Serge Doubrovsky, L’un contre l’autre, Grasset, coll. Les Cahiers Rouges, 2023

Serge avant Doubrovsky

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Il y a six ans, disparaissait Serge Doubrovsky, inventeur du néologisme « autofiction » et premier écrivain à investir consciemment cette case aveugle de la théorie littéraire des genres, qui consistait à faire cohabiter pacte autobiographique et pacte romanesque. C’est dans le prière d’insérer de Fils (Galilée, 1977) que les lecteurs découvrirent ce nouveau mot et sa définition :

Autobiographie ? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d'événements et de faits strictement réels ; si l'on veut autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau.

Deux livres précédèrent cette innovation tant générique que formelle, Le Jour S (Mercure de France, 1963) et La Dispersion (Mercure de France, 1969) qui, sans encore correspondre à l’autofiction, bousculaient déjà le récit traditionnel et manifestaient une recherche stylistique. C'est la raison pour laquelle on associe aujourd’hui Doubrovsky à son écriture si particulière, sensible à « l’aventure du langage », à ses sonorités – assonances, allitérations –, à sa syntaxe, qu’il convient de tordre, à la disposition même du texte sur la page qui (se) joue des majuscules, des blancs, comme autant de signifiants.

Capture_d_ecran_2023-10-29_a_16.54.14.png Pourtant, il y eut un avant, que cet inédit datant de 1952, retrouvé par l’écrivain en 1996, puis confié aux archives de l’IMEC, nous donne à découvrir. Comme le remarque Isabelle Grell dans sa préface, « Ce roman d’étudiant ne se présente pas comme une autofiction. Néanmoins, il nous informe sur une période de la vie de l’auteur qu’il a moins explorée que d’autres, ses années d’étudiant à l’ENS. » Ainsi, la première tentative de l’auteur relève du roman autobiographique le plus classique. Un jeune homme, Jean, profite de sa vie d’étudiant parisien. Les livres, les discussions passionnées avec les amis au café Capoulade, le « Boul’ Mich’ », les caves où l’on danse sur des airs de jazz. Et puis la rencontre amoureuse, avec Marylin, jeune américaine venue étudier en France pendant un an. « Il est évident que, dans ce premier texte de fiction, Doubrovsky romance sa propre vie », avance justement Isabelle Grell. Et de poursuivre, « La fictionnalisation témoigne d’une volonté de vivre une autre vie, de se dédoubler, de se délester du Serge qu’il était dans la vraie vie. » Pour autant, l’autre vie qu’il s’offre est, sur le plan affectif, un échec. Ce roman est donc aussi celui d’un autre temps où l’amour seul, aussi fort fût-il, n’était pas suffisant pour faire un beau mariage…

Alors, on pourrait s’interroger sur les motivations de la publication d’un tel livre que Doubrovsky ne chercha pas à faire paraître de son vivant. C’est que, tout simplement, cet écrit de jeunesse a beaucoup de charme, certes un peu désuet, mais à la manière des premiers livres de Françoise Sagan. L’un contre l’autre rappelle l’univers de Un certain sourire (Julliard, 1956) ou Dans un mois, dans un an (Julliard, 1957) du « charmant petit monstre ». Le roman des amours de jeunesse déçus, des hésitations dues au poids de la société, de la famille.

Certes, la première tentative doubrovskienne n’a pas la puissance de ses textes plus tardifs, plus matures. Mais sa lecture est loin d’être sans intérêt : c’est le plaisir que l’on éprouve à observer les premières œuvres de Picasso, encore classiques et conventionnelles, plaisir d’autant plus grand que l’on sait qu’elles portent en germe les révolutions à venir.

Arnaud Genon

Mise en ligne le 29/10/2023