi un projet aussi bien orienté vers l’œuvre à venir que soucieux de la construction littéraire du journal, et ce dans le cadre d’« un prolongement, par l’écriture, du travail inconscient du deuil ». Si la réflexion de Barthes sur la littérarité et la publiabilité du journal intime est développée dans son article « Délibération », les Soirées de Paris donnent à lire un « journal intime romanesque » autour d’une unité structurelle, d’un décalage régulier de la narration et d’un effacement final de Barthes comme protagoniste. Relus à la lumière du projet inachevé du Roman, les deux journaux barthésiens sont, d’après Ferguson, des « échecs intermédiaires » qui éclairent sa quête impossible d’une nouvelle forme d’écriture.

Le dernier chapitre, consacré à Ernaux, a pour but d’interroger la marginalité du journal intime dans le champ autobiographique. Après une présentation contextuelle, Ferguson analyse le développement chronologique de trois formes d’écriture journalière pratiquées par Ernaux : le « journal extérieur » (représenté par le Journal du dehors (1993)), le « journal intime » (représenté par 'Je ne suis pas sortie de ma nuit' (1997) et Se perdre (2001)), et le « journal d’écriture » (incarné par L’Atelier noir (2011)). Dans le journal dit « extérieur », Ferguson montre que la transcription du monde et du rapport entre le « vrai moi » et les autres mène à une posture auctoriale qui se définit par « la stratification du sujet-écrivain », à la fois sujet et objet, formant ainsi un « je transpersonnel » ouvert au lecteur. Le journal dit « intime » relève, quant à lui, d’une double stratégie consistant à introduire une distance entre le contenu et la voix de l’auteur et à éclairer de manière rétrospective l’œuvre passée, à l’image de ‘Je ne suis pas sortie de ma nuit’, qui constitue le supplément et la source d’une vérité qui vient se rajouter à celle développée dans Une femme (1988). Enfin, en s’appuyant sur une lecture comparée du volume d’œuvres Ecrire la vie (2011) et de L’Atelier noir (2011), Ferguson démontre que le sujet-écrivant exclu du premier est présent dans le second, faisant de ce dernier une « somme alternative », mais non sans ambiguïté, de l’œuvre d’Ernaux.

Marginalité, ambivalence et perspectives de l’écriture journalière

Avec beaucoup d’application, Diaries Real and Fictional démontre que les écritures journalières de Queneau, Barthes et Ernaux permettent, à la suite de Gide, d’enrichir la compréhension des variations de la figure d’auteur et du dialogue entre le réel et le fictionnel dans la forme du journal intime. Si la densité de certaines analyses peut, par moments, rendre la lecture laborieuse, l’ouvrage aurait peut-être pu bénéficier d’un meilleur équilibre entre les quatre écrivains étudiés, ce qui aurait permis d’approfondir l’étude des trois derniers, de développer la question du rapport entre le journal et d’autres formes d’écriture autobiographique (dont l’autofiction), voire de dépasser la perspective historique autour de la figure, certes incontournable, de Gide. Aussi, un découpage par thème ou par axe d’analyse aurait peut-être éclairé de manière plus explicite les points de convergence et de divergence entre les expériences des différents auteurs. Il n’en demeure pas moins que Ferguson réussit brillamment le pari d’étudier l’écriture du journal comme pratique complexe et plurielle, à la fois ancrée dans une dynamique de transmission et d’influence dans le champ littéraire et ouverte sur des possibilités de transgression et de renouvellement. Grâce à une utilisation pertinente des sources bibliographiques et une lecture particulièrement attentive des textes, surtout dans leurs marges, leurs variations et leurs contradictions internes, Ferguson éclaire de manière remarquable la richesse du journal intime comme texte littéraire, objet de recherche et point d’articulation de diverses questions théoriques et pratiques.

Diaries Real and Fictional a le mérite de révéler que les écrivains français du vingtième siècle partagent ce que Ferguson décrit comme « une certaine lucidité vis-à-vis du caractère illusoire » des qualités souvent attribuées au journal intime. Par-delà la multiplication des voix et des modes d’écriture et la reconfiguration littéraire de l’expérience vécue, c’est surtout la marginalité du journal intime qui semble nourrir et compliquer la littérarité de l’œuvre. En assumant cette marginalité mais aussi son ambivalence en tant que forme et pratique scripturales, l’écriture journalière permet de prolonger, voire de déstabiliser, le rapport entre littérature et autobiographie. Si « la vérité et la fictionnalité sont deux préoccupations majeures de l’écriture journalière », Ferguson a raison de souligner qu’il reste désormais à étudier l’évolution historique de ces préoccupations et la manière dont la marginalité et l’ambivalence du journal intime peuvent évoluer non seulement à l’ère du digital où les notions d’authenticité et de transparence sont constamment mises à l’épreuve, mais aussi sous l’influence des nouvelles pratiques d’écriture de soi et du monde.

Khalid Lyamlahy

University of Chicago