Robert Goolrick, Œuvres complètes, trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie de Prémonville, Éditions Anne Carrière, 2023.

image001-large.jpg Robert Goolrick nouait une relation particulière avec la France, pays duquel il tomba amoureux dans les années soixante-dix, lors d’un voyage en Europe. Cet attachement fut renforcé par son aventure éditoriale avec les éditions Carrière car il trouva là ce qu’aucun éditeur américain ne lui offrit : une véritable maison, au sens familial du terme, avec Stephen Carrière comme « véritable père », ainsi que le note Marie de Prémonville dans sa très riche et sensible préface. Il n’est donc pas étonnant qu’à peine plus d’un an après sa mort, le 29 avril 2022, des suites d’une pneumonie consécutive au covid, les éditions Anne Carrière aient décidé de publier les Œuvres complètes d’un écrivain qui souffrit de n’être pas reconnu à sa juste valeur de son vivant, même s’il rencontra, avec certains de ses livres, de grands succès de librairie.

Cette œuvre est formée de deux cycles, que donne à (re)découvrir le présent volume : l’un fictionnel, composé de trois romans, parmi lesquels Arrive un vagabond (2012), Grand Prix des lectrices de Elle 2013, et l’autre autofictionnel dans lequel figurent trois romans, Féroces (2010), La chute des princes (2014), Ainsi passe la gloire du monde (2019) et deux nouvelles, L’enjoliveur (2016) et Trois lamentations (2018). Quels que soient les genres investis, c’est l’œuvre d’un grand écrivain, qui se traque ou traque ses personnages avec la même justesse, la même obsession, le même tragique.

Féroces, sa première autofiction, est révélatrice de l’enjeu de son écriture du « je » : dire ce qu’il ne faut pas dire, ce qui devrait être tu, écailler les vernis, gratter et casser les murs : « Il existait une loi familiale qui dictait de ne pas parler de la famille à l’extérieur, de ne pas révéler la moindre fissure dans la façade, et j’avais violé cette loi. » Brillamment. Le narrateur enterre ici ses parents, dans tous les sens de l’expression, revenant sur leur mort mais aussi sur ce qu’ils firent subir à celui qui les raconte. Pas d’hommage ici, juste un récit clinique qui ne cache rien de l’alcool, de la mort lente, qui arrive. Et le narrateur ne s’épargne pas lui-même qui revient sur ses tentatives de suicide, ses internements, ses amours avec des femmes, des hommes et surtout, sur sa blessure originelle, cette fracture ontologique : le viol du père. Il en va ainsi de l’écriture comme d’une nécessité.

227-large.jpgDans La Chute des princes c’est Rooney, double de l’auteur, qui prend en charge la narration pour revenir sur ses années dans le monde de la publicité qui devient, dans le roman, celui de la finance : monde de l’argent, du luxe, du sexe, des excès d’alcool et de drogues et qui permet les ascensions fulgurantes. « Quand on craque une allumette, la première nanoseconde elle s'enflamme avec une puissance qu'elle ne retrouvera jamais. L'incandescence originelle. Un éclat instantané, fulgurant. En 1980, j'ai été l'allumette. Cette année-là, je me suis embrasé pour n'être plus qu'une flamme aveuglante » commence le narrateur. Mais toute hybris appelle une chute et son désir de rédemption. De nouveau, Goolrick ne s’épargne pas, nulle complaisance ici, il faut dire, se dire, sans concession : « J’étais quelqu’un d’horrible. Je me livrais à des actions viles et parfois illégales. Je traitais les femmes de manière abominable. Rien que d’y penser, j’en rougis de honte et je sens mon entrejambe se crisper ».

Dans Ainsi passe la gloire du monde on retrouve le même Rooney, mais c’est à la troisième personne qu’est menée la narration. C’est le roman de la fin d’un cycle, celui autofictionnel de l’auteur, mais aussi d’un cycle de vie, celle du personnage, fatigué, amoindri (à l’image d’un pays qui élit « Devastatrump ») et qui replonge dans son passé comme on « chute, enfin, vers sa propre innocence ».

Comme le note très justement Marie de Prémonville dans sa préface, « le cycle autofictionnel forme une boucle, suit une trajectoire aussi inexorable que le destin même de l’auteur. (…) Pour l’homme, comme pour l’Amérique, et bien qu’ayant permis une ascension fulgurante aussi bien de l’homme que de la nation, la souillure originelle est impossible à racheter, sinon par l’anéantissement ».

Cette œuvre autofictionnelle poignante et délicate, qui part du « je » le plus autobiographique, puis emprunte la figure du double Rooney et en vient au « il » romanesque, est peut-être, ainsi, l’histoire d’un rapport à soi. Celui d’un auteur qui se frotta de si près à son histoire, à son passé, à ses douleurs et à sa vie qu’il décida, par l’intermédiaire de textes de plus en plus romanesques de devenir l’autre de soi-même, seul capable d’imaginer sa propre mort et de raconter sa fin : « la chute dans la gloire infinie, jusqu’à l’aube des temps, la chute vers la foi retrouvée, dans la paix ».

Robert Goolrick, Œuvres complètes, trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie de Prémonville, Éditions Anne Carrière, 2023.

Arnaud Genon

Le 24/12/2023