Sarah Chiche, dans son texte aussi intuitif que réflexif qui introduit le numéro 48 des Moments Littéraires, évoque l’incantation éprouvée à l’écriture, non, plutôt aux cris explosés et explosifs (« explosyves ») de l’écrivain toulousain Yves Charnet. Sont données la parole aux enfants de ce « père aficionado de l’autofiction » - dixit Agathe -, mais surtout à l’auteur lui-même, ses textes, ses mots, ses posts, confiant sa survivance à l’écrivaine, psychanalyste amie. Elle explique les stratégies de celui qui, faute de trop d’intelligence ET d’une mère jocastienne, a fait Normal Sup au lieu de devenir chanteur, transverse agilement sa poésie, son rythme dans un langage autocréatif, novateur dans tous les sens du terme. Une mer de mots – ou une mère de maux ? – en résulte, dans laquelle, au plus grand bonheur de ses lecteur.e.s. (comme on dit auteur.e.s), on se baigne, non pas pour se rafraichir, mais pour rejaillir à soi après une apnée dangereuse. Sarah Chiche, en quelques pages douces, clairvoyantes, nous décrit le cri de ce rescapé des phantasmes maternels.

Sur-vivant, Yves Charnet l’est aussi à la vague du Sida qui, dans les années 1980, a décimé un tiers de la classe du jeune normalien. Il est de même, son dernier livre en témoigne, le rescapé de sa mère, disons, de sa mère-fille, celle qui a posé l’échafaudage, construit le squelette de l’avenir, évidemment brillant, de son fils clandestin. L’enfant devenu – force des années qui passent - homme a également survécu à d’autres déconstructions, celle de son grand amour, le premier avec la mère des enfants (Le Divorce, 2013) et d’autres passions destructrices.

Mais, pour rester dans ce champ lexical tout en évoquant aussi les belles rencontres, il y a eu le déconstructioniste Jacques Derrida qui fut le « chamane génial » et « prenait le temps pour s’occuper du petit bâtard au bord de Sainte-Anne » (p. 14). Tout n’est donc pas des-espoir. Outre de grands professeurs, des chanteurs, paroliers, bêtes de scènes aussi fortes que délicates, Serge Lama, Christophe, Claude Nougaro et j’en passe furent ses accompagnateurs de vies et se retrouvent toujours en sous-texte, en humus de l’écriture d’Yves Charnet, comme les pages suivantes prouvent.

Existent littéralement aussi ses femmes. Ses enfants dansent sur les lignes tracées. Et, jadis, à ne pas oublier, Madame G., cette dame du dimanche, généreuse, aimante que nous retrouvons dans La tristesse durera toujours. Beaucoup de fils (lisez « fils » comme vous le souhaitez) ont construit cette corde qu’est la littérature et qui amarre cet habitant d’une péniche « en vrac » (p. 11).

« Les ronds dans l’encre sont mon seul ancrage » (p. 17) déclare Yves Charnet dans son entretien de 24 pages avec Gilbert Moreau. Ni les êtres aimés (la mère, Madame G, les femmes, les enfants), ni sa propre volonté ne l’ont ancré dans une région précise. Non, ce fut juste le hasard des mutations, explique l’écrivain sans racines comme on dit « sans famille ». Un peu comme dans son écriture. Les mutations de la vie tracent les sentinelles que sont les divers livres de l’auteur, publiés chez diverses maisons d’édition. Des mutilations, aussi. Qui, pour guérir de la perte, nécessitent le pansement de la plume. Cette fameuse plume que Sartre dit avoir toujours pris pour une épée ou que Yves Charnet prend plutôt pour le verdugo du toréro, évitant avec grâce et volonté d’être fendu par la corne du taureau et mettant finalement à mort le taureau dans une estocade placée avec virtuosité.

Bâtard, fils non reconnu par le psychologue de l’école Albert Camus de Nevers, Yves a souffert du refus de reconnaissance. De cette illégitimité, il en puisera sa force. Car sa mère, mystique sur les bords, « a fait ce fils. C’était son grand acte. » (p. 20). Le « projet-Ulm » sera lancé très tôt, Yves grandit dans les livres. Avec la pression de la réussite sur les épaules. Heureusement que Madame G, sa mère de substitution, la « bonne mère » (p. 21), contrecarrera le « côté délirant » de l’ « enfermaman » et viviefira les dimanches fastidieux, le sortant avec bonté du carcan quotidien.

Arrive l’âge de raison, ou pas ? Ne voulant pas tout dévoiler, je vous invite à lire la suite, où afflue une voix toujours insolite, ici poignante sans virer dans le pathétique et là, résolue et téméraire. Juste une phrase, pour exemple, ici : « J’écris ma vie dans une arène de papier. » (p. 31) explique le torero de l’autofiction. Vous avez le LA de l’écriture d’Yves Charnet.

Dans le court Carnet d’un été détraqué, on suit, le cœur battant, le flux des paroles charnetiennes, ou plutôt les innombrables, innommables ruisseaux de mots maudits, portés par des extraits de chansons populaires, interrompus de mares de mots isolés par trois petits points. Le souffle court, on suit les larmes fleuves car « C’est quand on n’a plus d’histoire qu’il faut commencer à écrire » la « complainte pour une Andalouse ». (p. 44). Dans un style proche de celui de son père d’écriture, Serge Doubrovsky, un style haché, imagé, où un mot engendre un autre, où un mal suit la femelle, le cri de détresse d’un amour perdu d’Yves Charnet devient écrin d’un rêve à deux, explosé. Souvenirs, le « portait de l’abandonné en beau diable » (p. 46), le JE joue, il est remplacé par le TU, plus éloigné de l’homme qui ne rit plus. 2018, 2019. Un air de Getz Gilberto résonne comme un écho de la fin.

OK, la « poupée pyromane » ne vient pas d’Ipanema, mais le refrain reste le même : « Tall, and tan, and young, and lovely/The girl from Ipanema goes walking/And when she passes, he smiles/But she doesn't see ». Avant, avant cette fin, il y avait le début de la fin. Yves Charnet nous la conte, comme s’il espérait qu’elle l’entende à nouveau, sa voix, elle, sa « puta loca », il la vouvoie, comme jadis, au commencement. Etait le verbe. On l’écoute, comme si on y était, spectateurs d’une pièce revisitée : Carmen. On l’entend, comme un.e ami.e impuissant.e.

Accompagné de paroles de chansons (Piaf : non rien de rien ; Christophe, Aline ; Sardou, la maladie d’amour ; Clerc, Biolay, Reggiani,…), celui qui peint son « Portrait en mec fracassé » (p. 49) nous entraîne dans la danse endiablée qui mène irréfutablement à l’épuisement, à ce « bouquin » qui sera l’ultime cercueil. Je tu elle. Il a (vécu « un) été détraqué », Yves Charnet.

Isabelle Grell