Louis-Daniel Godin, Le Compte est bon, Éditions de la Peuplade, 2023

Il faut savoir compter jusqu’à « je »

Capture_d_ecran_2023-08-18_a_15.06.38.png « Le compte est bon ». C’est par cette expression que les candidats du jeu télévisé Des chiffres et des lettres annonçaient avoir réussi à reconstituer – en additionnant, multipliant, divisant, soustrayant des chiffres qui leur étaient proposés de manière aléatoire – le nombre auquel ils devaient aboutir. Le Compte est bon, c’est aussi le titre du premier roman de Louis-Daniel Godin qui, lorsqu’il était enfant, au Québec, regardait régulièrement le programme sur TV5 et essayait, en prenant plus de temps, de résoudre les problèmes que posaient les animateurs. Du moins, le narrateur raconte, à la troisième personne, l’histoire d’un enfant qui s’appelle Louis-Daniel Godin-Ouimet et qui, quand il était encore jeune, aimait regarder Des chiffres et des lettres. C’est surtout une vie qui se raconte à partir (ou à travers) des chiffres, car ils en disent long sur la vie et sur ce que nous sommes.

Il y a le « 1 ». Dans son carnet de bébé sont consignées les premières fois par la mère de l’enfant, mais aussi une lettre qu’elle a écrite au père Noël et où s’exprimaient les vœux parentaux à son égard. Est relatée, plus loin, le jour où Louis-Daniel évoque son adoption, « à l’âge de cinq jours ». « Cinq jours », ce chiffre, cette précision, changent le regard que l’on peut avoir sur une adoption. Avoir été adopté à cet âge, c’est ne pas avoir connu d’autres familles, qu’il n’a donc qu’une famille, c’est avoir échappé aux placements… Les chiffres en appellent d’autres qui réveillent des souvenirs, des pans de la vie de cet enfant, de cet adolescent, puis de cet adulte. Les « vingt » dollars offerts par la tante Marielle à l’enfant pour son anniversaire, mais que la mère ne lui rendra jamais car, quand il les lui demandera, elle lui dira que ça fait longtemps que l’argent a été dépensé « avec toutes les choses qu’elle achète » pour lui. Ou peut-être les lui rendra-t-elle lorsqu’elle lui donnera, bien plus tard encore, quand Louis-Daniel sera installé, « cent » dollars, comme pour payer sa dette, comme si la mère avait une dette envers l’enfant, alors qu’en fait, c’est le contraire : « on a souvent l’impression inverse que c’est nous qui avons une dette trop grande envers elle, la dette de la vie, la dette d’être qui on est grâce à elle, malgré tout, c’est-à-dire un homme heureux tout compte fait, un homme heureux au bout du compte (…) ». Alors l’écriture du livre, ce « racontage », ce « tricotage », ce « détricotage » devient un moyen d’« être quitte avec la vie ». Et l'on se demande alors si cette histoire de chiffre n’est pas, avant tout, l’histoire d’un mot.

Qu’est donc ce livre étrange, écrit majoritairement à la troisième personne, dans un style du ressassement hérité de la mère du narrateur, et dans lequel est racontée la vie de Louis-Daniel Godin-Ouimet par Louis-Daniel Godin ? Le narrateur le note lui-même au chapitre « 33 » : « D’ailleurs on remarquera l’écart entre le nom ainsi inscrit dans le livre et le nom sur le livre (…) ». Il précise, quelques lignes plus bas, que « la vérité est dans le livre et le mensonge hors du livre ». L’identité réelle est bien Louis-Daniel Godin-Ouimet quand l’autre, plus courte, celle de l’auteur et non pas de son personnage a été adoptée par commodité. Dans le Pacte autobiographique, Philippe Lejeune déclarait que « C’est donc par rapport au nom propre que l’on doit situer les problèmes de l’autobiographie » (Seuil, coll. Points, 1996, p.22). C’est tout l’art de Louis-Daniel Godin que de jouer avec nos attentes liées au genre. Il se raconte, mais transcrit aussi « l’écart », « l’écart entre moi et moi ». Cet écart, il le creuse, dans l’emploi de ce « il », de ce « on », de ce « nous », il le comble aussi : « il faut mettre des mots entre soi et soi pour ne pas sombrer (…), quand on dit ‘je’ on se trompe à tout coup, on est trop proche, c’est en reculant qu’on arrive à voir son reflet ». Et dans le recul, dans ce pas en arrière, pour se trouver, se retrouver, on met des mots. En fait, le compte est bon quand il y a des mots, des lettres pour s’écrire. C’est la méthode de l’auteur : il a fallu Des chiffres et des lettres, comme dans le programme télé qu’il regardait, enfant, pour s’écrire, pour écrire cette vie, adulte.

Ce que l’on retient de ce très beau premier roman, de cette autofiction réflexive (Louis-Daniel Godin est professeur au Département d’études littéraires de l’Université de Québec à Montréal), ce n’est pas tant la méthode que le résultat. Dans cette juste distance recherchée, dans ce pas de côté, l’auteur-narrateur nous embarque dans l’histoire d’une vie qui a les atours d’un roman initiatique, d’un roman qui règle son compte à la vie et celui des romans qui racontent des vies. Car cette histoire est tout simplement celle du passage d’un « il » à un « je », c’est-à-dire d’un « il » qui pense avoir vu dans les chiffres des signes, les signes de sa vie, mais prend conscience qu’il s’agit avant tout de faire advenir deux lettres : « je », ce « je » qui se déclare pleinement dans le dernier chapitre, dans une déclaration d'amour à la mère. Dès lors, on comprend que Le compte est bon est l’histoire d’un « je » qui advient parce qu’il a réglé ses comptes, payé, par les mots, ses dettes. C’est un très émouvant hommage à ses parents, à sa mère particulièrement, une ode à la vie, et une entrée remarquable en littérature.

Arnaud Genon, le 08/09/2023