« Tu me plais, quel événement ! » (p. 29) Olivier Steiner, Guillaume, ed. Labyrinthes, 2023

Guillaume est un texte inclassable, qui d’ailleurs ne demande pas à être classé, qui voyage entre l’élégie, l’autofiction, la poésie, la philosophie et le document. Il se présente sous une forme de récit dans lequel Olivier Steiner évoque sa brève rencontre avec un jeune homme, Guillaume, juste avant une fête de Noël, lors d’une de ses visites chez ses parents en Occitanie. Une rencontre qui commence par un plan cul, mais au cours duquel il se passe plus qu’un échange anonyme de plaisir. Guillaume, que l’auteur va seulement revoir deux fois (ici c’est assez pour faire un livre), Guillaume qui trouve que ce n’est pas « le bon timing » pour que commence quelque chose. Quelques mois plus tard, Steiner apprendra par la sœur de celui-ci que ce dernier s’est pendu, à 32 ans. Voici l’histoire. Mais encore ? Reprenons.

« Tu me plais, quel événement ! »

Pourquoi ? « Parce que c’est toi et parce que c’est moi. ». Voici la réponse à une question qui n’est pas posée, concrètement posée par Olivier Steiner, auteur qui nous avait déjà chaviré l’esprit, les neurones, le cœur avec son écriture autant sensible que dure avec Bohème (2012), son entrée en littérature remarquée, puis La vie privée (2014), texte extrême, et en 2016, La main de Tristan, récit-portrait de Patrice Chéreau.

On entre avec Guillaume dans une écriture abrupte, acharnée, dure. Dur, comme l’était ce trentenaire lors du premier coup dans un hôtel. Dur, comme l’était son corps lorsqu’il fut retrouvé pendu chez lui, pas loin de la demeure d’enfance du narrateur, chez lui, près des montagnes qu’il aimait tant, avec comme seul compagnon et témoin du suicide un chien blanc. Lorsque Olivier Steiner apprend cette mort, la présence effective de son compagnon de jeux érotiques, de discussions, lui revient comme un coup de poing dans la gueule. Sa rigueur physique et caractérielle. Resurgissent aussi la dureté de la vie, l’incompréhension du geste devenant un acte irrémédiable. La corde autour du cou rend leur histoire, courte, irrembobinable. Et le fil de l’écriture d’Olivier Steiner dans Guillaume n’essaie pas de rembobiner l’histoire, celle de l’homme perdu, la sienne, celle des autres suicidé.e.s qui le hantent, l’entourent, le poussent vers le ravin ou l’en tirent. Au contraire. L’écrivain déroule les vies, elles passent et repassent. « Il faut donc écrire pour les dépressifs, les neurasthéniques, pour ceux qui souffrent en silence, qui dérapent ou ont perdu le désir / écrire pour dire que c’est très respectable et très sérieux, une dépression. » (p. 28). Écrire pour survivre : vivre au-dessus de la vie. Ecrire pour remplir le néant. Guillaume est un récit sur ces mo(r)ts qui formeront un jour, un texte, une chronique des fragments de vie, un scénario sur les lambeaux de l’être, le fracassement répété d’un corps contre un autre, ou contre le vide. « Variations sur la mort sans le savoir. » (p. 45)

C’est aussi un texte qui traite de sa propre forme, de sa propre fabrication, s’interrogeant sur ses buts et sur les raisons de son existence. Un livre spirale : On tourne en rond mais on ne repasse jamais par les mêmes coordonnées. Entre temps on a changé de plan, de temps, de ciel. C’est aussi un texte infini, presque au sens de Blanchot, puisqu’il s’agit de perpétuer la présence de Guillaume qui n’est plus et qui devrait continuer de s’écrire éternellement.

Et pour autant, non, Guillaume, écrit sous le phénomène de la perte, des pertes, n’est pas une autofiction crépusculaire. L’auteur qui communique ici sous l’égide de Duras, de la douleur, fait résonner la littérature comme un cœur qui bat, envers et contre tout. Même si le coeur de Guillaume est le sujet tabou par excellence, à savoir le suicide. Steiner décrit cette idée absurde, ou peut-être pas tant que ça finalement, de la crainte de la contagion, de la peur de l’effet Werther. Cette idée que le simple fait d’en parler risquerait d’en déclencher le désir, attirance de la fin que l’auteur ne cache pas puisqu’il raconte sans ménagement ses deux tentatives de suicide, son expérience personnelle de laquelle il tient une sorte de savoir mystérieux…certaines réponses sont des mystères. L’auteur va plus loin encore, jusqu’à décrire la terreur ultime qui se cache derrière ce tabou : la fin de l’humanité, que tout le monde se suicide par contagion, ou dans une autre version, que tout le monde arrête de procréer.

Dans son dernier livre, d’un geste maîtrisé, Olivier Steiner envoie valdinguer la répétition morbide de la perte. Par des chemins que lui seul connaît, l’auteur mène le lecteur vers le néant du suicide d’un jeune homme, il l’amène à traverser le trou noir pour mieux en sortir, au fil du temps (le livre est découpé en saisons) pour le déposer de l’autre côté du néant. Les fils tissés par cette écriture forment maintenant une corde résistante à laquelle on peut s’accrocher. D’une manière ou d’une autre.

Et, finalement, SI, Steiner pose la question à laquelle la réponse est « Parce que c’est toi et parce que c’est moi. » C’est « Pourquoi survivre ? » Tout est dans le « et » et la forme du présent avec lesquels l’auteur modifie, actualise le fameux « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » de Montaigne parlant de Boétie. Dire l’indicible, l’inexplicable, le maintenant, le lien dans un style dépourvu de déguisements.

Guillaume, Olivier Steiner, ed. Labyrinthes, 2023

publié par Isabelle Grell